Chaplin et Brecht se sont rencontrés. Chaplin le mentionne dans son autobiographie. « Chez les Hanns Eisler nous rencontrions Bertolt Brecht, qui avait un air vigoureux avec sa tête tondue, et qui je m’en souviens fumait toujours un cigare. Des mois plus tard, je lui montrai le manuscrit de monsieur Verdoux, qu’il feuilleta. »1 Son seul commentaire fut : « Oh, vous écrivez vos textes à la chinoise. »2 Rien d’autre n’est rapporté, comme s’ils n’avaient rien eu à se dire. Ces deux hommes avaient pourtant des choses en commun.
Deux exilés
Si Chaplin vient en Amérique en 1913, Brecht y arrive en 1941. Le premier y est venu dans une troupe de music-hall, celle de Fred Karno, pour une tournée, avec un spectacle dont il était la vedette. Et il y est resté, engagé par Mack Sennet, pour tourner des comédies burlesques de la Keystone à Hollywood. Brecht, lui, se réfugie aux U.S.A. pour des raisons politiques, après l’arrivée au pouvoir d’Hitler. Pourquoi n’est-il pas allé en U.R.S.S.… ? En tout cas, il produira dans le pays du capitalisme par excellence de grandes œuvres de sa maturité (la résistible ascension d’Arturo Ui en 1941, son soldat Schweik en 1943, le cercle de craie caucasien en 1944…). Ces deux Européens se sont épanouis aux États-Unis, tout en étant en tension avec le Système. Tous deux, inquiétés par la même chasse aux sorcières, seront appelés devant la Commission des Activités anti-américaines3. Et chacun, en plein maccarthysme, connaîtra un nouvel exil. Brecht revient dans son pays natal, en Allemagne de l’Est, en 1947, où il fonde le Berliner Ensemble qui va faire triompher son théâtre. Il avait pensé un moment s’établir à Zürich. Chaplin, qui ne retourne pas en Angleterre, s’installe en Suisse en 1952 pour ne produire que deux films, le roi à New York (une critique de la période fasciste américaine) et la comtesse de Hong Kong (une comédie avec Sophia Loren et Marlon Brando). Il avait, lui, sa gloire derrière lui.
L’idéologie
Si Brecht est le porte-parole, par le théâtre, de l’idéologie communiste — sainte Jeanne des abattoirs se termine sur un panégyrique du Parti4 — Chaplin a été souvent taxé de Rouge aux États-Unis. En 1921, quand Chaplin fait sa première tournée en Europe, avec le Kid, un journaliste lui demande s’il est communiste. Il répond que toute expérience humaine l’intéresse. Et il était question qu’il aille en U.R.S.S. Lénine aurait dit que l’homme qu’il aurait le plus aimé voir était Chaplin. Mais il a été déconseillé à Chaplin de s’y rendre.5
Les plus grands cinéastes soviétiques l’adorent. Eisenstein, qui le rencontrera à Hollywood, écrira un des textes les plus pénétrants sur lui. Et Alexander Lejtès, disciple de Jdanov, reprochera à Bleiman d’avoir écrit de Charlot qu’il est « la figure la plus mémorable de l’humanité »6 (alors que ce vagabond, selon le censeur, n’est pas un héros positif de la Révolution). Et quand Chaplin prépare les Temps modernes en 1935, il lance lui-même la rumeur que Chaplin est en train de faire un film marxiste. À sa sortie, ce long métrage sera d’ailleurs éreinté par la presse de droite, qui l’attaque habilement sur la forme en disant que le film est mal construit, ce qui est faux, mais il a une structure ouverte, non hollywoodienne, en tableaux, de fait davantage comme les pièces de Brecht.7 Et avec un roi à New York, satire de l’époque qui a condamné les Rosenberg, Chaplin fait parler son propre fils Michaël, dans une école progressive de surdoués, comme un marxiste pur et dur. Chaplin avouera que lui-même n’a jamais lu Karl Marx.
Les gueux
Mais Brecht n’est pas davantage conforme aux canons jdanoviens. Si Eisenstein avait eu un moment le projet de mettre en film le Capital, Brecht ne met même pas au théâtre Octobre, ou la Mère de la révolution (comme Poudovkine), ou le kolkhozien modèle de la Terre (voir Dovjenko). Roland Barthes le rapproche plutôt de Chaplin. La force chez Chaplin est de prendre l’homme « au-dessous de la prise de conscience politique », comme chez Brecht, dit-il8, et de conclure : « Son anarchie, discutable politiquement, représente en art la forme peut-être la plus efficace de la révolution. »9
En tout cas, l’Opéra de quat’sous (1928) de Brecht lance la métaphore du gangster et de la mafia pour stigmatiser déjà les nazis, ce qui est repris dans M le maudit de Fritz Lang (1931), chez Pabst (Die Dreigroschen Oper), et dans la résistible ascension d’Arturo Ui (1941). Seulement, celui qui a popularisé le gueux, c’est d’abord Chaplin avec son vagabond. Et il se sert de son tramp (vagabond, clochard) très tôt pour faire une critique sociale. Plus Charlot est faussement accusé, plus la société est coupable. Charlot est le fer de lance de la diatribe de Chaplin.
