Transgresser les frontières dans son propre pays — L’écrivain Jean-Marie Piemme rompt la frontière linguistique

Transgresser les frontières dans son propre pays — L’écrivain Jean-Marie Piemme rompt la frontière linguistique

Le 26 Oct 2002

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Jean-Marie Piemme-Couverture du Numéro 75 d'Alternatives ThéâtralesJean-Marie Piemme-Couverture du Numéro 75 d'Alternatives Théâtrales
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LES SUJET de cette con­tri­bu­tion au numéro con­sacré à l’auteur fran­coph­o­ne sans doute le plus con­nu et le plus joué en Bel­gique néer­lan­do­phone est de ten­ter d’expliquer l’intérêt que sus­cite en Flan­dre le tra­vail de Jean-Marie Piemme. J’ai occupé dif­férentes fonc­tions qui m’ont per­mis de suiv­re le tra­vail de Piemme au cours de ces dernières années. J’ai appris à con­naître son tra­vail comme cri­tique, j’ai lu beau­coup de ses pièces comme dra­maturge et j’ai été étroite­ment asso­cié, il y a trois saisons, à la créa­tion néer­lan­do­phone de TORÉADORS, dans une anci­enne usine, par la com­pag­nie fla­mande Het Gevolg. J’ai pu suiv­re aus­si cette pro­duc­tion à l’occasion de sa reprise la sai­son suiv­ante lors d’une tournée dans une série de théâtres en Flan­dre et aux Pays-Bas.
Avant d’aborder plus con­crète­ment la posi­tion de Piemme dans le théâtre fla­mand, il me sem­ble judi­cieux de dress­er un tableau glob­al des change­ments inter­venus dans les rela­tions com­mu­nau­taires et cela d’autant plus qu’il s’agit d’un auteur à con­no­ta­tion poli­tique. C’est peut-être enfon­cer une porte ouverte que de dire qu’il s’est creusé un abîme entre la Wal­lonie et la Flan­dre. L’évolution de la poli­tique tou­jours plus poussée de fédéral­i­sa­tion de la Bel­gique a des caus­es his­toriques, soci­ologiques et économiques. L’art en général, et le théâtre en par­ti­c­uli­er, n’échappe pas à cette évo­lu­tion. Je voudrais appro­fondir ce dernier point. J’e con­state en Flan­dre une atten­tion de plus en plus faible pour le théâtre fran­coph­o­ne. On ne par­le pas des pro­duc­tions dans les média, les com­pag­nies ne sont que très rarement invitées par les théâtres et les fes­ti­vals, et les col­lab­o­ra­tions entre com­pag­nies au delà de la fron­tière lin­guis­tique sont rares.
La sit­u­a­tion était pour­tant tout autre il n’y a pas si longtemps. Voici quelques exem­ples qui per­me­t­tent de clar­i­fi­er mon pro­pos. Dans les années sep­tante, des acteurs fran­coph­o­nes et néer­lan­do­phones réal­isèrent ensem­ble Mis­tero Buf­fo qui con­nut un suc­cès reten­tis­sant. Le spec­ta­cle fut joué dans les deux langues du pays, d’Avignon à Ams­ter­dam et de Liège à Bruges. Lorsque je tra­vail­lais comme cri­tique théâ­tral pour BRT 3, la chaîne cul­turelle de la radio fla­mande, suiv­re le tra­vail théâ­tral des théâtres fran­coph­o­nes allait de soi. On ren­con­trait sou­vent des col­lègues fla­mands aux pre­mières du Théâtre Nation­al, de l’Atelier Sainte-Anne, du Varia, du Groupov mais aus­si du Théâtre de la Place à Liège ou aux représen­ta­tions du Théâtre Jean Vilar à Lou­vain-la-Neuve. On écrivait sur le théâtre fran­coph­o­ne, il était suivi, il fai­sait par­tie du paysage théâ­tral. Cet intérêt a en grande par­tie dis­paru au cours de la dernière décen­nie. On con­state plutôt aujourd’hui un intérêt inverse. Le tra­vail de la nou­velle généra­tion d’artistes des arts de la scène qui jouent un rôle inter­na­tion­al et émi­nent — je pense à Anne Tere­sa de Keers­maek­er, Jan Fab­re, Jan Lauw­ers, Wim Van­dekey­bus ou Alain Pla­tel, est suivi aus­si avec intérêt en Bel­gique fran­coph­o­ne. La plu­part de ces artistes ne tra­vail­lent pas à par­tir de purs textes de théâtre, et par là la bar­rière de la langue joue moins, mais le tra­vail d’auteurs-metteurs en scène comme Arne Sierens ou Eric De Voider fait l’objet d’une suff­isam­ment bonne atten­tion pour que ceux-ci jouent aus­si leur pièce en ver­sion française.
