Chaplin et Brecht

Chaplin et Brecht

Le 10 Jan 2004

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La scène polonaise-Couverture du Numéro 81 d'Alternatives ThéâtralesLa scène polonaise-Couverture du Numéro 81 d'Alternatives Théâtrales
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Chap­lin et Brecht se sont ren­con­trés. Chap­lin le men­tionne dans son auto­bi­ogra­phie. « Chez les Hanns Eisler nous ren­con­tri­ons Bertolt Brecht, qui avait un air vigoureux avec sa tête ton­due, et qui je m’en sou­viens fumait tou­jours un cig­a­re. Des mois plus tard, je lui mon­trai le man­u­scrit de mon­sieur Ver­doux, qu’il feuil­leta. »1 Son seul com­men­taire fut : « Oh, vous écrivez vos textes à la chi­noise. »2 Rien d’autre n’est rap­porté, comme s’ils n’avaient rien eu à se dire. Ces deux hommes avaient pour­tant des choses en com­mun.

Deux exilés

Si Chap­lin vient en Amérique en 1913, Brecht y arrive en 1941. Le pre­mier y est venu dans une troupe de music-hall, celle de Fred Karno, pour une tournée, avec un spec­ta­cle dont il était la vedette. Et il y est resté, engagé par Mack Sen­net, pour tourn­er des comédies bur­lesques de la Key­stone à Hol­ly­wood. Brecht, lui, se réfugie aux U.S.A. pour des raisons poli­tiques, après l’arrivée au pou­voir d’Hitler. Pourquoi n’est-il pas allé en U.R.S.S.… ? En tout cas, il pro­duira dans le pays du cap­i­tal­isme par excel­lence de grandes œuvres de sa matu­rité (la résistible ascen­sion d’Arturo Ui en 1941, son sol­dat Schweik en 1943, le cer­cle de craie cau­casien en 1944…). Ces deux Européens se sont épanouis aux États-Unis, tout en étant en ten­sion avec le Sys­tème. Tous deux, inquiétés par la même chas­se aux sor­cières, seront appelés devant la Com­mis­sion des Activ­ités anti-améri­caines3. Et cha­cun, en plein mac­carthysme, con­naî­tra un nou­v­el exil. Brecht revient dans son pays natal, en Alle­magne de l’Est, en 1947, où il fonde le Berlin­er Ensem­ble qui va faire tri­om­pher son théâtre. Il avait pen­sé un moment s’établir à Zürich. Chap­lin, qui ne retourne pas en Angleterre, s’installe en Suisse en 1952 pour ne pro­duire que deux films, le roi à New York (une cri­tique de la péri­ode fas­ciste améri­caine) et la comtesse de Hong Kong (une comédie avec Sophia Loren et Mar­lon Bran­do). Il avait, lui, sa gloire der­rière lui.

L’idéologie

Si Brecht est le porte-parole, par le théâtre, de l’idéologie com­mu­niste — sainte Jeanne des abat­toirs se ter­mine sur un pané­gyrique du Par­ti4 — Chap­lin a été sou­vent taxé de Rouge aux États-Unis. En 1921, quand Chap­lin fait sa pre­mière tournée en Europe, avec le Kid, un jour­nal­iste lui demande s’il est com­mu­niste. Il répond que toute expéri­ence humaine l’intéresse. Et il était ques­tion qu’il aille en U.R.S.S. Lénine aurait dit que l’homme qu’il aurait le plus aimé voir était Chap­lin. Mais il a été décon­seil­lé à Chap­lin de s’y ren­dre.5
Les plus grands cinéastes sovié­tiques l’adorent. Eisen­stein, qui le ren­con­tr­era à Hol­ly­wood, écrira un des textes les plus péné­trants sur lui. Et Alexan­der Lejtès, dis­ci­ple de Jdanov, reprochera à Bleiman d’avoir écrit de Char­lot qu’il est « la fig­ure la plus mémorable de l’humanité »6 (alors que ce vagabond, selon le censeur, n’est pas un héros posi­tif de la Révo­lu­tion). Et quand Chap­lin pré­pare les Temps mod­ernes en 1935, il lance lui-même la rumeur que Chap­lin est en train de faire un film marx­iste. À sa sor­tie, ce long métrage sera d’ailleurs érein­té par la presse de droite, qui l’attaque habile­ment sur la forme en dis­ant que le film est mal con­stru­it, ce qui est faux, mais il a une struc­ture ouverte, non hol­ly­woo­d­i­enne, en tableaux, de fait davan­tage comme les pièces de Brecht.7 Et avec un roi à New York, satire de l’époque qui a con­damné les Rosen­berg, Chap­lin fait par­ler son pro­pre fils Michaël, dans une école pro­gres­sive de sur­doués, comme un marx­iste pur et dur. Chap­lin avouera que lui-même n’a jamais lu Karl Marx.

