THOMAS BERNHARD, que l’on a souvent qualifié comme l’artiste par excellence du monologue, n’est probablement pas l’auteur qui vient le plus spontanément à l’esprit de celui qui s’intéresse à la choralité dans le drame contemporain. Ses pièces ne sont- elles pas entièrement dominées par ces grands solistes, ces personnages reclus, solitaires, misanthropes et pourtant fort éloquents, sinon bavards – les « rôles Minetti » selon l’heureuse expression de Hilde Haider-Pregler1 –, secondés par l’Autre réduit à sa plus petite dimension, un réceptacle passif qui subit sans débordement notable ce puissant flot de paroles qui se déverse inexorablement sur lui et auquel il oppose comme seule résistance son mutisme obstiné ? Certes. Mais qu’on se souvienne également du sinistre tableau des treize culs-de-jatte quasi-homonymes2 qui forment, dans sa première pièce, UNE FÊTE POUR BORIS, une réplique parodique à la Sainte Cène. Et aussi du quintette forcé, réuni après maintes péripéties dans la cacophonie finale de LA FORCE DE L’HABITUDE, puis des personnages masqués, infirmes et presque muets qui consacrent au rite archaïque de la Saint Sylvestre en défilant, telle une parodie du dithyrambe grec, dans le dos du vieux comédien et ancien directeur de théâtre Minetti dans la pièce éponyme, sans oublier la délégation grotesque composée de dignitaires municipaux et universitaires qui décernent, dans LE RÉFORMATEUR, le titre de docteur honoris causa au personnage titre, l’accueillant de façon solennelle au sein de leur communauté en répétant toujours trois fois des formules de convenance comme s’il s’agissait de paroles magiques. Si l’on définit la choralité avec Martin Mégevand comme la « présence d’un chœur implicite dans une pièce », il faut bien admettre que ces chœurs clandestins ne manquent dans pratiquement aucune des pièces de Bernhard !
C’est à juste titre que le metteur en scène Claus Peymann rapproche l’ensemble des pièces de Bernhard du topos iconographique de la danse des morts, tout en insistant sur le fait qu’il s’agit bien d’une version sécularisée « bourgeoise » – du modèle transcendantal. Cette précision est cruciale. Car le fait que Bernhard truffe ses pièces d’allusions à des schémas d’action ritualisés et à des modèles iconographiques issus du domaine religieux et qu’il dénonce par ces parodies la survivance de ces rituels comme un simulacre de sens, une gesticulation maladroite dans le vide ontologique jadis diagnostiqué par Georges Lukács, ne doit pas masquer les enjeux sociologiques et politiques que revêtent ces motifs dans sa dramaturgie. On change dès lors de perspective. Le chœur n’est plus envisagé dans sa fonction de mise en relation avec une instance transcendantale, mais dans sa morphologie même, en tant que communauté, c’est-à-dire comme le résultat d’une organisation spécifique de la vie en commun des hommes.
Définissons dans un premier temps la communauté comme l’échelle intermédiaire et l’instance de médiatisation dans la relation de l’individu à la société. On peut alors envisager une première fonction importante que Bernhard confie à la choralité dans la relation avec le spectateur. Car elle aide alors à resserrer et à cibler, en dépit des propos souvent généralisant tenus par les personnages principaux, la problématique des pièces par l’indication d’un « milieu ». La choralité produit un cadrage au sens photographique du terme. Pour obtenir une plus grande netteté de l’image, Bernhard isole généralement la communauté visée, mais il signale le caractère communautaire de celle-ci en faisant intervenir au moins un personnage qui ne fait pas partie de la communauté. Quand ce ne sont pas les personnages principaux, il s’agit souvent des domestiques à qui manque le signe distinctif de la communauté : dans UNE FÊTE POUR BORIS, Johanna a ses jambes, dans PLACE DES HÉROS, Mme Zittel et Herta ne sont ni juives ni issues de la grande bourgeoisie, la dame en robe rouge dans MINETTI ne participe pas à la fête collective, etc. Parfois, un simple geste d’exclusion peut suffire pour indiquer l’existence d’un tel personnage extra-communautaire. Le début d’AVANT LA RETRAITE montre cette technique de façon exemplaire : « Vera ferme la porte de gauche : Elle est partie ». Elle, c’est la bonne qui jouit d’un jour de congé parce que la famille a besoin d’être seule pour fêter, sans témoins embarrassants, l’anniversaire de Himmler.
