Les figures féminines dans le théâtre de Jean-Marie Piemme

Les figures féminines dans le théâtre de Jean-Marie Piemme

Le 28 Oct 2002
Anne Vouilloz et François Beukelaers dans COMMERCE GOURMAND de Jean-Marie Piemme, mise en scène de Philippe Sireuil, Théâtre Varia, 1991, photo Paul-Henry Versele.
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Anne Vouilloz et François Beukelaers dans COMMERCE GOURMAND de Jean-Marie Piemme, mise en scène de Philippe Sireuil, Théâtre Varia, 1991, photo Paul-Henry Versele.
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Article publié pour le numéro
Jean-Marie Piemme-Couverture du Numéro 75 d'Alternatives ThéâtralesJean-Marie Piemme-Couverture du Numéro 75 d'Alternatives Théâtrales
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DANS LE théâtre de Jean-Marie Piemme, la fig­ure fémi­nine occupe une place par­ti­c­ulière. Elle reçoit, dans la lec­ture qu’organise le texte, un statut sin­guli­er, de prime abord quelque peu para­dox­al. Elle n’est bien sûr pas une héroïne puisque l’auteur s’inscrit dans la per­spec­tive con­tem­po­raine qui a dis­sous les caté­gories clas­siques du théâtre. Néan­moins, de Neige en décem­bre au trip­tyque Eva, Glo­ria, Léa, les femmes des pièces de Jean-Marie Piemme gar­dent une aura dont le théâtre de l’extrême con­tem­po­rain a sou­vent vidé les per­son­nages. Elles abri­tent quelque chose de ce ciel per­du, évac­ué des scènes désor­mais sans repères sta­bles. Elles recè­lent une part de solid­ité et même, une part d’utopie. Non que Jean-Marie Piemme décline des pas­sions dev­enues obsolètes pour des per­son­nages dignes de la Pas­sion­ar­ia ou de Pélagie Vlasso­va, fig­ure cen­trale de La Mère de Brecht, mais les femmes qu’il mon­tre sem­blent tou­jours savoir un peu plus, voir au-delà. Et le dépasse­ment qu’elles sym­bol­isent engage plusieurs représen­ta­tions pos­si­bles, plusieurs façons de se réalis­er.
Vont-elles suc­comber à la promesse d’un ailleurs et vis­er la lim­ite d’un quel­conque ciel ? Ou sim­ple­ment, sig­na­lent-elles la place d’une per­cep­tion rel­a­tive à l’autre sexe, d’une alter­na­tive au point de vue mas­culin ? Peut-être encore incar­nent-elles une forme de trans­gres­sion pure et pren­nent-elles ain­si valeur de métaphore ? Loin de choisir, les pièces de Piemme entrela­cent ces trois atti­tudes et con­fèrent ain­si à la fig­ure fémi­nine une impor­tance de pre­mier ordre dans la portée de ce théâtre. Ce sont sou­vent en effet, des fig­ures féminines qui sou­ti­en­nent et relan­cent la mécanique théâ­trale de cette écri­t­ure. Presque d’emblée, elles se situent au-delà des hommes, ces nom­breux êtres falots et dérisoires qui habitent le devant de la scène dans un habit de lumière. Or, ce n’est pas une telle con­cur­rence qui ani­me ces per­son­nages de femmes. Sou­vent sec­on­des, il est vrai, elles ne sont pour­tant pas sec­ondaires. Out­re qu’une telle hiérar­chi­sa­tion a per­du sa per­ti­nence dans le théâtre con­tem­po­rain, elle ne cor­re­spond pas davan­tage à la manière dont la fic­tion théâ­trale de Piemme com­pose une représen­ta­tion de l’univers social et de sa divi­sion entre gen­res mas­culin et féminin. Au fil des textes, l’auteur éla­bor­erait plutôt des fig­ures féminines extrêmes, en passe de se débor­der, de « s’excéder ». Nous en suiv­rons ici les avatars à tra­vers trois des pre­mières pièces, Neige EN DÉCEMBRE, Com­merce gour­mand et Scan­daleuses qui sai­sis­sent trois moments de ce qui, chez Piemme, per­siste comme une dif­férence rad­i­cale­ment autre.1