Les gueux

Mais Brecht n’est pas davan­tage con­forme aux canons jdanoviens. Si Eisen­stein avait eu un moment le pro­jet de met­tre en film le Cap­i­tal, Brecht ne met même pas au théâtre Octo­bre, ou la Mère de la révo­lu­tion (comme Poudovkine), ou le kolkhozien mod­èle de la Terre (voir Dov­jenko). Roland Barthes le rap­proche plutôt de Chap­lin. La force chez Chap­lin est de pren­dre l’homme « au-dessous de la prise de con­science poli­tique », comme chez Brecht, dit-il8, et de con­clure : « Son anar­chie, dis­cutable poli­tique­ment, représente en art la forme peut-être la plus effi­cace de la révo­lu­tion. »9
En tout cas, l’Opéra de quat’sous (1928) de Brecht lance la métaphore du gang­ster et de la mafia pour stig­ma­tis­er déjà les nazis, ce qui est repris dans M le mau­dit de Fritz Lang (1931), chez Pab­st (Die Dreigroschen Oper), et dans la résistible ascen­sion d’Arturo Ui (1941). Seule­ment, celui qui a pop­u­lar­isé le gueux, c’est d’abord Chap­lin avec son vagabond. Et il se sert de son tramp (vagabond, clochard) très tôt pour faire une cri­tique sociale. Plus Char­lot est fausse­ment accusé, plus la société est coupable. Char­lot est le fer de lance de la dia­tribe de Chap­lin.
Le cinéaste tourne ain­si une vie de chien (1918), Char­lot sol­dat (1918), le Kid (1921), les Lumières de la ville (1931), où le riche est mon­tré dans toute son inhu­man­ité quand il laisse enfer­mer Char­lot en prison. Chap­lin, qui dom­i­nait le monde du spec­ta­cle, est un homme de grande syn­thèse, acteur, scé­nar­iste, met­teur en scène, réal­isa­teur, pro­duc­teur, com­pos­i­teur. Il a inté­gré la com­me­dia dell’arte (Arle­quin sen­suel, il évolue en Pier­rot sen­ti­men­tal). Il con­jugue avec vir­tu­osité les gen­res du trag­ique et du comique. Et pour se renou­vel­er, il sem­ble s’ouvrir à d’autres influ­ences. City Lights est peut-être le plus piran­del­lien de ses films (la schiz­o­phrénie du riche fait penser à Cha­cun sa vérité, à l’incommunicabilité, grand thème du dra­maturge ital­ien alors célèbre). Et Brecht, qui fait par­ler de lui ensuite, inter­pelle Chap­lin, dirait-on, au point que ce dernier va don­ner des films axés plus directe­ment sur l’actualité sociale et poli­tique.

Il l’avait déjà fait antérieure­ment, notam­ment avec son film paci­fiste (1918), mais avec Mod­ern Times (1936), il adopte en out­re une forme en tableaux, dégagée du scé­nario ordi­naire, si bien que la presse de Hearst a dén­i­gré cette œuvre en la qual­i­fi­ant de « mise bout à bout de courts métrages ». Certes, l’attaque de Chap­lin est frontale. Le père de la gamine est tué dans Mod­ern Times, comme le père du garçon dans Intolérance (Grif­fith, 1916). Ce film améri­cain, dans sa par­tie mod­erne, fut un mod­èle recom­mandé par Lénine lui-même dans les écoles de ciné­ma, si bien que la grève avec mort d’homme est dev­enue un cliché dans les clas­siques du ciné­ma muet sovié­tique. Mais la mise en réc­it de Chap­lin ne dérive pas de la dra­maturgie révo­lu­tion­naire d’U.R.S.S. Mod­ern Times, qui est son film le plus keatonien par son exploita­tion du thème de la machine, appa­raît le plus brechtien par sa cri­tique sociale comme par sa struc­ture libre.

