Le chœur chez Dodine, « la solidarité du désespoir »

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Le chœur chez Dodine, « la solidarité du désespoir »

Entretien avec Patrick Sommier

Le 17 Oct 2003
CLAUSTROPHOBIA, mise en scène de Lev Dodine. Photo Brigitte Enguerand.
CLAUSTROPHOBIA, mise en scène de Lev Dodine. Photo Brigitte Enguerand.
CLAUSTROPHOBIA, mise en scène de Lev Dodine. Photo Brigitte Enguerand.
CLAUSTROPHOBIA, mise en scène de Lev Dodine. Photo Brigitte Enguerand.
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Choralité-Couverture du Numéro 76-77 d'Alternatives ThéâtralesChoralité-Couverture du Numéro 76-77 d'Alternatives Théâtrales
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ALTERNATIVES THÉÂTRALES : Dans le théâtre russe, la fig­ure du chœur sem­ble être fréquente. Dodine, dont vous avez suivi le par­cours de près depuis de nom­breuses années, la con­voque aus­si, à sa manière. Com­ment avez-vous décou­vert le tra­vail de ce met­teur en scène ?

Patrick Som­mi­er : J’ai d’abord assisté à sa mise en scène du texte de Galine LES ÉTOILES DANS LE CIEL DU MATIN en 1987, en Union Sovié­tique, puis à celle de FRÈRES ET SŒURS qui a ensuite été invitée par le Fes­ti­val d’Automne à Paris en 1988. Cette pièce adap­tée du roman d’Abramov était extrême­ment cri­tique envers le pou­voir, et que l’Union Sovié­tique ait accep­té ce spec­ta­cle reste mys­térieux. Je pense que l’on con­sid­érait alors que cela ne dépas­sait pas les lim­ites de la « cri­tique pos­i­tive ». J’ai été extrême­ment sur­pris par ce spec­ta­cle, car il accu­mu­lait tout ce qui était « théâ­trale­ment incor­rect » pour nous : une choral­ité, un qua­si-nat­u­ral­isme, un car­ac­tère épique et didac­tique. Il con­cen­trait tout ce qu’on ne voulait plus faire au théâtre en France depuis l’époque des grandes com­pag­nies de la décen­tral­i­sa­tion. Puis en 1990,j’ai enten­du par­ler de GAUDEAMUS, un spec­ta­cle de Dodine qui était alors très con­tro­ver­sé. À Leningrad, les représen­ta­tions se pas­saient plutôt mal. Tous les soirs des gens quit­taient la salle, scan­dal­isés que l’on puisse atta­quer l’armée, pour laque­lle il y a un véri­ta­ble culte en Russie. Lorsque j’ai vu la pièce, j’ai immé­di­ate­ment décidé de la faire venir en France. Il faut savoir qu’à ce moment-là, Dodine n’accordait pas beau­coup d’importance à ce spec­ta­cle, pour lui ce n’était qu’un sim­ple tra­vail d’étudiants de son insti­tut. Beau­coup le con­sid­éraient seule­ment comme une pochade sym­pa­thique. Par la suite, le spec­ta­cle a été joué sur les cinq con­ti­nents, il a rassem­blé un pub­lic invraisem­blable et con­nu un suc­cès mon­di­al. Après cela, j’ai passé à Dodine une com­mande d’œuvre, CLAUSTROPHOBIA, qui a été créée en 1994 à Bobigny.

A. T. : L’image que l’on a du chœur dans le théâtre d’Union Sovié­tique est plutôt celle d’un groupe homogène, où rien ne dépasse de la masse, métaphore d’une com­mu­nauté par­faite et par­faite­ment utopique.

P. S. : On peut voir ce genre de chœur comme la pro­lon­ga­tion de ce qu’était l’«homo sovi­eti­cus ». Ce qu’on pou­vait percevoir ici de la Russie, jusqu’aux années Bre­jnev, c’était des chœurs immenses, qui son­naient tou­jours faux. On savait que der­rière ces sourires partagés, cette sol­i­dar­ité de façade, c’était exacte­ment l’inverse qui exis­tait. Dodine le mon­tre très juste­ment dans FRÈRES ET SŒURS. Le spec­ta­cle com­mence par la pro­jec­tion d’un film de pro­pa­gande stal­in­i­enne ( LES COSAQUES DU KOUBAN ), qui met en scène la vie si mer­veilleuse des paysans qui moisson­nent en chan­tant en chœur, tous bien nour­ris… jusqu’à ce qu’un acteur demande ce qu’il reste à manger, et qu’un autre lui réponde : il n’y a plus que de la mousse !

A. T. : Dans le théâtre de Dodine, le chœur n’est pas une masse figée mais mou­vante, il se com­pose et se décom­pose sous nos yeux, et laisse appa­raître des indi­vid­u­al­ités. Il n’est pas un efface­ment, mais une accu­mu­la­tion d’identités, avec toutes les ten­sions que cela peut engen­dr­er.

P. S. : Dans GAUDEAMUS, il est très clair que le chœur est une somme de des­tins trag­iques. Dans CLAUSTRO- PHOBIA, c’est autre chose, l’individu y est moins repérable, il prend déjà ses dis­tances avec le groupe. C’est déjà un spec­ta­cle de la per­e­stroï­ka, qui observe l’«homo sovi­eti­cus » avec un humour féroce, ceci dit sans couper les ponts avec le passé com­mu­niste. Il s’agit pré­cisé­ment d’une fable cri­tique sur ce chœur, sur cette société des faux- sem­blants.