« J’étais tout jeune encore et son regard m’apaisait2. »

Tout com­mencerait avec la Mère, l’être matriciel, refuge fan­tas­ma­tique qui aimante le per­son­nage de Max dans NEIGE EN décem­bre. Fig­ure archaïque, elle défie le monde social en s’offrant comme lieu d’oubli et de repos. Fig­ure tran­scen­dante, elle abolit, par sa présence immé­mo­ri­ale — Elle fut ma mère, elle le restera, dit Max — le rap­port au temps et à la vitesse. Reste encore auprès de moi que je regarde en toi-même comme seule le peut la fierté que je te porte3, dit-elle à Max. Elle est l’être mythique du fusion­nel, l’en deçà et l’au-delà de l’histoire sociale.
Tan­dis que la Femme du Pro­fesseur occupe une posi­tion en tous points sem­blable mais en regard d’un autre homme, la femme de Max, Julia, entre, dans un pre­mier temps, en con­cur­rence avec la Mère pour accéder au même rôle. Place assignée par le besoin de l’homme, ce « repos du guer­ri­er » met en lumière une part d’abnégation et de renon­ce­ment à soi-même : cha­cune de ces femmes n’existe qu’à tra­vers un homme, par rap­port à lui. Elles con­tribuent aus­si à figer la fig­ure du mas­culin puisque, pour elles, respec­tive­ment Max et le Pro­fesseur savent ce qu’elles ignorent, ce qui, donc, les dépasse, et agis­sent bien. Les quelques ten­ta­tives de Max pour sec­ouer ce car­can ne suf­firont pas à en relâch­er l’étreinte. Mais lorsque celui-ci déchoit de son rôle, devient traître et perd ain­si son aura de viril­ité, ce déplace­ment entraîne Julia vers la fonc­tion lais­sée vide. En ten­tant de sauver le Pro­fesseur, vic­time de la trahi­son de Max, elle endosse le com­bat renié par ce dernier. En ce sens, la scène où se racon­te la tra­ver­sée dans le bois enneigé prend une valeur métaphorique. Julia charge sur son dos le corps mort du Pro­fesseur pour le men­er jusqu’à la fron­tière. Changeant de rôle, elle cristallise le trans­fert des pra­tiques et des points de vue cul­turelle­ment con­stru­its du côté du mas­culin. Elle passe ain­si à l’extérieur (son geste est social et non plus privé), dans une vis­i­bil­ité publique et offi­cielle (elle se fera arrêter) et acquiert la force physique et la volon­té pour accom­plir un acte dan­gereux, courageux, motivé par l’honneur4.
Neige en décem­bre met ain­si en scène des fig­ures féminines que l’on pour­rait croire antag­o­nistes. Or, à bien lire, si la Mère affiche sa sen­su­al­ité et les attrib­uts physiques de sa féminité5 mais pour les neu­tralis­er dans un ges­tus archaïque, il en va tout autrement du per­son­nage de Julia. En elle, rien ne se sig­nale de l’ordre du féminin. D’un bout à l’autre, ce per­son­nage n’est con­sti­tué que d’emprunts : d’abord à la fonc­tion ances­trale de refuge-repos, ensuite au rôle dom­i­nant et act­if que l’usage com­mun attribue encore large­ment à l’homme. En somme, comme fig­ure du féminin, ce per­son­nage s’oblitère pour ne laiss­er à l’œuvre dans la pièce que la vari­ante matri­ar­cale la plus mythique. En lais­sant à l’endroit du féminin une place vide, la pre­mière pièce de Piemme cir­con­scrit l’espace où revenir. Si elle ne relève pas exacte­ment du mys­tère, de ce con­ti­nent noir que la féminité sug­géra dans l’imaginaire mas­culin, la ques­tion qui est ain­si ouverte a trait, mais souter­raine­ment, à l’identité. Mais au cliché « qu’est-ce qu’une femme ? », l’auteur sub­stitue une inter­ro­ga­tion plus sub­tile qui touche au proces­sus iden­ti­taire, à la con­struc­tion d’une iden­tité au féminin.

