Un mouvement constant entre le narratif et le dramatique

Un mouvement constant entre le narratif et le dramatique

Entretien avec Isabelle Pousseur

Le 21 Oct 2002

A

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Jean-Marie Piemme-Couverture du Numéro 75 d'Alternatives ThéâtralesJean-Marie Piemme-Couverture du Numéro 75 d'Alternatives Théâtrales
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BERNARD Debroux : Com­ment s’est déroulée l’expérience de la Bal­samine à laque­lle tu as été asso­ciée ? (¹)

Isabelle Pousseur : Chris­t­ian Machiels avait par­ticipé au pro­jet de « Brux­elles nous appar­tient » (²). J’avais pris part aupar­a­vant à la créa­tion de spec­ta­cles réal­isés à par­tir d’interviews dans le quarti­er, en com­pag­nie de neuf met­teurs en scène ; textes et acteurs avaient été tirés au sort. Chris­t­ian Machiels avait vu ce tra­vail et voulait pour­suiv­re l’expérience, mais autrement. Pour lui, il fal­lait un auteur pour réalis­er le pas­sage à la scène d’une écri­t­ure du réel. Il était intéressé par la matière rassem­blée par « Brux­elles nous appar­tient » mais souhaitait le tra­vail d’un auteur. Il a décidé de deux met­teurs en scène et d’un choré­graphe, assig­nant pour tâche aux pre­miers de choisir des textes dans le matéri­au exis­tant et un auteur. Il ne man­quait plus alors que le choix des acteurs pour que s’initie ensuite un proces­sus clas­sique de réal­i­sa­tion.

J’ai tout de suite pen­sé à Jean-Marie, non tant à cause de la spé­ci­ficité du pro­jet que parce que je venais de tra­vailler avec des étu­di­ants de l’INSAS sur les Pièces d’identités (Trompe‑l’œil et livre d’images) ; c’était la pre­mière fois que j’abordais des textes de Piemme. Ça s’était bien passé, j’avais vécu un rap­port très act­if à son écri­t­ure ; elle me sol­lic­i­tait beau­coup et j’avais envie de pour­suiv­re quelque chose. Je lui ai donc pro­posé l’écriture et il a tout de suite accep­té.
Pour moi, le proces­sus s’est enclenché de manière assez étrange : je n’ai pas été très vite et très fort intéressée par ce matéri­au, je ne veux pas dire « humaine­ment », mais en tant que met­teur en scène.

B. D. : C’est pour­tant toi qui avais sélec­tion­né ce matéri­au ?

I. P. : On nous a intro­duit au site de « Brux­elles nous appar­tient » lequel présen­tait la liste des dif­férentes inter­views, un petit résumé de cha­cun et un petit enreg­istrement. On pou­vait ensuite avoir accès à tous les CD qu’on voulait mais il y en avait deux cents ! C’était un moment bizarre et dif­fi­cile. J’ai fait des choix à par­tir du site, sans avoir de ligne direc­trice (d’autres en avaient). Je me trou­vais con­fron­tée à beau­coup d’interviews assez « gen­tilles », menées par des non-pro­fes­sion­nels, dont les ques­tions ne pous­saient pas la per­son­ne vers des endroits qui pou­vaient devenir intéres­sants pour le théâtre.
Je suis finale­ment « tombée » sur une femme qui m’a plus intéressée ; c’était quelqu’un de très bavard, un « per­son­nage », doté d’un lan­gage très métaphorique. Je l’ai pro­posée à Jean-Marie et il a accroché très vite. Je me suis ren­due compte que j’avais vécu bizarrement ce rôle d’aller offrir un matéri­au à un auteur.

B. D. : D’autant plus, peut-être, que tu ne maîtri­sais pas l’ensemble…

I. P. : Oui, dif­fi­cile à maîtris­er parce que très vaste. Mais Jean-Marie s’est tout de suite intéressé au per­son­nage, il a sen­ti que c’était un per­son­nage « romanesque », quelqu’un qui avait un vécu, un regard sur le monde et une capac­ité à exprimer ce regard. Effec­tive­ment, nous avons eu l’occasion de ren­con­tr­er cette per­son­ne qui est vrai­ment très par­ti­c­ulière, « déjan­tée », une femme vivant dans une com­mu­nauté chré­ti­enne, très croy­ante et dévelop­pant un human­isme très par­ti­c­uli­er, fréquen­tant les cafés, décrivant les per­son­nages qu’elle croise, se met­tant à par­ler avec tout le monde à n’importe quelle heure du jour et de la nuit, mais qui a emma­gas­iné beau­coup de sen­sa­tions et beau­coup de ren­con­tres. On s’est donc dit qu’on allait démar­rer de cette femme et de son regard sur les autres. Ça a été le point de départ de l’écriture.
À par­tir de là, Jean-Marie a écrit quelque chose que je qual­i­fierais de « clas­sique », qui renouait avec une vraie petite forme théâ­trale. On aurait pu faire comme d’autres qui ont jux­ta­posé des bribes de paroles, de textes et en faire une sorte de « chœur ». Jean-Marie, lui, a véri­ta­ble­ment trans­for­mé — non pas les mots de cette per­son­ne dont beau­coup sont repris comme tels — mais à par­tir du regard de cette per­son­ne sur la réal­ité et sur d’autres per­son­nes, sur le lieu où elle était (un café), il a écrit une pièce avec des per­son­nages, des ren­con­tres…

B. D. : Il ne s’est donc pas servi du matéri­au comme tel pour en faire un « mono­logue » ; il a intro­duit d’autres per­son­nages imag­inés à par­tir de son regard à elle.

