Souffle coupé

Souffle coupé

Le 14 Oct 2002

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Article publié pour le numéro
Jean-Marie Piemme-Couverture du Numéro 75 d'Alternatives ThéâtralesJean-Marie Piemme-Couverture du Numéro 75 d'Alternatives Théâtrales
75
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Juil­let — sep­tem­bre 2001

( Mou­ve­ment musi­cal, deux ou trois min­utes, davan­tage si on veut, joué par des acteurs pourvu qu’ils soient bons musi­ciens ou par des musi­ciens pourvu qu’ils soient bons acteurs. Pour le texte, les acteurs-musi­ciens tra­vailleront avec ampli­fi­ca­tion pour éviter de trop porter la voix. )

H1
Irrégulière, la res­pi­ra­tion, presque saoule !
Retenue, relâchée, sac­cadée, affolée.
Puis des cym­bales se sont jetées l’une sur l’autre,
ça claquait ça son­nait !
Mais peut-être n’était-ce qu’excès d’imagination.
Fièvre.
Pour­tant, je l’entendais ce souf­fle — sif­fle­ment, devrais-je dire, le mot sif­fle­ment est plus juste. J’entendais res­pi­ra­tion, souf­fle, sif­fle­ment de mon frère tout jeune.
Son instant final.

H2
Que dis-tu ?
Tu par­les de moi ?
De Pauli­na, de toi et de moi ?

( Film d’archives, images d’une exé­cu­tion pris­es dans l’actualité ou dans une his­toire récente, en noir et blanc si pos­si­ble, aucun son. Après les images, un mou­ve­ment musi­cal. )

H1
Infini­tude de la nuit. Au pied de la falaise l’océan qui men­ace.
Un jour,
Frère tout jeune con­tre le cham­bran­le de la porte
et Pauli­na nue
et moi entre les jambes de Pauli­na nue.
Lui regarde
ne dit rien, regarde.
Pauli­na tra­ver­sée de jouis­sance le voit, il détourne la tête.
Tu l’aimes mieux que moi, dit-il.
A qui par­le-t-il ?
À elle ?
A moi ?
L’armoire qui s’ouvre. Frère tout jeune qui saisit le fusil posé sur l’étagère supérieure, le plie en deux,
y glisse
deux car­touch­es, referme le mécan­isme,
et nous,
ser­rés dans le lit, nous écou­tons mon­ter le chant du pire.
Ter­ri­ble, cette nuit, dit mon frère, car je suis plus nu que vous.
Et le fusil vac­ille dans sa main sans qu’on sache s’il veut nous abat­tre
ou se don­ner la mort.

H2
Pauli­na, aimes-tu mon frère ?

H1
Oui dit-elle.

H2
Pauli­na, m’aimes-tu moi ?

H1
Oui dit-elle. Voix claire. Yeux clairs.

H2
Alors qu’il en soit ain­si.

H1
Et déjà c’est l’aube. Il ouvre la fenêtre, abat un oiseau, un deux­ième
presque sans vis­er,
nous embrasse, s’en va sur la falaise.
Et son chant monte face aux flots.

Le lende­main, et le lende­main du lende­main, et tant de jours encore, Pauli­na l’aime, l’aime infin­i­ment,
l’aime autant que moi,
chante avec lui
revient à moi, le feu aux joues, du sable sur les cuiss­es.
Lui, le mari devenu amant.
Moi, l’amant devenu mari. Et le monde ain­si fait est bien fait.
Jusqu’au jour où l’ennemi passe la fron­tière.

