La situation de Bertolt Brecht par rapport à la politique culturelle officielle des ex-pays de l’Est était assez paradoxale. Je vais essayer de raconter brièvement comment était perçu son théâtre pendant les années soixante, de l’autre côté du « rideau de fer ».
Sur le plan idéologique, Brecht était en quelque sorte « l’auteur officiel » du Parti communiste, et pour nous, futurs metteurs en scène, cette facette de son théâtre n’avait rien d’attrayant. Il ne faisait que prolonger l’éducation idéologique à laquelle nous avions été soumis depuis notre plus tendre enfance. Ce qui nous attirait surtout, c’était l’esthétique de son théâtre, qui était diamétralement opposée à celle de Stanislavski.
Il est important de rappeler ici qu’à cette époque, le « réalisme socialiste » n’acceptait que le système de Stanislavski. C’était en quelque sorte la bible à laquelle se référaient les ayatollahs de l’orthodoxie idéologique. Toutes les autres formes théâtrales étaient bannies et stigmatisées par les gardiens de la révolution prolétaire, comme « formalisme dangereux » et « diversion idéologique ». Or, Brecht se révoltait contre l’illusionnisme du théâtre stanislavskien. Il introduisait une forme théâtrale qui défiait les dogmes esthétiques du réalisme socialiste, mais en même temps, il était le propagandiste le plus fidèle et le plus éprouvé des idées du matérialisme marxiste.
Pour résoudre cette contradiction paradoxale, les autorités avaient inventé une stratégie non moins paradoxale : on pouvait voir les mises en scène de Brecht à Berlin ou en Europe occidentale, mais surtout pas à l’intérieur du « camp socialiste » dans lequel nous vivions. Son art était une sorte de produit d’exportation, témoignant de l’avant-gardisme du théâtre socialiste — une « vitrine » destinée aux intellectuels de l’Occident — à laquelle nous n’avions pas droit. Il est aisé de comprendre pourquoi notre attitude envers l’œuvre de Bertolt Brecht était tout à fait différente de celle de nos confrères occidentaux.
En 1967, nous savions presque tout sur la théorie brechtienne, sans avoir jamais vu un seul spectacle de lui. Avec mon ami Dimiter Gotchev, qui avait fait ses études à Berlin et qui avait le privilège de connaître ses mises en scène, nous discutions des nuits entières. Et voilà qu’en 1968 ou 1969, si ma mémoire est bonne, Mutter Courage est enfin arrivée en Bulgarie. C’était un ou deux ans avant la mort d’Hélène Weigel, et quinze ans après la première représentation donnée par le Berliner Ensemble à Paris !
Cette soirée a profondément bouleversé toutes nos conceptions théoriques : « jeu distancié », « aliénation », « théâtre didactique », etc.
Oui, ce théâtre était didactique, mais il était en même temps profondément émotionnel. On riait et on pleurait, mais pas par apitoiement sur le sort de Mutter Courage, plutôt sur sa bêtise, sur la futilité de son parcours humain dont elle était parfaitement inconsciente.
Et, à la fin, quand elle entendait la salve des fusils qui signifiait la mort de son dernier fils, toute la salle avait le souffle coupé. Comment va-t-elle réagir ? Alors Hélène Weigel se levait (je dis bien Weigel et non Mère Courage), elle arrêtait le jeu, et dans une chorégraphie où le temps s’arrêtait pour devenir une éternité, elle reculait, puis s’effondrait sur sa chaise, en ouvrant lentement la bouche…
Nous étions tous debout, émus, non par la souffrance du personnage, mais par la force esthétique avec laquelle Brecht et Weigel la traduisaient. Ce soir-là, dans la lointaine Bulgarie, l’Art avait emporté la bataille contre la grisaille du « réalisme socialiste ». Brusquement, toute la théorie du théâtre épique devenait claire pour nous : « ne pas montrer ce qui se passe, mais montrer comment cela se passe », dit Brecht. Voilà ce qui rend le spectateur intelligent et clairvoyant.
En fait, je crois que les « théoriciens de la distanciation » ont fait plusieurs erreurs majeures dans leurs différentes interprétations de ce mot magique.
Au début, la tendance était de traduire le fameux Verfremdungseffekt par « distanciation », parfois même par « aliénation » ; après, on l’a remplacé par « effet d’éloignement » et maintenant on parle plutôt d’« effet d’étrangéisation ». Je crois que, dans toutes ces interprétations, on oublie l’essentiel : c’est-à-dire le contexte dans lequel Brecht emploie cette terminologie.

