David Lescot est auteur dramatique et maître de conférences en Études théâtrales à l’Université Paris X — Nanterre. Il a récemment mis en scène son texte L’ASSOCIATION (Théâtre de l’Aquarium, 2002), publié ainsi que MARIAGE (créée par Anne Torrès, MC 93-Bobigny, 2003) aux éditions Actes Sud — Papiers. Il est également l’auteur d’un essai, DRAMATURGIES DE LA GUERRE (Circé, 2001).
CHRISTOPHE TRIAU : Comment définirais-tu la choralité à l’œuvre dans ton travail ?
David Lescot : Si l’on part d’une définition très large, je dirais que la choralité est ce qui instaure autre chose qu’un fonctionnement dramatique ; et aussi qu’elle défait le dramatique. Ce qui se joue alors n’est pas de l’ordre du rapport entre deux êtres, de l’ordre du dialogue, même si l’on peut bien sûr trouver des formes de choralité à deux. Je crois que la choralité est liée à mes premières envies de théâtre. J’ai eu dès mes premiers projets le souhait d’inviter beaucoup de monde sur le plateau. Non pas pour brosser des personnages, faire émerger des individualités, creuser des intériorités : si je me suis lancé – alors que c’est matériellement difficile – dans des aventures à dix ou quinze acteurs, c’est parce que j’avais un désir de choralité, de créer une présence multiple, à la fois scéniquement et vocalement. Je voulais d’abord poursuivre un usage de la parole qui soit de l’ordre du bruissement, de la polyphonie, du brouillage, de la perturbation, une sorte de concert de voix. C’est comme cela que j’ai pensé les textes de ces premiers spectacles – LES CONSPIRATEURS et L’ASSOCIATION.
La choralité est liée à un désir de désordre : désordre lié à la multitude de personnes sur scène, à l’impossibilité de percevoir d’un coup l’intégralité des événements qui s’y déroulent, tandis que l’organisation interne de ce désordre est au contraire très rigoureuse. Tant sur le plan sonore que sur celui des mouvements scéniques, on est forcé d’observer un ordre précis, si l’on veut produire l’impression du désordre, de l’accumulation, de l’empilement … La choralité passe souvent dans mes textes par les listes, les inventaires. L’inventaire, tel que je l’utilise, est toujours là pour donner l’impression de la profusion, mais sur le mode de la partie pour le tout, et d’un tout qui n’est pas fini. Au-delà du comique de l’accumulation, le spectateur doit saisir que la liste n’est pas achevée, qu’elle est extensible, que ça ne s’arrêtera jamais. Ce qui m’intéresse dans ces listes, c’est qu’elles n’ont pas de début ni de fin – ce qui les situe à l’opposé de la définition aristotélicienne du dramatique.
C. T. : Quel rapport au monde cette modification du « cadrage » implique-t-elle ? En quoi considères-tu que ta démarche est politique ?
D. L. : Je ne crois pas que tout théâtre soit politique. Le théâtre peut être politique à condition qu’il ait choisi un angle d’attaque spécifique, une parcelle du monde qui peut se projeter sur le théâtre. Disons qu’il y a une part de la politique qui revient au théâtre, mais ce n’est pas la part de l’action. Avec LES CONSPIRATEURS, nous nous sommes posé la question des mouvements politiques, de manière assez noire mais pas du tout négative. On voulait s’interroger sur la manière dont les mouvements politiques se détruisaient, pourquoi ils en venaient à se dévorer eux-mêmes, par une sorte de mouvement anthropophage. Le spectacle concluait à l’échec, non pas pour dire qu’il ne faut pas s’engager, mais parce que l’échec a valeur de leçon beaucoup plus que le succès : faire terminer une pièce sur la résistance par un triomphe, c’est assez aberrant. Enfin, avec L’ASSOCIATION, de manière plus biaisée et fragile, il s’agissait de mettre un univers matériel très proliférant en face des individus, ce qui était une manière de s’interroger sur l’échange, le commerce, qui sont une des origines de la politique. De même qu’Aristote dit que « l’homme est un animal politique », je voulais me demander si l’homme était un animal « économique », fait pour échanger, posséder, acquérir, troquer, ou se défaire de ce qu’il a. Autant de façons de poser sur la scène la question du politique, mais pas de manière globale, au contraire en la morcelant, en pratiquant une sélection, en optant pour une thématique spécifique.