Le cinéaste tourne ainsi une vie de chien (1918), Charlot soldat (1918), le Kid (1921), les Lumières de la ville (1931), où le riche est montré dans toute son inhumanité quand il laisse enfermer Charlot en prison. Chaplin, qui dominait le monde du spectacle, est un homme de grande synthèse, acteur, scénariste, metteur en scène, réalisateur, producteur, compositeur. Il a intégré la commedia dell’arte (Arlequin sensuel, il évolue en Pierrot sentimental). Il conjugue avec virtuosité les genres du tragique et du comique. Et pour se renouveler, il semble s’ouvrir à d’autres influences. City Lights est peut-être le plus pirandellien de ses films (la schizophrénie du riche fait penser à Chacun sa vérité, à l’incommunicabilité, grand thème du dramaturge italien alors célèbre). Et Brecht, qui fait parler de lui ensuite, interpelle Chaplin, dirait-on, au point que ce dernier va donner des films axés plus directement sur l’actualité sociale et politique.
Il l’avait déjà fait antérieurement, notamment avec son film pacifiste (1918), mais avec Modern Times (1936), il adopte en outre une forme en tableaux, dégagée du scénario ordinaire, si bien que la presse de Hearst a dénigré cette œuvre en la qualifiant de « mise bout à bout de courts métrages ». Certes, l’attaque de Chaplin est frontale. Le père de la gamine est tué dans Modern Times, comme le père du garçon dans Intolérance (Griffith, 1916). Ce film américain, dans sa partie moderne, fut un modèle recommandé par Lénine lui-même dans les écoles de cinéma, si bien que la grève avec mort d’homme est devenue un cliché dans les classiques du cinéma muet soviétique. Mais la mise en récit de Chaplin ne dérive pas de la dramaturgie révolutionnaire d’U.R.S.S. Modern Times, qui est son film le plus keatonien par son exploitation du thème de la machine, apparaît le plus brechtien par sa critique sociale comme par sa structure libre.

En revanche, l’influence de Chaplin sur Brecht apparaît — outre la poésie du gueux — dans au moins deux pièces. Maître Puntila et son valet Matti fait penser à la situation de City Lights. Puntila, grand propriétaire foncier, est, comme le millionnaire de City Lights, un alcoolique invétéré, plein d’humanité quand il est ivre, capable d’amitié, même avec son valet. Mais dès qu’il est à jeun, il redevient le richard sans cœur, égoïste, méprisant. « Qui es-tu ? » fait Puntila à son valet. « Je ne te connais pas. »10 Dans ses « accès de sobriété », « il n’a plus le sens de l’amitié ».11 « C’est une chance pour son entourage qu’il ait des moments où il boit. »12 C’est ainsi que le millionnaire agit avec Charlot : ils ont beau avoir été les plus grands amis du monde la veille, le riche ne reconnaît plus le pauvre le lendemain. Chez Brecht, cela n’a pas grande importance pour le valet qui passe à son maître ses caprices. Mais dans Les Lumières de la ville, cette attitude entraîne la chute de Charlot. Ce dernier perd la possibilité de passer pour un gentleman auprès de la jeune fille aveugle qui le fantasme en homme de la haute.
Le caractère maniaco-dépressif du riche est la cause d’un scénario à rebondissements, avec Charlot qui, subissant le destin, connaît ainsi des hauts et des bas. Puntila, dégrisé, mal dans sa peau, intime un jour à Matti : « — Donne ta veste… C’est mon portefeuille, non ? », comme si son valet l’avait volé. Eva à Matti : « Pourquoi ne vous défendez-vous pas ? Nous savons tous qu’il donne toujours son portefeuille aux autres pour payer quand il a bu. »
Mais, si Puntila renvoie les ouvriers — qu’il avait embauchés lorsqu’il était dans sa joyeuse phase éthylique —, il garde son valet Matti, lequel un beau matin, conscient de son aliénation, s’en ira de lui-même.