I. P. : Il a intro­duit deux autres per­son­nages. Le pre­mier, c’est quelqu’un dont cette femme par­le abon­dam­ment, la serveuse du café, Angèle, et dont elle par­le avec beau­coup d’amour, d’intérêt et de curiosité ; il a créé le per­son­nage de Jeanne, forte­ment inspiré de ce qu’elle dis­ait. Et puis il y a le rôle d’homme, à par­tir d’une allu­sion qu’elle fait et qui nous avait fait sourire : par­mi tous les gens qui fréquen­taient le café, elle par­lait d’un écrivain sub­ven­tion­né par la Com­mu­nauté française qui se tient dans un coin et qui pense… (on s’est demandé qui pou­vait bien être cet écrivain sub­ven­tion­né par la Com­mu­nauté française qui hante ce café étrange, le Gam­bri­nus !) Jean-Marie est par­ti de cette allu­sion-là pour créer un per­son­nage à lui qui, par ailleurs, a égale­ment été inspiré par l’acteur.
Dès qu’il m’a eu don­né les pre­mières mou­tures, j’ai tout de suite eu une idée de dis­tri­b­u­tion pour les trois per­son­nages. À par­tir de là, il a pour­suivi l’écriture en s’inspirant des acteurs eux-mêmes ; en par­ti­c­uli­er de Philippe Grand­hen­ry qui incar­ne le rôle de l’homme et devient dans la pièce « l’homme au bon­net ». Philippe porte tout le temps des bon­nets et c’est donc de Philippe même que Jean-Marie est par­ti pour con­stru­ire son per­son­nage.

B. D. : Mais il a gardé le per­son­nage de la femme dans son « per­son­nage » à elle.

I. P. : Oui, le per­son­nage de la femme est joué par Lau­rence Vielle. Dans la pre­mière mou­ture que j’ai eue, tout ce qu’elle dis­ait, ou presque, était dans l’interview. Sim­ple­ment, il avait dû agencer le con­tenu autrement puisque les ques­tions n’étaient pas repris­es. Il y avait quelque chose dont nous avions par­lé, que j’aime beau­coup dans les textes et qui est très impor­tante : le mou­ve­ment assez con­stant entre le nar­ratif et le dra­ma­tique. C’est très dévelop­pé dans la pièce : Jean-Marie a inven­té un chœur, con­sti­tué des trois per­son­nages, et le chœur racon­te ; c’est le cas au début par exem­ple. Et puis il a imag­iné que la parole de cette femme s’adressait tan­tôt à l’un, tan­tôt à l’autre… Quand on lit la pièce, elle est là dans ce café, elle par­le, est-ce qu’elle s’adresse à la serveuse, est-ce qu’elle s’adresse au pub­lic, est-ce qu’elle s’adresse au monde, à Dieu… C’est quelque chose de très ouvert qui per­me­t­tait de préserv­er beau­coup de choses qui avaient été dites en réponse aux ques­tions de l’intervieweuse.
Dans la deux­ième mou­ture, après en avoir dis­cuté, Jean-Marie a en quelque sorte pro­longé le per­son­nage vers quelque chose qui n’existait pas, qu’il a lui-même assim­ilé et qui a per­mis, à mon sens, d’écrire une très belle fin beau­coup plus fan­tas­mée. Il la fait aller dans un endroit moins réal­iste mais ren­du pos­si­ble par le côté quand même un peu rêveur et très excen­trique du per­son­nage de départ.

B. D. : À par­tir du moment où tu as fait le choix de cet entre­tien, c’est le matéri­au avec lequel Jean-Marie a tra­vail­lé. Mais toi, tu n’es pas inter­v­enue dans l’orientation qu’allait pren­dre l’écriture ?