( Film d’archives, noir et blanc, par exem­ple un ter­ri­toire vu d’avion, pas de son. )

H2
A la sec­onde où j’ai su que ceux de l’extérieur étaient entrés chez nous,
qu’ils voulaient nous soumet­tre, ou nous chas­s­er, ou nous exter­min­er,
j’ai dit : un ter­ri­toire, plusieurs langues, mais face à l’incursion,
un seul réflexe : com­bat­tre.
Je me suis ren­du dans un bureau de la cap­i­tale, au recru­teur j’ai dit :
Je veux m’engager.
Quoi ?
Je veux m’engager.
Il dit quoi ce type ? Qu’est-ce que tu racon­tes, mon gars ?
Je ne com­prends rien à ce qu’il dit. Vous com­prenez-vous ?
Allez me chercher l’interprète.
Une femme est venue.
Elle tradui­sait ma langue dans la langue offi­cielle,
la bonne langue, la langue recon­nue.
Le type me jaugeait : « Ces gens-là sont peut-être de chez nous, mais ils causent sabir baraguin, chara­bia,
et en plus : mal­in­gres, chétifs ! Courageux, on ne sait pas. »
Et je répondais
Engagez-moi
toute force est bonne à pren­dre, dans l’affrontement
ma langue vaut bien la vôtre,
et chétif et mal­in­gre
je ne le serai pas devant l’ennemi, car je défends mon bien,
ma mai­son, le ven­tre de ma femme, le demain des fils
que je n’ai pas encore engen­drés.
Et le recru­teur : sauras-tu faire les gestes qu’il faut ?
Oui, je saurai tuer quand il le fau­dra, se défendre est un droit.
Tuer pour se défendre est un droit : traduis ça, dis-je, à l’interprète.
Donc, me suis enrôlé
moi aus­si ai ram­pé, ai sur­gi dans le dos de l’ennemi extérieur.
Je me redresse, sai­sis la tête, couteau dans l’autre main, tranche la gorge, rejette le corps,
essuie la lame
sur uni­forme enne­mi, con­tin­ue mon chemin, cherche
une autre gorge, coupe tranche sang qui gicle
tout cela com­bi­en de fois ? Et pen­dant com­bi­en de jours ?
Mieux vaut eux que moi !
Dans nos cerveaux, l’hécatombe.
Et moi, maçon devenu bouch­er, parce que boucherie s’apprend comme s’apprend maçon­ner­ie.
Moi, le bouch­er-maçon, moi, rien.
Pas mort.
Vivant intact. Du sang partout, bien sûr. Et pourquoi pas sur les mains ? Est-ce le mien, ce sang
sur mes mains ? Mon sang à moi ?
Oui, car­casse intacte. Moi, rien. Sauf bras gauche dénudé jusqu’à l’os
et peut-être déjà la gan­grène qui s’y met.
Mais non. Pas bien grave tout cela !
Je souris. Je sif­flote. Autour de moi, la java des râles pié­tine l’herbe rouge.

H3
L’orchestre du monde manque de rigueur.
Beau­coup de fauss­es notes.
J’ai tué Frère tout jeune
J’ai tué Petit sol­dat.

H1
Quelqu’un a‑t-il dit quelque chose ? Je n’ai pas enten­du.

H3
J’ai tué ton frère tué, tué Frère tout jeune, tué Petit sol­dat.
Veux-tu que je racon­te sa mort ?
Lumière chien et loup
aube froide, ma voix rauque com­mande le pelo­ton d’exécution.
En joue, feu !
Et lui pousse un dernier cri sabir baraguin chara­bia.
Vite,
mon pis­to­let pour le coup de grâce.
Mort d’un traître, dit l’état-major.
Mort d’un traître, dit le jour­nal.
Mort d’un traître :
moi aus­si, je le dis­ais, ou, plutôt, ma voix le dis­ait.

H1
Assez ! Assez !
Ai-je crié ?
La grêle de mes coups s’abat sur l’homme gradé, le pré­cip­ite
con­tre les pier­res de la mai­son. Aimes-tu
les murs, homme gradé ? Aimes-tu coller les traîtres au pied
des murs ? Allons souris, n’as-tu pas fait ton devoir,
un bon chef doit savoir net­toy­er la ver­mine, pas vrai ? Et ce plouc-là
pour une ver­mine c’était une ver­mine pas vrai ? Un sacré
rat, pas vrai ? Je frappe. L’arcade sour­cil­ière
éclate. La mort pour ceux qui nous met­tent à mort.
Une sec­onde vague de coups pro­jette l’homme gradé sur le sol.
Et ma femme de cha­grin et de larmes
entre à son tour
ven­ger­esse
la femme de mon frère
notre femme, notre amante.
Elle crache sur la bouche du gradé
oui
tu l’as exé­cuté, tu l’as exé­cuté, dit-elle,
ça je le com­prends rien qu’à la honte dans ta voix.
L’homme ne s’est pas défendu.
Aucune plainte.
Aucune protes­ta­tion.
Le sang coule le long de sa joue.
Il se relève.