A. T. : Dodine a en effet une atti­tude cri­tique par rap­port au chœur sovié­tique. Il ne donne pas du tout l’image d’un bien-être, d’un bon­heur d’être en chœur. Il mon­tre des indi­vidus qui cherchent à s’en échap­per, et qui finis­sent tou­jours par y être à nou­veau absorbés.

P. S. : Il s’agit tou­jours de la société qui broie l’individu. L’utilisation du chœur, que ce soit pour représen­ter une com­mu­nauté vil­la­geoise ou un batail­lon de con­struc­tion, mon­tre l’impossibilité d’avoir un des­tin indi­vidu­el en Russie, aujourd’hui encore. Il n’y a pas de place pour l’individu dans ce pays. GAUDEAMUS est une démon­stra­tion écla­tante de ce qu’était l’homme sovié­tique. Dans le spec­ta­cle, un offici­er lit à voix haute un manuel trai­tant de la façon dont les sol­dats doivent saluer, et les hommes du batail­lon s’exécutent en une sorte de bal­let grotesque. Chaque sol­dat, de mau­vaise grâce, se plie à la dis­ci­pline, sans laque­lle le groupe ne peut exis­ter. Mais dans le même temps, il est comme l’élève de Prévert au fond de la classe qui regarde par la fenêtre. Il y a ces deux aspects chez l’homme russe. Il fait sem­blant d’être avec les autres et en même temps il regarde ailleurs. C’est un homme à deux têtes, un Janus.

A. T. : D’un côté il dis­paraît dans le chœur, et de l’autre côté il est com­plète­ment indi­vid­u­al­iste. On a l’impression qu’il y a en Russie à la fois une fas­ci­na­tion et une hor­reur du chœur.

P. S. : La Russie est aujourd’hui un pays cru­elle­ment indi­vid­u­al­iste, où il n’existe pas de véri­ta­ble com­mu­nauté humaine. Toutes les nuits à Moscou des gens meurent de froid, et per­son­ne ne les sec­ourt. Cette société s’est telle­ment auto-représen­tée sous les traits d’un col­lec­tif tri­om­phant et har­monieux, qu’elle a détru­it toute pos­si­bil­ité pour l’homme de croire un seul instant en une réelle sol­i­dar­ité, en une véri­ta­ble com­mu­nauté humaine. Aujourd’hui en Russie, per­son­ne ne fait con­fi­ance à per­son­ne, et c’est bien nor­mal. Quand pen­dant des généra­tions on a été dénon­cé par son pro­pre voisin, que peut-on faire, à part faire sem­blant ? Je crois qu’entre l’individualisme et le faux-sem­blant choral, il y a un inter­mé­di­aire, qui est la sol­i­dar­ité du dés­espoir. Il faut être ensem­ble, car il n’y a pas d’autre issue, se plac­er hors du groupe représente un risque mor­tel. Dans le batail­lon, tu n’as pas le choix.

A. T. : Dans quelle mesure est-ce que le jeu choral entraîne des mod­i­fi­ca­tions dans le tra­vail de l’acteur ?

P. S. : Le tra­vail choral laisse très peu d’espace à l’acteur. C’est un exer­ci­ce de vir­tu­osité, qui demande d’être tou­jours en alerte et en osmose avec le groupe. Des cen­taines de fils invis­i­bles relient tous les comé­di­ens entre eux. Cela ne peut exis­ter qu’avec une dis­ci­pline et une disponi­bil­ité totale. Le chœur chez Dodine est aton­al : cha­cun joue une par­ti­tion dif­férente mais au bout du compte c’est une seule et même par­ti­tion que l’on entend.

A. T. : En 1997, à St Peters­bourg, Georges Lavau­dant a mis en scène REFLETS, une ver­sion russe du spec­ta­cle LUMIÈRES, avec les acteurs du Théâtre Maly. Le chœur for­mé par ces acteurs de Dodine était-il dif­férent ?

P. S. : Chez Lavau­dant, le chœur n’est pas du tout le même que chez Dodine. On sent qu’il s’agit d’une troupe. Il y a une his­toire com­mune dont quelques bribes nous sont révélées, un passé qui lie cha­cun dans une sol­i­dar­ité anci­enne. Il y a peut-être une notion de des­tin com­mun, une human­ité en marche, mais qui ne sait pas où elle va. Ce tra­vail a per­mis de décou­vrir les comé­di­ens du Théâtre Maly sous un angle nou­veau. Ce que Lavau­dant leur demandait allait à l’inverse des principes mêmes du théâtre russe, c’est-à-dire une approche psy­chologique de con­struc­tion du per­son­nage. Deux écoles de théâtre rad­i­cale­ment opposées se sont ren­con­trées avec bon­heur dans ce spec­ta­cle. Le chœur, con­sti­tué d’hommes à la valise et au cha­peau, n’était plus vrai­ment un chœur, mais plutôt un rassem­ble­ment d’êtres errants. Et si tu erres, c’est bien que tu as été chas­sé du chœur.

Pro­pos recueil­lis par Georges Banu et Claire Ruf­fin.

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Patrick Sommier
Patrick Sommier dirige la MC 93 de BobignyPlus d'info
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