Ce travail de focalisation à vue incite bien sûr le spectateur à se méfier de deux types de malentendus qui ont parfois marqué la réception du théâtre de Bernhard : la généralisation dont il était question plus haut, concernant à confondre condition sociale et condition humaine et à interpréter tout signe distinctif de la communauté comme une caractéristique de l’homme face à ( l’absence de ) Dieu, et celle concernant à interpréter la communauté non pas comme une partie parmi d’autres de la société, mais comme sa métonymie et à lui accorder de cette manière un statut représentatif. Dès lors que le spectateur accepte le contrat initial de focalisation et admet du même coup l’existence d’un hors-champ extra-communautaire, la danse de morts bourgeoise peut se déployer sous ses yeux. Car tout comme le modèle iconographique décline la même situation pour chaque catégorie sociale, Bernhard passe la société bourgeoise au crible et traque une à une, pièce après pièce, les différentes communautés qui la composent : l’élite artistique et culturelle dans LES CÉLÈBRES ET MAÎTRE ; l’élite sociale dans EMMANUEL KANT et dans ÉLISABETH II ; l’élite politique dans LA SOCIÉTÉ DE CHASSE, dans LE RÉFORMATEUR et dans LE PRÉSIDENT ; la troupe d’artistes médiocres dans LA FORCE DE L’HABITUDE et dans LE FAISEUR DE THÉÂTRE ; les communautés festives occasionnelles dans LE FAISEUR DE THÉÂTRE (public de théâtre ) et dans MINETTI ( participants à la fête ) ; celle des handicapés tenus à l’écart de la société dans UNE FÊTE POUR BORIS ; la communauté juive de Vienne dans PLACE DES HÉROS ; la famille bourgeoise dans DÉJEUNER CHEZ WITTGENSTEIN, dans LE FAISEUR DE THÉÂTRE et dans AVANT LA RETRAITE.
Bernhard place presque systématiquement ses protagonistes réfractaires dans des situations de rencontre avec un tel « milieu » déjà constitué dont il font, en principe, partie. Ce qui est en jeu dans ses pièces, c’est visiblement le comportement de l’individu face à un groupe qui présente nécessairement, en tant que communauté, une offre identitaire au personnage. La communauté propose au personnage une façon spécifique et rassurante car partagée – de se positionner dans les champs social, symbolique et métaphysique, tout en exerçant sur lui une forte pression sociale pour l’obliger à se conformer aux attentes du groupe et à s’intégrer à la communauté. C’est pour cela que la dramaturgie statique de Bernhard connaît pour seule action extérieure tangible le rituel social : anniversaire, funérailles, chasse, repas familial, spectacle, répétition de quintette, fête mondaine, décernement d’un titre, etc. La fonction symbolique de tels rituels est bien sûr de réaffirmer de façon plus ou moins solennelle la cohésion et les valeurs communes de la communauté. Or ils sont montrés par Bernhard comme une tentative de domptage des individus. Les conflits ne sont pas absents de cette dramaturgie les nombreuses constellations triangulaires avec des enjeux d’infidélité, d’inceste et d’adultère en témoignent, mais, au moment décisif de la confrontation, ils sont relégués à un niveau souterrain, comme étouffés par l’enjeu communautaire qui leur met une sourdine en imposant aux personnages des schémas d’action préfabriqués. Comme le rituel social commande une parole chorale et exclut du même coup le dialogue comme mode d’affrontement direct et violent entre individus, la seule possibilité qui reste aux personnages pour manifester leur désaccord est le comportement déviant : la mise en scène d’une révolte ou d’un sabotage. Celui-ci s’articule sous la forme d’un refus de parole ou de nourriture, d’un excès de parole, d’un surinvestissement dans une action autorisée ou encore d’un détournement de la situation imposée par le moyen d’une parole ou d’une action inadéquate (qui peut aller jusqu’au suicide).