L’impossible, seul, est juste Le metteur en scène Klaus Michael Grüber

L’impossible, seul, est juste Le metteur en scène Klaus Michael Grüber

Le 9 Oct 2002
Michael Kônig et Bruno Ganz dans LES BACCHANTHES d’Euripide, mise en scène de Klaus Michael Grüber, Schaubhüne de Berlin, 1974, photo Helga Knéïidl.
Michael Kônig et Bruno Ganz dans LES BACCHANTHES d’Euripide, mise en scène de Klaus Michael Grüber, Schaubhüne de Berlin, 1974, photo Helga Knéïidl.

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Michael Kônig et Bruno Ganz dans LES BACCHANTHES d’Euripide, mise en scène de Klaus Michael Grüber, Schaubhüne de Berlin, 1974, photo Helga Knéïidl.
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Article publié pour le numéro
Jean-Marie Piemme-Couverture du Numéro 75 d'Alternatives ThéâtralesJean-Marie Piemme-Couverture du Numéro 75 d'Alternatives Théâtrales
75
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I.

SI UN ENFANT ÉVEILLÉ ou un jour­nal­iste stu­pide me harce­lait avec la ques­tion « Quel fut le plus grand spec­ta­cle théâ­tral de votre vie ? », je fini­rais par avouer : LES BACCHANTES d’Euripide, dans la mise en scène de Klaus Michael Grüber.

Le théâtre nous offre des mil­liers de soirées, où jouer et regarder du théâtre sem­blent aller de soi au même titre que se douch­er, se ras­er, manger et digér­er, que boire et piss­er. Mais heureuse­ment, il y a autre chose. Il y a des moments qui, simul­tané­ment et dou­ble­ment, s’emparent de nous, moments où l’on ressent d’une part un éton­nement stupé­fait — « le théâtre peut-il ça ? » —, d’autre part une cer­ti­tude inébran­lable — « le théâtre, c’est ça ». Celui pour qui, enfin, éblouisse­ment incré­d­ule et évi­dence irréfutable ne font qu’un, celui-là pour­ra désor­mais, en tant que spec­ta­teur ou artiste, con­céder au théâtre un pou­voir pérenne sur son exis­tence.
C’est au nom de ces moments-là que le théâtre peut et doit exis­ter.

Dans les années 1948 – 49, j’étais à Zurich où j’allais à l’école et sou­vent au théâtre. À cela, il y avait deux raisons : l’allemand authen­tique ne s’apprenait qu’au théâtre ; mes cama­rades ain­si que mes pro­fesseurs n’aimaient guère par­ler — et par­laient plutôt mal — ce qu’on appelle là-bas le schrift­düütsch1. Au théâtre, par con­tre, jouaient Therese Giehse et Maria Beck­er, Ernst Gins­berg et Will Quad­flieg2. J’adorais ce que je voy­ais et pen­sais alors savoir ce qu’est le théâtre.
Le 1ᵉʳ octo­bre 1949, j’avais dix-huit ans, j’assistais une fois de plus à une Pre­mière. Ce soir-là, se jouait une his­toire aus­si trou­ble qu’impénétrable, sous la respon­s­abil­ité d’un met­teur en scène qui n’avait pas trente ans, venu d’Italie. Un essaim d’êtres étranges, nan­tis de blessures à l’âme et d’espoirs peu déchiffrables dont ils dis­cour­aient sans relâche, erraient sur une route de cam­pagne quand ils furent invités par un pré­ten­du magi­cien dans son pré­ten­du château. Ain­si se ter­mi­nait le pre­mier acte.

Le rideau se leva sur le deux­ième acte et je vis ce que je n’avais jamais vu. Dans une salle vide à l’exception de quelques meubles bizarres, sous une lumière à la fois rougeâtre et noirâtre, se tenaient là une foule de man­nequins grandeur nature dans des atti­tudes figées. Cela dura une éter­nité, prob­a­ble­ment à peine quelques sec­on­des, les man­nequins com­mencèrent à s’animer, glis­sant les uns vers les autres, s’unissant en une danse d’une lenteur à couper le souf­fle, mag­ique. Point encore des êtres humains, plutôt des hybrides chimériques, entre tres­saille­ment mécanique et éveil hési­tant, tâton­nant, se cher­chant l’un l’autre, (se) tour­nant sur et en eux-mêmes, pen­dant des min­utes, des éter­nités. Détenus, ain­si nous étions, nous les spec­ta­teurs plus que les comé­di­ens, dans ce cab­i­net mer­veilleux du magi­cien Cotrone. J’assistais à la Pre­mière en langue alle­mande des GÉANTS DE LA MONTAGNE, le met­teur en scène se nom­mait Gior­gio Strehler.
J’étais effrayé de ce que le théâtre peut être. Depuis, je sais : le théâtre, c’est ça.