« Quand une femme se tait devant un verre, il ne faudrait pas trop vite penser d’elle… »6

Com­merce gour­mand présente deux femmes en crise, et surtout en creux, deux négat­ifs d’images qui cherchent à s’inverser. L’une, Anna S., ombre d’un mari enrichi et mort, entre en scène sous l’effet de l’alcool. Elle se met en lumière, prend la parole et prend corps au sens où elle reprend pos­ses­sion de son corps. J’ai par­lé si fort, si haut que la famille en a rou­gi jusqu’aux cheveux. J’ai pris dans mon sac un petit cig­a­re, je l’ai allumé devant tous. Quel scan­dale ! Je suce longue­ment le mégot, et à la façon dont je fais couler la fumée entre mes lèvres, ils com­pren­nent que le plaisir ne m’a jamais prise en grippe.7
Pour­tant, c’est essen­tielle­ment sur et par l’argent qu’elle con­stru­it son per­son­nage de femme : tout en apparences, en jouis­sances de ce qui s’achète et de ce qui se vend. Lib­erté et iden­tité lim­itées, Anna S., à l’instar d’une Bovary con­tem­po­raine, échoue à combler le cli­vage de son exis­tence au féminin.
La fin de Neige en décem­bre con­cen­trait l’attention sur le per­son­nage de Julia que l’on voy­ait se gliss­er dans un rôle préex­is­tant. Com­merce gour­mand des­sine pour le per­son­nage de Bet­sy une autre voie, moins par­cou­rue de mod­èles. Dans un milieu social qui se délite, Bet­sy s’arrime à un pro­jet de créa­tion artis­tique. Mais elle se heurte au marché imposé par Nor­den à qui elle demande de financer son film. Ain­si, à l’aube d’une nais­sance, au moment d’élaborer une autre représen­ta­tion de soi, moins excen­trée, ce per­son­nage féminin est con­fron­té à l’une des mul­ti­ples formes par lesquelles s’exerce une dom­i­na­tion mas­cu­line : Je te pro­pose un marché dit le chas­seur en posant calme­ment son fusil entre les deux yeux de la bête.8 Bet­sy accepte l’échange mais son geste n’entérine pas la dom­i­na­tion, car elle retourne une sit­u­a­tion de soumis­sion en ruse et en stratégie. Là où Nor­den se main­tient dans le rap­port de forces et obéit à la pul­sion du désir, Bet­sy déploie une pen­sée qui sub­or­donne les moyens à la fin.
Les com­porte­ments féminin et mas­culin à la source de ces deux per­son­nages lais­sent per­sis­ter de manière sous-jacente les valeurs tra­di­tion­nelle­ment attribuées à chaque sexe : force, fran­chise, vio­lence, dureté comme signes démon­strat­ifs et recon­naiss­ables de la viril­ité ; corps-objet (d’échange), résig­na­tion, ruse inscrits-écrits dans le sujet féminin9. Si par son tra­vail artis­tique, Bet­sy s’émancipe par­tielle­ment de l’emprise mas­cu­line, l’ambiguïté de ses sen­ti­ments envers Nor­den la déchire entre deux hommes. Elle finit par par­tir avec Franck pour ne pas « vol­er » Nor­den à Anna. Par son choix, elle se réap­pro­prie au féminin l’honneur qui car­ac­térise le fonc­tion­nement social dans l’ordre mas­culin. Pour­tant, le per­son­nage n’est pas con­stru­it comme une fig­ure du féminin autonome. Ayant suivi Franck à New-York, elle meurt en met­tant au monde un enfant de Nor­den. Cette acmé trag­ique trans­forme le per­son­nage en fig­ure expi­a­toire et restau­re le mythe de la pureté au sein de la représen­ta­tion du féminin. Avec COMMERCE GOURMAND, la fig­ure fémi­nine gagne, dans le théâtre de Piemme, une place cen­trale, mais elle reste stig­ma­tisée par son his­toire mythologique.

« … ils te deman­dent quelle femme j’étais, quelle femme j’étais vrai­ment ! Tu dirais quoi ? »10

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Écrit par Nancy Delhalle
Nan­cy Del­halle est pro­fesseure à l’Université de Liège où elle dirige le Cen­tre d’Etudes et de Recherch­es sur...Plus d'info
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Jean-Marie Piemme

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Par Yannic Mancel
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