C. T.: On peut dire qu’il y a dans ton travail un traitement proprement générationnel du politique et de la communauté. Comment le définirais-tu autrement que négativement par rapport à la génération précédente ?
D. L. : J’essaie de saisir des commu- nautés qui se font et qui se défont, ce qui a certainement à voir avec la choralité.
Dans L’ASSOCIATION, la choralité est d’abord éclatée. Le dialogue n’arrive pas à se constituer, les individus sont atomisés, ils sont tous présents dans le même lieu au même moment mais aucun principe de communauté ne les lie entre eux. Progressivement, des micro-communautés se forment, en rupture avec les autres, ou dans la transgression. Et puis au finale une unanimité se constitue, fortuitement, sous la pression des événements : en l’occurrence dans un mouvement de résistance au monde extérieur. Cette communauté n’est pas donnée d’emblée, et il est probable qu’elle se défera ; et une autre se formera. Je crois qu’on en est là. Condamnés à errer de communauté en communauté, c’est-à-dire de combat en combat.
Je ne crois pas aux utopies, je ne pense pas que l’horizon d’une communauté réglée par des principes justes et moraux soit la chose pour laquelle il faut se battre. Je pense plutôt dans les termes d’un combat permanent, et mouvant, qu’il faut poursuivre, pour gagner toujours un peu plus. J’ai l’image d’un corps social perpétuellement agité de combats, de déséquilibres. C’est comme cela que je conçois la dynamique politique.
C. T. : Cela implique, sans rien de péjoratif, un principe de dispersion, qui serait une caractéristique générationnelle du politique ?
D. L. : Oui, et c’est vrai que L’ASSOCIATION s’est construite comme ça : il n’y a pas de conflit au sens dramatique, pas de conflit central, qui définirait l’action de la pièce. Et, d’une certaine façon, dans LES CONSPIRATEURS non plus ; ni dans les pièces que j’ai écrites ensuite, MARIAGE, ou L’APRÈS-GUERRE. Toutes ces pièces se situent en rupture d’une dramaticité organisée autour d’un conflit central.
C. T. : Le choral serait ce qui est non-dramatique tout en n’étant pas épique ni métathéâtral ? Ce serait quitter le dramatique en sauvant la clôture sur soi, l’autonomie de la scène ? Dans L’ASSOCIATION, le spectacle fonctionne sans prise à parti, l’univers scénique garde son autonomie, son quant-à-soi, une très forte cohérence interne…
D. L. : Absolument. On n’est pas obligé de casser le jeu, de briser le pacte dramatique pour utiliser des techniques chorales. Par exemple dans la deuxième longue séquence de L’ASSOCIATION, où a lieu la démonstration des objets, tous les personnages sont sur la scène. Ils prennent la parole les uns après les autres, mais sur le mode du croisement ou du chevauchement, et non pas dans une continuité linéaire : l’un évoque une machine à fabriquer des bûches, deux autres une jarre indienne, une quatrième avertit qu’elle s’en va, un autre reste muet mais regarde, etc. On ne sait plus où donner de la tête, et c’est à mon sens le passage le plus choral de la pièce. Mais on est resté dans le cadre d’un jeu dramatique, parce que les acteurs n’ont pas regardé le public dans les yeux, et il me semble que la musique, contrairement à ce que préconise Brecht, n’interrompt pas ce processus, mais confère au contraire à la séquence sa cohérence interne.
C. T. : Que rajoute alors la musique, ou plutôt : en quoi noue-t-elle ? Tu dis que les personnages sont ensemble quand ils chantent…