Mis à part le Kun­sten­fes­ti­valde­sarts qui doit plutôt être con­sid­éré comme un fes­ti­val bicom­mu­nau­taire, on peut affirmer que le théâtre fran­coph­o­ne occupe en Flan­dre une place nég­lige­able. L’absence d’un accord cul­turel entre la Flan­dre et la Wal­lonie fait qu’il est plus coû­teux pour les organ­isa­teurs d’inviter des com­pag­nies de l’autre par­tie du pays que d’inviter des groupes étrangers. C’est une pre­mière expli­ca­tion. La pro­gres­sion con­stante de l’abandon de la con­nais­sance de la langue française au prof­it de l’anglais, surtout pour les jeunes généra­tions, est une deux­ième rai­son. En troisième lieu enfin, et il s’agit ici d’une dimen­sion plus artis­tique, il y a une dif­férence sig­ni­fica­tive du traite­ment du texte et du style de jeu entre les deux cul­tures. Dans le théâtre fran­coph­o­ne, le texte est encore traité sou­vent avec beau­coup de respect alors qu’en Flan­dre, celui-ci est devenu un élé­ment plus flex­i­ble à l’intérieur du proces­sus de créa­tion. À l’occasion de Toréadors, Jean-Marie Piemme déclara dans une inter­view au Stan­daard : « Je trou­ve la manière de jouer en Flan­dre beau­coup plus con­crète. Mes textes offrent peut-être un con­tre­poids au code théâ­tral strict dans lequel le théâtre fran­coph­o­ne se trou­ve encore sou­vent. » C’est peut-être là que se trou­ve la rai­son pour laque­lle le théâtre de Jean-Marie Piemme fait l’objet d’intérêt en Flan­dre. Il est le seul auteur fran­coph­o­ne dont les pièces sont inscrites régulière­ment au réper­toire des com­pag­nies fla­man­des.
Fin 1993, Het gaat barsten (Ça va cra­quer) est créé par la com­pag­nie mali­noise The­ater Teater. Toutes les con­di­tions sont réu­nies pour une intro­duc­tion opti­male de Piemme et de son tra­vail : la pièce est écrite suite à une com­mande de la com­pag­nie, Frans Denis­sen en réalise une tra­duc­tion forte et flu­ide et Philippe Sireuil, fidèle de l’œuvre de Piemme, fut engagé à la mise en scène. Suite à des incom­pat­i­bil­ités artis­tiques entre acteurs et met­teur en scène, Sireuil aban­don­na le pro­jet un mois avant la pre­mière et le directeur artis­tique Jappe Claes reprit la mise en scène. Ceci con­firme les dif­fi­cultés dues aux dif­férences dans le style de jeu dont j’ai par­lé plus haut. Ça va cra­quer fut cepen­dant une pro­duc­tion impor­tante. L’éminent cri­tique fla­mand Wim Van Gans­beke com­para le théâtre de Piemme à l’œuvre de Musil et le The­ater Teater réal­isa une adap­ta­tion de la vision per­son­nelle de l’auteur : « Comme Musil, Piemme est fasciné par la langue. Ecrire pour le théâtre ne sig­ni­fie pas faire du théâtre dans ma pro­pre tête, essay­er de penser une mise en scène imag­i­naire, mais créer dans le texte une trame pour la théâ­tral­ité, écrit-il. J’essaye de faire enten­dre la langue. Le théâtre est un des lieux étranges où la langue peut encore se faire enten­dre, loin de la com­mu­ni­ca­tion fonc­tion­nelle, des échanges de l’information et du bavardage médi­a­tique. » (De Mor­gen) Cet équili­bre entre texte dra­ma­tique et style de jeu fut en général relevé pos­i­tive­ment dans la presse. Quelques exem­ples : « Des dia­logues poin­tus et de l’humour se déploient dans un con­texte juste. L’auteur cherche à assur­er une bal­ance pré­cise entre action et réc­it. » (De Stan­daard) « Piemme ne pose pas le doigt sur une blessure. Il nous présente un kaléi­do­scope de la con­di­tion humaine con­tem­po­raine. C’est ain­si qu’est la vie à la fin du XXᵉ siè­cle. Tu regardes une bande de pau­vres types, tu te regardes toi-même. Une expéri­ence pitoy­able mais en même temps comique. En cela il faut remerci­er tous les acteurs pour l’ironie sub­tile avec laque­lle ils abor­dent leur rôle. Parce que c’est cela qui est sans doute le plus réjouis­sant dans cette représen­ta­tion du The­ater Teater : cha­cun y était excel­lent. Une manière de jouer pro­fondé­ment vécue et en même temps posée. » (Knack) « Qua­tre per­son­nages suff­isent à Piemme pour don­ner une image de la société toute entière. La langue aus­si est forte­ment épurée. Ce qui est étrange, c’est que toute cette sim­plic­ité livre un résul­tat très riche. Pas un seul per­son­nage n’est dess­iné en noir et blanc, le décor suf­fit pour les sept scènes et la langue est d’une élo­quence stupé­fi­ante. » (Het Volk) Cette col­lab­o­ra­tion entre Piemme et le The­ater Teater se pour­suiv­it un an plus tard avec une nou­velle com­mande d’écriture.
Piemme tra­vail­la qua­tre mono­logues d’August Strind­berg, inti­t­ulés « Théâtre de cham­bre » pour en faire une nou­velle pièce qui fut représen­tée sous le titre Toute une vie en une heure. Ou deux. Ce pro­jet était de nature plus dra­maturgique et fut surtout réal­isé pour ses qual­ités de textes.

