Le piège communautaire ou la choralité dans le théâtre de Thomas Bernhard

Le piège communautaire ou la choralité dans le théâtre de Thomas Bernhard

Le 26 Oct 2003
EXTINCTION de Thomas Bernhard, mise en scène de Krystian Lupa. Photo Marcin Kopec.
EXTINCTION de Thomas Bernhard, mise en scène de Krystian Lupa. Photo Marcin Kopec.

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EXTINCTION de Thomas Bernhard, mise en scène de Krystian Lupa. Photo Marcin Kopec.
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Choralité-Couverture du Numéro 76-77 d'Alternatives ThéâtralesChoralité-Couverture du Numéro 76-77 d'Alternatives Théâtrales
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THOMAS BERNHARD, que l’on a sou­vent qual­i­fié comme l’artiste par excel­lence du mono­logue, n’est prob­a­ble­ment pas l’auteur qui vient le plus spon­tané­ment à l’esprit de celui qui s’intéresse à la choral­ité dans le drame con­tem­po­rain. Ses pièces ne sont- elles pas entière­ment dom­inées par ces grands solistes, ces per­son­nages reclus, soli­taires, mis­an­thropes et pour­tant fort élo­quents, sinon bavards – les « rôles Minet­ti » selon l’heureuse expres­sion de Hilde Haider-Pre­gler1 –, sec­ondés par l’Autre réduit à sa plus petite dimen­sion, un récep­ta­cle pas­sif qui subit sans débor­de­ment notable ce puis­sant flot de paroles qui se déverse inex­orable­ment sur lui et auquel il oppose comme seule résis­tance son mutisme obstiné ? Certes. Mais qu’on se sou­vi­enne égale­ment du sin­istre tableau des treize culs-de-jat­te qua­si-homonymes2 qui for­ment, dans sa pre­mière pièce, UNE FÊTE POUR BORIS, une réplique par­o­dique à la Sainte Cène. Et aus­si du quin­tette for­cé, réu­ni après maintes péripéties dans la cacoph­o­nie finale de LA FORCE DE L’HABITUDE, puis des per­son­nages masqués, infirmes et presque muets qui con­sacrent au rite archaïque de la Saint Sylvestre en défi­lant, telle une par­o­die du dithyra­mbe grec, dans le dos du vieux comé­di­en et ancien directeur de théâtre Minet­ti dans la pièce éponyme, sans oubli­er la délé­ga­tion grotesque com­posée de dig­ni­taires munic­i­paux et uni­ver­si­taires qui décer­nent, dans LE RÉFORMATEUR, le titre de doc­teur hon­oris causa au per­son­nage titre, l’accueillant de façon solen­nelle au sein de leur com­mu­nauté en répé­tant tou­jours trois fois des for­mules de con­ve­nance comme s’il s’agissait de paroles mag­iques. Si l’on définit la choral­ité avec Mar­tin Mégevand comme la « présence d’un chœur implicite dans une pièce », il faut bien admet­tre que ces chœurs clan­des­tins ne man­quent dans pra­tique­ment aucune des pièces de Bern­hard !

C’est à juste titre que le met­teur en scène Claus Pey­mann rap­proche l’ensemble des pièces de Bern­hard du topos icono­graphique de la danse des morts, tout en insis­tant sur le fait qu’il s’agit bien d’une ver­sion sécu­lar­isée « bour­geoise » – du mod­èle tran­scen­dan­tal. Cette pré­ci­sion est cru­ciale. Car le fait que Bern­hard truffe ses pièces d’allusions à des sché­mas d’action rit­u­al­isés et à des mod­èles icono­graphiques issus du domaine religieux et qu’il dénonce par ces par­o­dies la sur­vivance de ces rit­uels comme un sim­u­lacre de sens, une ges­tic­u­la­tion mal­adroite dans le vide ontologique jadis diag­nos­tiqué par Georges Lukács, ne doit pas mas­quer les enjeux soci­ologiques et poli­tiques que revê­tent ces motifs dans sa dra­maturgie. On change dès lors de per­spec­tive. Le chœur n’est plus envis­agé dans sa fonc­tion de mise en rela­tion avec une instance tran­scen­dan­tale, mais dans sa mor­pholo­gie même, en tant que com­mu­nauté, c’est-à-dire comme le résul­tat d’une organ­i­sa­tion spé­ci­fique de la vie en com­mun des hommes.

Définis­sons dans un pre­mier temps la com­mu­nauté comme l’échelle inter­mé­di­aire et l’instance de médi­ati­sa­tion dans la rela­tion de l’individu à la société. On peut alors envis­ager une pre­mière fonc­tion impor­tante que Bern­hard con­fie à la choral­ité dans la rela­tion avec le spec­ta­teur. Car elle aide alors à resser­rer et à cibler, en dépit des pro­pos sou­vent général­isant tenus par les per­son­nages prin­ci­paux, la prob­lé­ma­tique des pièces par l’indication d’un « milieu ». La choral­ité pro­duit un cadrage au sens pho­tographique du terme. Pour obtenir une plus grande net­teté de l’image, Bern­hard isole générale­ment la com­mu­nauté visée, mais il sig­nale le car­ac­tère com­mu­nau­taire de celle-ci en faisant inter­venir au moins un per­son­nage qui ne fait pas par­tie de la com­mu­nauté. Quand ce ne sont pas les per­son­nages prin­ci­paux, il s’agit sou­vent des domes­tiques à qui manque le signe dis­tinc­tif de la com­mu­nauté : dans UNE FÊTE POUR BORIS, Johan­na a ses jambes, dans PLACE DES HÉROS, Mme Zit­tel et Her­ta ne sont ni juives ni issues de la grande bour­geoisie, la dame en robe rouge dans MINETTI ne par­ticipe pas à la fête col­lec­tive, etc. Par­fois, un sim­ple geste d’exclusion peut suf­fire pour indi­quer l’existence d’un tel per­son­nage extra-com­mu­nau­taire. Le début d’AVANT LA RETRAITE mon­tre cette tech­nique de façon exem­plaire : « Vera ferme la porte de gauche : Elle est par­tie ». Elle, c’est la bonne qui jouit d’un jour de con­gé parce que la famille a besoin d’être seule pour fêter, sans témoins embar­ras­sants, l’anniversaire de Himm­ler.

