Le théâtre comme art d’animation : événement qui se détermine, se réalise et, par conséquent, se justifie dans l’acte lui-même. « Le thé/Ure vit au théâtre, ou dans un lieu qui devient théâtre, mais non sur le papier. Les acteurs sont de chair et d’os, et les mots imprimés ne peuvent jouer à leur place ». Tels sont les principes de la Compagnie du Collectif, qui se produit au Teatro Due (Théâtre Deux), le second théâtre de Parme (après le Regio) (Théâtre Royal), de type alternant. Ce sont d’excellents principes de programme, comme tous les programmes de théâtre, pourvu qu’il y ait un public, c’est-à-dire l’autre face du spectacle, en plus des acteurs. Le public est fait en majorité de jeunes, qui se sentent engagés dans les entreprises théâtrales du Due comme si c’était leur bien personnel. La raison en est évidente, même sans connaître la nature et la qualité des spectacles montés par le Collectif. La compagnie a une origine universitaire, elle est. pratiquement, l’émanation directe d’un travail accompli par le CUT (Centro Universitario Teatrale — Centre Universitaire de Théâtre) entre les années 1952 et 1968 – 69, époque où l’expérience s’est arrêtée à la suite de la contestation étudiante.
Des acteurs comme Sergio Reggi, Giancarlo llari, Francesco Sciacco, Tito Livio Rossi ; des metteurs en scène comme Giorgio Pressburger et surtout Bodgan Jerkovic, sans compter la direction de Renato Falavigna (auteur également des musiques de scène), l’intervention de personnalités comme Pasolini, ont donné au CUT de Parme un relief international, le mettant en mesure de rivaliser avec des compagnies comme celles de Cà Foscari, de la Sorbonne et de Bristol. Les étudiants ont aussi à leur actif l’institution d’un festival universitaire international à Parme, unique dans son genre en Italie, qui a invité, outre des troupes universitaires, des ensembles expérimentaux de haut niveau, comme le Living Theater, le Théâtre Marowitz ou la Quadra. Des cendres du CUT est né, en 1971, le Collectif, tandis que quelques uns des anciens acteurs formaient le noyau, le petit noyau, de la Pedana.
Le Collectif peut, maintenant, faire état de ses résultats. Considérée comme l’une des dix coopératives les plus solides et les plus importantes du marché théatral italien, l’ensemble de sa production atteint, actuellement, une vingtaine de spectacles pour un total de 1.500 représentations. L’énumération des titres indique les critères du choix. Il suffit de la parcourir pour reconnaître une orientation qui tend à concilier les solutions exaltantes d’une première phase agressive. d’agit-prop, et l’engagement civique et culturel qui ne peut se limiter à la prise de position partisane. La dernière réalisation, Hamlet, de Shakespeare, démontre particulièrement cette attitude du Collectif. Celui-ci, ayant assumé une responsabilité précise, a mis au point un document, que nous reproduisons partiellement, pour justifier la raison d’être du « hasard », qui ne prétend plus être le théâtre de la tradition, mais un espace théâtral quelconque.
«Le hasard se substitue au destin », propriétaire de l’ancien théâtre, du grand théâtre héroïque de célébration. ““Les grandes actions deviennent des gaffes, même si elles ne sont pas toujours inutiles. Ainsi en est-il de ce temps disloqué -· comme il est dit aussi dans Hamlet1 — et nous ajouterons que notre théâtre aussi sera disloqué, nous le serons sur la scène, et le public au-dessous. Alors nous serons tous prêts pour dire cette fable sans conclusion et contradictoire, où le sang, les larmes et la sueur sont authentiques, mais inutiles, et où les acteurs peuvent aussi mettre en cause leur dimension,hamlétique personnelle, hamlétique jusque dans le quotidien ».
L’éventualité hamlétique d’un bouleversement critique de la condition humaine n’a pas empêché les acteurs (Roberto Abbati, Paolo Bocelli, Gigi Dall’Aglio, Giorgio Gennari, Tania Rocchetta, Marcello Vazzoler), l’auteur des costumes Nica Magnani et l’éclairagiste Giulano Viani, de monter leur Hamlet d’une manière très spirituelle. Il s’est promené de Nancy à Francfort et à Milan ; il a amusé et il a·été bien accueilli par les journalistes. Et ceci alors que l’espace quelconque du Due se multiplie. Les plus grandes nouveautés sont la programmation de concerts (classiques et d’avant-garde), de cours pour les acteurs et l’absorption du Théâtre des Briciole (Théâtre des Miettes), une coopérative qui donne des spectacles de marionnettes et de guignol. Originaires de Reggio, les magiciens — Bercini, Cavallari, Ferraboschi, Jotti, Matteucci, Molnar, Quintavalla, Rabitti, Sarzi, Madidini, Stori — s’adressent aux enfants avec un art qui a été jugé d’excellente qualité, dynamique, original, et d’une technique avancée dans l’emploi des éclairages et du mouvement.