H3
Je vous remer­cie.
C’est peu de chose pour la dis­pari­tion d’un frère, et moins encore
pour la perte d’un mari.
Voulez-vous savoir ?
Mort pour rien le frère le mari
mort
à cause de sabir baraguin chara­bia.
Blessure au bras. Est envoyé
à l’infirmerie du front, se perd en route, une patrouille le ramène.
Ne par­le que sabir baraguin chara­bia, Frère tout jeune.

( Série de sons pou­vant faire penser à une langue incon­nue, ils for­ment une com­po­si­tion musi­cale. )

Qu’est-ce qu’il racon­te ce plouc, dit le médecin-chef, vous y com­prenez quelque chose, vous ?
Cause comme tout le monde on lui dit

( Série de sons, tou­jours la com­po­si­tion musi­cale. )

Jérémi­ades sus­pectes. Com­prends rien à ce qu’il dit, ce trouduc !
Déser­teur, prob­a­ble­ment un déser­teur, salaud de déser­teur
pas joli tout ça !
Et lui, Petit Sol­dat,
tou­jours sabir baraguin chara­bia
sabir baraguin chara­bia
sabir baraguin chara­bia.
Et l’autre : mais si, t’es un déser­teur, c’est bien ça qu’tu veux, te tir­er d’ici,
te four­rer dans des draps blancs avec un cul de femme dans la main,
vous êtes tous les mêmes, des couilles molles, tous comme ça, je suis sûr qu’tu m’comprends très bien,
joues pas au con avec ta langue de con qui me prend pour un con. Pour la com­prenure, fal­lait amen­er
ton dico, mon gars !

( Rires, musi­cale­ment tra­vail­lés. )

Mais voici le haut gradé-juge.
Il par­le la bonne langue.
Dans la sat­is­fac­tion du bon par­ler,
explique
que dans sabir baraguin chara­bia il n’y a pas d’amour pour la vraie langue,
qu’un homme qui par­le mal ne respecte rien.
Surtout pas sa patrie.
Que, de ce non-respect à la déser­tion, il n’y a qu’un pas.
Que ce pas vient d’être franchi.
Que qu’un acte sans hon­neur mérite une mort sans hon­neur.
Donc : dos au mur, le plouc !
Vous com­man­derez le pelo­ton, me dit-il.
Dans ma tête, les dents d’une scie :
tu sais que cet homme est inno­cent.
Tu sais que cet homme est inno­cent.
Tu sais que cet homme est inno­cent.
Un ordre est un ordre.
Main­tenant droit con­tre le mur, main­tenant le ban­deau sur les yeux
gueules de fusils présen­tez arme en joue,
et puis coup de grâce dans la nuque
et fini !
Yeux clos terre dans la bouche.

H1
Pourquoi cet homme est-il venu jusqu’ici, dit ma femme
la femme de mon frère ?
Et l’homme gradé sans com­pren­dre
com­prend le sabir baraguin chara­bia de ma femme.

H3
Venu pour dire que la scie intérieure n’arrête plus de sci­er.
Venu pour recon­naître qu’un ordre n’est pas un ordre.
Venu pour récur­er la con­science !

H1
Fait-il.
Femme dit : un mort pour un mort.
Moi je dis : un mort pour un mort.
Femme dit : langue con­tre langue.
Moi je dis : langue con­tre langue.

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Écrit par Jean-Marie Piemme
Jean-Marie Piemme écrit pour le théâtre depuis 1986. Ses deux dernières pièces L’INSTANT et UNE PLUME EST UNE...Plus d'info
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Jean-Marie Piemme

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