Charlie Chaplin dans LES TEMPS MODERNES, © Roy Export Company Establishment.
Char­lie Chap­lin dans LES TEMPS MODERNES, © Roy Export Com­pa­ny Estab­lish­ment.

En revanche, l’influence de Chap­lin sur Brecht appa­raît — out­re la poésie du gueux — dans au moins deux pièces. Maître Pun­ti­la et son valet Mat­ti fait penser à la sit­u­a­tion de City Lights. Pun­ti­la, grand pro­prié­taire fonci­er, est, comme le mil­lion­naire de City Lights, un alcoolique invétéré, plein d’humanité quand il est ivre, capa­ble d’amitié, même avec son valet. Mais dès qu’il est à jeun, il rede­vient le richard sans cœur, égoïste, méprisant. « Qui es-tu ? » fait Pun­ti­la à son valet. « Je ne te con­nais pas. »10 Dans ses « accès de sobriété », « il n’a plus le sens de l’amitié ».11 « C’est une chance pour son entourage qu’il ait des moments où il boit. »12 C’est ain­si que le mil­lion­naire agit avec Char­lot : ils ont beau avoir été les plus grands amis du monde la veille, le riche ne recon­naît plus le pau­vre le lende­main. Chez Brecht, cela n’a pas grande impor­tance pour le valet qui passe à son maître ses caprices. Mais dans Les Lumières de la ville, cette atti­tude entraîne la chute de Char­lot. Ce dernier perd la pos­si­bil­ité de pass­er pour un gen­tle­man auprès de la jeune fille aveu­gle qui le fan­tasme en homme de la haute.
Le car­ac­tère mani­a­co-dépres­sif du riche est la cause d’un scé­nario à rebondisse­ments, avec Char­lot qui, subis­sant le des­tin, con­naît ain­si des hauts et des bas. Pun­ti­la, dégrisé, mal dans sa peau, intime un jour à Mat­ti : « — Donne ta veste… C’est mon porte­feuille, non ? », comme si son valet l’avait volé. Eva à Mat­ti : « Pourquoi ne vous défend­ez-vous pas ? Nous savons tous qu’il donne tou­jours son porte­feuille aux autres pour pay­er quand il a bu. »
Mais, si Pun­ti­la ren­voie les ouvri­ers — qu’il avait embauchés lorsqu’il était dans sa joyeuse phase éthylique —, il garde son valet Mat­ti, lequel un beau matin, con­scient de son alié­na­tion, s’en ira de lui-même.

Dans City Lights, il y a une scène presque iden­tique. Char­lot a réus­si à con­va­in­cre le riche, aviné, d’offrir la somme néces­saire à l’opération des yeux de la fleuriste aveu­gle. Le mil­lion­naire donne son porte­feuille à Char­lot pour qu’il en prenne tous les bil­lets souhaités. Seule­ment, dans le salon, il y a deux cam­bri­oleurs cachés qui ont assisté à la scène. Ils volent la liasse de dol­lars, non sans assom­mer le pro­prié­taire du lieu qui, revenant à lui, ne recon­naît plus Char­lot et l’accuse de l’avoir dérobé. Et Char­lot sera bel et bien écroué. La fin de City Lights est une des plus poignantes de l’histoire du ciné­ma. L’aveugle guérie, grâce à Char­lot qui la retrou­ve par hasard, perd ses illu­sions quand elle voit l’homme de ses rêves, mis­érable, déchu. Tan­dis que chez Brecht, l’épisode n’est qu’une étape sans relief dans le chem­ine­ment de Mat­ti vers son éman­ci­pa­tion.