Si l’on regarde dans les poches des critiques, c’est-à-dire dans leurs notes, où ils recueillent leurs impressions sur Hamlet, l’œuvre du Collectif dévoile ses perspectives et dénude son squelette. Paolo Emilio Poesio, dans La Nazione, entre avec décision dans le spectacle et n’en déplace pas une virgule : « Nous nous trouvons aux confins de la parodie, sans y tomber ; et si le jeu a volontairement un style cabotin, il traduit l’absence de cabotinisme de ces acteurs (qui sont professionnellement tout à fait en règle), il est vrai aussi que dépouillé des oripeaux, des superstructures scéniques et des préoccupations de toute exégèse, cet Hamlet tient. Il se révèle incroyablement plein d’allusions à notre temps, la pourriture n’est plus seulement au Royaume de Danemark et rien n’empêche qu’Horatio ne soit, comme certains devins classiques, complètement aveugle (mais voyant), que Yorick ne soit pas mort et soit là à troubler, par ses fantaisies clownesques, le climat de folie d’Elseneur. En somme, Hamlet, c’est nous : et pour nous le rappeler voipi l’apparition d’une fameuse page de Pasolini, moins gratuite qu’il ne pourrait sembler (entre autre, parce qu’elle est orchestrée très spirituellement sur l’écho d’un rappel verbal : Hécube citée par Ham/et à propos des comédiens et Cuba de Fidel Castro), et voici « l’être ou ne pas être » lancé pour remplir, dilaté jusqu’au délire verbal, un possible entracte”·
La même impression, exprimée par la formule rhétorique de question et réponse, a donné l’éveil à Paolo A. Paganini, de La Notte. qui souligne, et approuve, le principe directeur de l’œuvre : ““Veux-tu voir quel Ham/et nous sommes ? Mais le public rit d’Hamlet qui vomit du yaourt et jette sur le parterre des livres de poches ; il rit de Polonius qui a toujours ses poches pleines de bonbons ; il rit d’Horatio qui est aveugle et joue de l’harmonica ; il rit des comédiens, qui boivent du café et mangent de la brioche ; il rit de l’idée d’un spectre qui parcourt l’Europe et est la crise du marxisme ; il rit à la pensée que les rêves de 68, au bout de.douze ans, sont tous morts. Mais ce personnage al/usivement disloqué, comme nous tous, pauvres planches à la dérive, a justement voulu représenter, dans un rire homériqµe de bande dessinée, notre actuelle condition humaine, ou est-ce que, dans ce but, Ham/et s’est transformé en Yorick le bouffon, roi des clowns dans un monde de paillasses ? Le doute demeure, mais nous rions, et de cela aussi ».
C’est justement sur le comment et le pourquoi en rire que Domenico Rigotti note, dans L’Avvenire, les origines de l’humour de cet Hamlet du Collectif, s’il faut ici parler d’humour, ou de caricature, ou de satire, ou d’un anéantissement de l’humour par l’épuisement du rire dans la rage. « Cet Hamlet est né dans les brumes et les brouillards du Po. Il vient de Parme, il porte des jeans et, quelquefois, il se couvre le visage du passemontagne violet des autonomes. On suppose qu’il a déjà lu Lacan et Deleuze, étant donné que son ami Horatio, ici avec des lunettes noires et une canne,.fui apporte les livres de Glucksmann et de Foucault, qui, d’ailleurs, sont jetés sur le parterre. Comme ses compagnons dans ce décor qui est seulement un plateau en désordre, une sorte de grenier poussiéreux où finissent les objets qui nous ont appartenu jadis (même les vieux décors de théâtre), il porte des sabots noirs. Aussi loin que possible, et tout en respectant totalement le texte de Shakespeare, il tente de refléter la réalité névrotique de la jeunesse d’aujourd’hui.
Amleto
(Hamlet)
de Will’iam Shakespeare
par La Compagnia del colletivo de Parme
Décor et costumes : Nica Magnagni