Ce tra­vail de focal­i­sa­tion à vue incite bien sûr le spec­ta­teur à se méfi­er de deux types de malen­ten­dus qui ont par­fois mar­qué la récep­tion du théâtre de Bern­hard : la général­i­sa­tion dont il était ques­tion plus haut, con­cer­nant à con­fon­dre con­di­tion sociale et con­di­tion humaine et à inter­préter tout signe dis­tinc­tif de la com­mu­nauté comme une car­ac­téris­tique de l’homme face à ( l’absence de ) Dieu, et celle con­cer­nant à inter­préter la com­mu­nauté non pas comme une par­tie par­mi d’autres de la société, mais comme sa métonymie et à lui accorder de cette manière un statut représen­tatif. Dès lors que le spec­ta­teur accepte le con­trat ini­tial de focal­i­sa­tion et admet du même coup l’existence d’un hors-champ extra-com­mu­nau­taire, la danse de morts bour­geoise peut se déploy­er sous ses yeux. Car tout comme le mod­èle icono­graphique décline la même sit­u­a­tion pour chaque caté­gorie sociale, Bern­hard passe la société bour­geoise au crible et traque une à une, pièce après pièce, les dif­férentes com­mu­nautés qui la com­posent : l’élite artis­tique et cul­turelle dans LES CÉLÈBRES ET MAÎTRE ; l’élite sociale dans EMMANUEL KANT et dans ÉLISABETH II ; l’élite poli­tique dans LA SOCIÉTÉ DE CHASSE, dans LE RÉFORMATEUR et dans LE PRÉSIDENT ; la troupe d’artistes médiocres dans LA FORCE DE L’HABITUDE et dans LE FAISEUR DE THÉÂTRE ; les com­mu­nautés fes­tives occa­sion­nelles dans LE FAISEUR DE THÉÂTRE (pub­lic de théâtre ) et dans MINETTI ( par­tic­i­pants à la fête ) ; celle des hand­i­capés tenus à l’écart de la société dans UNE FÊTE POUR BORIS ; la com­mu­nauté juive de Vienne dans PLACE DES HÉROS ; la famille bour­geoise dans DÉJEUNER CHEZ WITTGENSTEIN, dans LE FAISEUR DE THÉÂTRE et dans AVANT LA RETRAITE.

Bern­hard place presque sys­té­ma­tique­ment ses pro­tag­o­nistes réfrac­taires dans des sit­u­a­tions de ren­con­tre avec un tel « milieu » déjà con­sti­tué dont il font, en principe, par­tie. Ce qui est en jeu dans ses pièces, c’est vis­i­ble­ment le com­porte­ment de l’individu face à un groupe qui présente néces­saire­ment, en tant que com­mu­nauté, une offre iden­ti­taire au per­son­nage. La com­mu­nauté pro­pose au per­son­nage une façon spé­ci­fique et ras­sur­ante car partagée – de se posi­tion­ner dans les champs social, sym­bol­ique et méta­physique, tout en exerçant sur lui une forte pres­sion sociale pour l’obliger à se con­former aux attentes du groupe et à s’intégrer à la com­mu­nauté. C’est pour cela que la dra­maturgie sta­tique de Bern­hard con­naît pour seule action extérieure tan­gi­ble le rit­uel social : anniver­saire, funérailles, chas­se, repas famil­ial, spec­ta­cle, répéti­tion de quin­tette, fête mondaine, décerne­ment d’un titre, etc. La fonc­tion sym­bol­ique de tels rit­uels est bien sûr de réaf­firmer de façon plus ou moins solen­nelle la cohé­sion et les valeurs com­munes de la com­mu­nauté. Or ils sont mon­trés par Bern­hard comme une ten­ta­tive de domp­tage des indi­vidus. Les con­flits ne sont pas absents de cette dra­maturgie les nom­breuses con­stel­la­tions tri­an­gu­laires avec des enjeux d’infidélité, d’inceste et d’adultère en témoignent, mais, au moment décisif de la con­fronta­tion, ils sont relégués à un niveau souter­rain, comme étouf­fés par l’enjeu com­mu­nau­taire qui leur met une sour­dine en imposant aux per­son­nages des sché­mas d’action pré­fab­riqués. Comme le rit­uel social com­mande une parole chorale et exclut du même coup le dia­logue comme mode d’affrontement direct et vio­lent entre indi­vidus, la seule pos­si­bil­ité qui reste aux per­son­nages pour man­i­fester leur désac­cord est le com­porte­ment déviant : la mise en scène d’une révolte ou d’un sab­o­tage. Celui-ci s’articule sous la forme d’un refus de parole ou de nour­ri­t­ure, d’un excès de parole, d’un sur­in­vestisse­ment dans une action autorisée ou encore d’un détourne­ment de la sit­u­a­tion imposée par le moyen d’une parole ou d’une action inadéquate (qui peut aller jusqu’au sui­cide).

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Kerstin Hausbei
Kerstin Hausbei est maître de conférences à l’Université Paris 3 - Sorbonne nouvelle et dramaturge....Plus d'info
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