Si avec Le Dic­ta­teur (1940), Chap­lin est aus­si antifas­ciste que le Brecht de Grand-peur et mis­ère du IIIᵉ Reich (1937), il est brechtien avant Brecht, par son iné­narrable satire du Führer Adolf Hitler dont la sor­tie en salle précède au moins d’un an la rédac­tion de La résistible ascen­sion d’Arturo Ui. Le Dic­ta­teur sera aus­si un mod­èle pour les films de Fritz Lang (The Man Hunt, 1941), d’Ernest Lubitsch (To Be or Not To Be, 1942) : dans tous ces cas, il s’agit d’abattre le tyran de l’époque (Char­lot prend la place du dic­ta­teur, mal­gré lui ; le tireur d’élite qui vise Hitler chez Lang manque, lui, son atten­tat ; le comé­di­en polon­ais, qui n’arrive tout au plus à jouer qu’un faux Hitler, son meilleur rôle, dans une ironie à la Lubitsch, ordonne aux deux pilotes nazis de sauter de l’avion sans para­chute, et ils lui obéis­sent aveuglé­ment ; mais Arturo Ui, mal­gré l’appel à la résis­tance lancé par la femme ensanglan­tée, accède par le crime au faîte du pou­voir où il se main­tient par la ter­reur).

Chap­lin aurait donc devancé sur son pro­pre ter­rain Brecht, à qui reve­nait la cri­tique du fas­cisme alle­mand, respon­s­able de son exil, à tra­vers le Führer soutenu par le grand cap­i­tal d’Allemagne, celui du bassin indus­triel de la Ruhr.

Si la genèse de la pièce de Brecht sem­ble de 1941, l’épilogue, lui, date de l’après-guerre, puisqu’il dit :

« Voilà ce qui a fail­li domin­er une fois le monde.
Les peu­ples ont fini par en avoir rai­son. »13
Mais nul ne doit chanter vic­toire hors sai­son :
Le ven­tre est encore fécond, d’où a sur­gi la chose immonde. »

Et là, Brecht fait une allu­sion peut-être à la dérive d’extrême droite améri­caine — expres­sion d’un nou­veau cap­i­tal­isme, le com­plexe mil­i­taro-indus­triel d’Outre-Atlantique — dont il a aus­si été vic­time, et qui va se dévelop­per à la faveur de la guerre froide, notam­ment dans l’Allemagne de l’Ouest.14 Si Chap­lin a déjà lancé Char­lot dans l’aventure d’une épopée — comme Shoul­der Arms (1918) ou The Gold Rush (1925) — avec The Great Dic­ta­tor, il l’inscrit dans le « réc­it épique » qui explique l’Histoire en train de se pro­duire sous nos yeux, prôné par Brecht. Et pour en don­ner la mesure exacte, sinon pour influer sur les événe­ments, voire trans­former le monde, il adopte une même dis­tance cri­tique.

La dis­tan­ci­a­tion de Brecht est en fait égale­ment une expres­sion de l’humour. Freud définit l’humoriste comme celui qui, pour se défendre d’un trau­ma­tisme, se regarde de haut comme l’adulte le regar­dait enfant quand il pleu­rait et se moquait gen­ti­ment de lui pour rel­a­tivis­er le mal.15 Et Brecht recom­mandait à ses comé­di­ens, de même, de ne pas adhér­er au per­son­nage, mais de le regarder de l’extérieur et de le mon­tr­er aux autres, pour qu’ils puis­sent le juger. Certes, chez Brecht, cela cor­re­spondait à une volon­té de bris­er la com­mu­nion qua­si religieuse du comé­di­en et de son héros, mais aus­si de cass­er le lien mys­tique de la salle et de la scène. En un mot, cette non-iden­ti­fi­ca­tion était un moyen de com­bat­tre la fas­ci­na­tion dont se nour­ris­sait le culte du chef.

La dis­tance cri­tique offrait un mod­èle diamé­trale­ment opposé à la rela­tion fusion­nelle exigée par l’acteur de l’Histoire, le chance­li­er du IIIᵉ Reich. Cette forme était anti-fas­ciste par excel­lence. Et avec Arturo Ui, la tri­bune où le gang­ster fait son dis­cours final devient un guig­nol, sans doute trag­ique, mais suff­isam­ment grotesque pour qu’on ne puisse y adhér­er, et qu’on veuille le com­bat­tre. Et c’est ce que dit l’épilogue :

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Écrit par Adolphe Nysenholc
Adolphe Nysen­holc est chargé de cours à l’université de Brux­elles. Auteur d’essais sur le ciné­ma (Charles Chap­lin, André...Plus d'info
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