I. P. : Unique­ment lorsque nous avons par­lé des acteurs, (les con­traintes finan­cières n’ont pas per­mis de mul­ti­pli­er les per­son­nages). Je me sou­viens avoir dit à Jean-Marie qu’il me sem­blait que la fin pou­vait être dévelop­pée à par­tir d’un imag­i­naire. Lui hési­tait mais c’était surtout pour des raisons éthiques. Nous avions en effet tous les deux nos blocages par rap­port au fait d’utiliser la parole de quelqu’un. Que peut-on faire et ne pas faire ? Est-ce qu’on regarde cette femme avec un point de vue cri­tique ? Est-ce qu’on la regarde avec amour ? On était quand même d’accord tous les deux sur le fait qu’on n’était pas là pour en faire la cri­tique mais pour la porter ; que si on l’avait choisie, c’était pour ça. Mais ça n’empêchait pas qu’on la pro­longe.
C’est à ce moment-là aus­si qu’on a par­lé du film. Jean-Marie avait envie d’un film et il m’a demandé si c’était pos­si­ble pour moi. Il voulait que le film regarde la rue « vrai­ment », il voulait un regard à l’intérieur du monde « réel ». On est par­tis de l’idée d’une sorte de caméra sub­jec­tive, comme si c’était elle qui se prom­e­nait dans les rues, la nuit, à Saint-Josse. La teneur la plus impor­tante de cette dis­cus­sion a été d’être d’accord que même si on était dans le café, qu’il y avait trois per­son­nages, on ne cher­chait pas une forme réal­iste, qu’on devait tout le temps jus­ti­fi­er. Il m’a beau­coup ques­tion­née là-dessus. Moi, je voulais bien qu’il y ait des blocs de textes, à nous de trou­ver com­ment faire les rap­ports ; au con­traire, ça m’intéressait plutôt. Il y a donc eu une étape qui a été franchie après la dis­cus­sion : aller vers quelque chose de plus libre, et donc per­me­t­tre à Jean-Marie de se laiss­er aller à des désirs d’écriture et de forme plus per­son­nels.

B. D. : Avez-vous tra­vail­lé le matéri­au brut avec les acteurs ?

I. P. : Non, on a atten­du que ce soit fini. Quand j’ai par­lé tout à l’heure d’une forme clas­sique, je voulais dire qu’à par­tir de l’interview, il est allé quand même vers ce qu’on peut appel­er « une pièce de théâtre ». L’œuvre qui en résulte est tra­ver­sée par le dia­logue entre le nar­ratif et le dra­ma­tique dans une con­ti­nu­ité intem­porelle, ni réal­iste, ni psy­chologique. Je me sou­viens qu’on se dis­ait qu’il n’était pas néces­saire d’expliquer, que le théâtre, la mise en scène s’en charg­erait. Je dis ça parce que nous avons un autre pro­jet, Jean-Marie et moi, et qu’on a eu une dis­cus­sion où cette même ques­tion reve­nait un peu : à savoir lorsque le met­teur en scène et l’auteur sont présents dans un temps à peu près équiv­a­lents, l’idée de laiss­er des espaces non défi­nis, non fer­més, non finis, non expliqués au met­teur en scène et aux acteurs, lesquels doivent bien enten­du ensuite être traités et tra­vail­lés.

B. D. : La per­son­ne qui a don­né nais­sance au pro­jet, l’avez-vous ren­con­trée ?

I. P. : Je ne l’ai qua­si pas ren­con­trée. Elle s’est tout de suite « jetée » sur Jean-Marie et a par­lé trois heures avec lui. Jean-Marie m’a dit que c’était encore plus incroy­able qu’il ne pen­sait, qu’elle a des his­toires, des his­toires, des his­toires… et sans qu’on ne sache jamais très bien si c’est totale­ment vrai ou si elle invente ; c’est quelqu’un qui a un rap­port très étrange à la réal­ité… J’ai voulu pour­suiv­re l’entretien avec elle mais ça n’a pas été pos­si­ble. Elle était assez insai­siss­able… (arrivait en retard, dis­parais­sait…). Je ne crois pas qu’elle ait vrai­ment par­lé du spec­ta­cle ; elle était con­tente de le voir et voulait ren­con­tr­er Jean-Marie, mais je ne crois pas qu’elle ait par­lé à Lau­rence qui jouait son per­son­nage.

B. D. : Cette expéri­ence par­ti­c­ulière a‑t-elle eu des réper­cus­sions sur ta manière de faire de la mise en scène ?

I. P. : Oui, d’abord de par toute la légèreté de l’entreprise. Peu de temps pour répéter, des moyens lim­ités, très peu de temps dans l’espace de représen­ta­tion ; tout ça a été finale­ment plutôt posi­tif. En même temps, le fait pour moi que Jean-Marie ait créé les deux per­son­nages, qu’il ait tra­vail­lé avec la présence imag­i­naire de l’acteur, tout cela a don­né ensuite une espèce d’évidence dans le tra­vail avec les acteurs. La cir­cu­la­tion préal­able entre lui et moi avant l’écriture, le fait qu’alors que l’écriture n’est pas finie exis­tent des idées d’acteurs, tout cela rend l’écriture plus proche du désir du met­teur en scène avant même que la mise en scène ne com­mence. Je l’ai sen­ti et ça a pro­duit une chose très har­monieuse et très coulante, quelque chose d’un peu naturel.

B. D. : Avez-vous l’intention de pour­suiv­re cette expéri­ence ?

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Bernard Debroux
Écrit par Bernard Debroux
Fon­da­teur et mem­bre du comité de rédac­tion d’Al­ter­na­tives théâ­trales (directeur de pub­li­ca­tion de 1979 à 2015).Plus d'info
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Jean-Marie Piemme

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