HET GAAT BARSTEN (Ça va craquer) de Jean-Marie Piemme, mise en scène de Jappe Claes, Theatertheater, 1993, phoio Marc Peeters.
HET GAAT BARSTEN (Ça va cra­quer) de Jean-Marie Piemme, mise en scène de Jappe Claes, The­aterthe­ater, 1993, phoio Marc Peeters.

Début 1995, la com­pag­nie Blauwe Maandag, la com­pag­nie la plus impor­tante à ce moment-là, pro­gram­ma Les Forts, LES FAIBLES. La tra­duc­tion fut con­fiée à nou­veau à Frans Denis­sen qui la réal­isa d’une manière remar­quable. Frans Denis­sen est un des meilleurs tra­duc­teurs belges. Cela s’est con­fir­mé avec Zwak/STERK (Les Forts, LES faibles). Le texte français orig­i­nal, qui, selon le met­teur en scène, aurait « réson­né » de manière trop académique dans une ver­sion néer­landaise, a été trans­posé par Denis­sen dans un fla­mand dialec­tal. Ce qui rend la tra­duc­tion forte, c’est que Denis­sen, à par­tir de cet idiome à pre­mière vue lim­ité, laisse advenir toute une gamme de reg­istres. Dans le dialecte, il évolue de la plat­i­tude au poli­tique et de la bêtise à la pseu­do¬ philoso­phie. Le met­teur en scène est à nou­veau Philippe Sireuil. Le proces­sus de tra­vail se déroula comme pour Ça va CRAQUER, de manière aus­si dif­fi­cile, mais cette fois-ci, l’équipe au com­plet atteignit la pre­mière.

Karlijn Sileghem et Guy Van Sande dans ZWAK/STERK (LES FORTS, LES FAIBLES) de Jean-Marie Piemme, mise en scène de Philippe Sireuil, compagnie Blauwe Maandag, 1995, photo Corneel Maria Rijckeboer.
Kar­li­jn Sileghem et Guy Van Sande dans ZWAK/STERK (LES FORTS, LES FAIBLES) de Jean-Marie Piemme, mise en scène de Philippe Sireuil, com­pag­nie Blauwe Maandag, 1995, pho­to Corneel Maria Rijcke­boer.

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Écrit par Alex Mallems
Alex Mallems est dra­maturge. Il est actuelle­ment directeur artis­tique du Zee­land Nazomer Fes­ti­val et pro­fesseur de dra­ma¬ turgie...Plus d'info
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Par Jean Louvet
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