En 1962, à vingt et un ans, le fils de pas­teur badois Klaus Michael Grüber, étu­di­ant en art dra­ma­tique à Stuttgart, par­tait à Milan faire ses class­es auprès de Strehler. Il y ren­con­tra un génie au sens pro­pre, physique — un homme de théâtre dont l’œil et l’oreille étaient capa­bles de capter sept impres­sions en même temps et de les dis­cern­er infail­li­ble­ment : le pli hon­teux d’un rideau de fond, la beauté d’une réso­nance — ou sa trop grande dureté — dans la musique de scène, un adjec­tif escamoté, le rythme faux d’une phrase à qui manque le geste ou le geste à qui manque le souf­fle comme déclencheur indis­pens­able. Néan­moins : je suis per­suadé que, auprès de Strehler, Grüber n’apprit pas en pri­or­ité les tech­niques les plus inspirées de lumière, langue, mou­ve­ment. Il n’apprit pas un savoir-faire, mais une exi­gence — la plus grande du théâtre européen de jadis. Cette exi­gence qui sig­nifi­ait : le théâtre ne peut se restrein­dre à n’être qu’une part amu­sante ou sen­ti­men­tale de notre rou­tine de vie. Chaque représen­ta­tion a pour mis­sion de faire que, dans nos têtes et nos cœurs, il se passe quelque chose d’irrémediable.

II.

Dans LES BACCHANTES d’Euripide et de Grüber, mon­té à la Schaubühne en 1974, il n’y avait pas que ces deux ou trois moments où le théâtre devient à la fois lieu d’étonnement et de cer­ti­tude. Durant trois heures et quart se pro­dui­sait l’inexplicable et l’évidence, l’impossible. Tout y était juste. Com­ment dire ? En décrivant une scène. Le spec­ta­cle avait lieu dans une grande halle de foire, près de la tour de la radio à Berlin-Ouest. Avant d’y arriv­er, on aperce­vait alen­tour, dans une sorte de paysage val­lon­né de nuit d’hiver, des feux allumés, on y dev­inait des hommes, des comé­di­ens, qui y can­ton­naient. Quand on entrait dans la halle, se ressen­tait d’autant plus la rigueur de cet espace de jeu : des murs rec­tilignes, peints en blanc, sans pendil­lons ni couliss­es ; un pla­fond bas et plat, dif­fu­sant une lumière bleutée ; la scène, une plate-forme de planch­es blanch­es. La boîte était plus que stricte­ment délim­itée, le spec­ta­teur s’y trou­vait enfer­mé comme à l’intérieur d’une brique lumineuse. Suite au pro­logue — l’apparition du dieu Dionysos —, le chœur se devait à présent d’entrer en scène.

Mais ces femmes, maquil­lées tels des masques sur les vas­es immé­mo­ri­aux de Mycènes, ne pénétrèrent point par une quel­conque ouver­ture cet espace défi­ni par l’éblouissement. Non, le mur le plus droit, le plus sûr que l’on avait vu de l’extérieur comme de l’intérieur, que l’on sup­po­sait, comme lim­ite absolue du lieu, lim­ite du théâtre — ce mur-là se déplaça, s’ouvrit. De l’obscurité extérieure, comme issues d’une autre époque et d’un autre monde, les Bac­cha­ntes, archaïques, étranges et étrangères, firent leur entrée.

Par­ler du théâtre de Grüber, c’est réalis­er peu à peu pourquoi on ne peut guère ou presque pas en par­ler. On ne peut pas par­ler des fresques de Piero del­la Francesca à Arez­zo : non pas parce qu’elles sont à ce point belles mais parce qu’elles sont de la pein­ture à l’état pur.
Le théâtre de Grüber est — l’entrée des Bac­cha­ntes le prou­ve — d’abord un théâtre encore jamais vu, un théâtre intraduis­i­ble en toute autre langue. Le mur qui s’ouvrit tel un mir­a­cle, tel un effroi, qui raya notre con­science spa­tiale, qui anéan­tit le lieu du jeu pour le recréer aus­sitôt, ce mur fut la néga­tion la plus folle et l’épreuve la plus hardie du théâtre.

Néan­moins, le théâtre de Grüber ne traite jamais de théâtre. Un autre grand spec­ta­cle des années soix­ante-dix don­né à la Schaubühne, DEATH DESTRUCTION & DETROIT de Robert Wil­son, éle­vait la présence pure­ment scénique d’acteurs et d’objets de jeu — donc un théâtre de forme —, jusqu’à devenir l’essence même de son con­tenu. Les scènes de Grüber, par con­tre, ne sont jamais des images, tou­jours des mon­des. Le comé­di­en — l’homme — n’est pas étrangeté dans l’image mais étranger au monde. C’est la sec­onde rai­son pour laque­lle le théâtre de Grüber est à peine descriptible. La place de l’homme dans le monde ne se révèle ici qu’en tant que place du comé­di­en dans l’espace scénique.
Les espaces de Grüber provi­en­nent de pein­tres au lieu de scéno­graphes : depuis 1969, il tra­vaille avec Eduar­do Arroyo, depuis 1974 avec Gilles Ail­laud. De la part de bons pein­tres comme Kokosch­ka, voire Hock­ney, nous con­nais­sons des espaces scéniques déplorables. Les met­teurs en scène leur per­mirent de créer des « imagettes » peintes de belles couleurs extrême­ment bien payées. Grüber, lui, com­prit et s’empara des espaces des pein­tres, espaces entre ciel et terre.

  1. Expres­sion suisse, en alle­mand : schrift­deutsch = l’alle­mand comme il s’écrit.  ↩︎
  2. Therese Giehse (1898 – 1975), Maria Beck­er (1920), Ernst Gins­berg (1904 – 1964), Will Quad­flieg 4914): grands comé­di­ens alle­mands, tous en exil sur le sol suisse dès 1933, à l’ex­cep­tion de Will Quad­flieg.  ↩︎

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Écrit par Ivan Nagel
Ivan Nagel est un des essay­istes théâ­traux les plus respec­tés d’Allemagne. Il a dirigé un nom­bre impor­tant de...Plus d'info
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