Dans City Lights, il y a une scène presque identique. Charlot a réussi à convaincre le riche, aviné, d’offrir la somme nécessaire à l’opération des yeux de la fleuriste aveugle. Le millionnaire donne son portefeuille à Charlot pour qu’il en prenne tous les billets souhaités. Seulement, dans le salon, il y a deux cambrioleurs cachés qui ont assisté à la scène. Ils volent la liasse de dollars, non sans assommer le propriétaire du lieu qui, revenant à lui, ne reconnaît plus Charlot et l’accuse de l’avoir dérobé. Et Charlot sera bel et bien écroué. La fin de City Lights est une des plus poignantes de l’histoire du cinéma. L’aveugle guérie, grâce à Charlot qui la retrouve par hasard, perd ses illusions quand elle voit l’homme de ses rêves, misérable, déchu. Tandis que chez Brecht, l’épisode n’est qu’une étape sans relief dans le cheminement de Matti vers son émancipation.
Si avec Le Dictateur (1940), Chaplin est aussi antifasciste que le Brecht de Grand-peur et misère du IIIᵉ Reich (1937), il est brechtien avant Brecht, par son inénarrable satire du Führer Adolf Hitler dont la sortie en salle précède au moins d’un an la rédaction de La résistible ascension d’Arturo Ui. Le Dictateur sera aussi un modèle pour les films de Fritz Lang (The Man Hunt, 1941), d’Ernest Lubitsch (To Be or Not To Be, 1942) : dans tous ces cas, il s’agit d’abattre le tyran de l’époque (Charlot prend la place du dictateur, malgré lui ; le tireur d’élite qui vise Hitler chez Lang manque, lui, son attentat ; le comédien polonais, qui n’arrive tout au plus à jouer qu’un faux Hitler, son meilleur rôle, dans une ironie à la Lubitsch, ordonne aux deux pilotes nazis de sauter de l’avion sans parachute, et ils lui obéissent aveuglément ; mais Arturo Ui, malgré l’appel à la résistance lancé par la femme ensanglantée, accède par le crime au faîte du pouvoir où il se maintient par la terreur).
Chaplin aurait donc devancé sur son propre terrain Brecht, à qui revenait la critique du fascisme allemand, responsable de son exil, à travers le Führer soutenu par le grand capital d’Allemagne, celui du bassin industriel de la Ruhr.
Si la genèse de la pièce de Brecht semble de 1941, l’épilogue, lui, date de l’après-guerre, puisqu’il dit :
« Voilà ce qui a failli dominer une fois le monde.
Les peuples ont fini par en avoir raison. »13
Mais nul ne doit chanter victoire hors saison :
Le ventre est encore fécond, d’où a surgi la chose immonde. »
Et là, Brecht fait une allusion peut-être à la dérive d’extrême droite américaine — expression d’un nouveau capitalisme, le complexe militaro-industriel d’Outre-Atlantique — dont il a aussi été victime, et qui va se développer à la faveur de la guerre froide, notamment dans l’Allemagne de l’Ouest.14 Si Chaplin a déjà lancé Charlot dans l’aventure d’une épopée — comme Shoulder Arms (1918) ou The Gold Rush (1925) — avec The Great Dictator, il l’inscrit dans le « récit épique » qui explique l’Histoire en train de se produire sous nos yeux, prôné par Brecht. Et pour en donner la mesure exacte, sinon pour influer sur les événements, voire transformer le monde, il adopte une même distance critique.
La distanciation de Brecht est en fait également une expression de l’humour. Freud définit l’humoriste comme celui qui, pour se défendre d’un traumatisme, se regarde de haut comme l’adulte le regardait enfant quand il pleurait et se moquait gentiment de lui pour relativiser le mal.15 Et Brecht recommandait à ses comédiens, de même, de ne pas adhérer au personnage, mais de le regarder de l’extérieur et de le montrer aux autres, pour qu’ils puissent le juger. Certes, chez Brecht, cela correspondait à une volonté de briser la communion quasi religieuse du comédien et de son héros, mais aussi de casser le lien mystique de la salle et de la scène. En un mot, cette non-identification était un moyen de combattre la fascination dont se nourrissait le culte du chef.
La distance critique offrait un modèle diamétralement opposé à la relation fusionnelle exigée par l’acteur de l’Histoire, le chancelier du IIIᵉ Reich. Cette forme était anti-fasciste par excellence. Et avec Arturo Ui, la tribune où le gangster fait son discours final devient un guignol, sans doute tragique, mais suffisamment grotesque pour qu’on ne puisse y adhérer, et qu’on veuille le combattre. Et c’est ce que dit l’épilogue :

