C’est par Shakespeare que le metteur en scène polonais Krzysztof Warlikowski s’est fait connaître, de Cracovie à Paris, où il a vécu plusieurs années, étudiant en philosophie et assistant de Peter Brook — comme il le fut de Krystian Lupa. C’est encore Shakespeare qui l’aura mené au Dibbouk de Sholem An-Ski : lorsqu’il monte La Tempête, la Pologne est sous le coup des révélations concernant le massacre des Juifs de Jedwabne par les habitants de la ville, lors de la Seconde Guerre mondiale. Sa lecture de la pièce est imprégnée de l’onde de choc provoquée par Jedwabne. Aujourd’hui, Krzysztof Warlikowski prend le passé à bras le corps ; un passé dont l’ombre continue d’obscurcir le présent. Voilà pourquoi son Dibbouk est double. À la pièce de répertoire du théâtre yiddish, il ajoute, sans entracte, la nouvelle homonyme de la Polonaise Hanna Krall, extraite de son livre de récits, Preuves d’existence.
Si en hébreu, le mot dibbouk signifie « union », dans la culture yiddish il désigne aussi une âme errante qui, poussée par le désespoir, investit le corps d’un vivant. S’inspirant d’une légende folklorique hassidique, le texte de An-Ski met en scène un dibbouk ashkénaze, originaire de Pologne, tandis que dans le récit d’Hanna Krall, le dibbouk est en Amérique, où il vit encore dans le corps de son frère, enfant d’un survivant du ghetto de Varsovie… Le trouble du réel — quand le passé perdure et dépasse la raison — est tout entier à l’œuvre dans le projet de Warlikowski. Pour des raisons personnelles et grâce à un certain contexte historique qui voit la Pologne affronter ses vieux démons. Depuis la chute du Mur en 1989 jusqu’à l’entrée de la Pologne dans l’Europe élargie en mai 2004, le passé ne cesse de remonter à la surface. Concernant l’histoire juive en Pologne, avant, pendant et après la Shoah, l’événement de Jedwabne est central. Le pardon demandé publiquement aux Juifs par le Président de la République polonaise, reconnaissant ainsi que le massacre de Jedwabne fut bien exécuté sur la seule initiative des Polonais, marque véritablement une nouvelle époque. Une époque où la recherche d’une identité polonaise passe par la reconnaissance de la longue présence juive dans le pays depuis le IXᵉ siècle. Avant la Shoah, la Pologne comptait la plus importante communauté juive d’Europe, devant la Russie : des 3 250 000 Juifs polonais d’avant-guerre, seuls 250 000 avaient survécu en 1945. Sous le régime communiste, plusieurs vagues d’antisémitisme (notamment en 1968 – 69) finirent d’anéantir toute vie juive en Pologne. En 1999, on comptait entre 2 000 et 15 000 Juifs dans le pays.
Krzysztof Warlikowski : Tout d’abord, j’aime beaucoup ce texte. Au début, j’étais surtout attaché à montrer cet amour incroyable du dibbouk pour sa fiancée, Léa, dans la pièce d’An-Ski, à la façon de Roméo et Juliette. Moins un amour qu’une ressemblance, en fait, comme les jumeaux de La Nuit des rois ou Grace et son frère Graham dans Purifiés de Sarah Kane. L’idée d’un couple platonicien, les deux moitiés d’un même et seul être. Je me rappelle ma première visite dans un théâtre. C’était un théâtre yiddish, à Varsovie. Pourquoi et comment je me suis retrouvé là, je n’en sais rien, je devais avoir 13 ans, je vivais ailleurs… Aujourd’hui, ce théâtre yiddish est une tradition morte. Et pourtant, le premier théâtre à Wroclaw, par exemple, était un théâtre yiddish. Ici, il a fallu attendre les années 80 pour qu’Andrzej Wajda remonte cette pièce et l’intègre au répertoire polonais. Au début, je voulais la monter dans une synagogue. Mais ces fameuses synagogues en bois, construites il y a 300 ans en Pologne, ont toutes été brûlées pendant la Deuxième Guerre mondiale. Quand on pense aujourd’hui à cet univers qui n’existe plus et qu’on veut tenter d’approcher cette vie juive, on se confronte alors au dibbouk. Il est toujours là. D’où le rajout du texte d’Anna Krall. Il s’agit de dire que cette histoire n’est pas seulement une vieille légende juive, parce que les dibbouk sont parmi nous, ici mais aussi à New York… Chacun a probablement son propre dibbouk : obsessions, angoisses, traumatismes…
Fabienne Arvers : La situation aujourd’hui en Pologne sur la question juive a‑t-elle influé ton désir de monter Dibbouk ?
K.W. : Il se trouve que c’est mon cinquième spectacle au Théâtre Rozmaitosci de Varsovie (dirigé par Grzegorz Jarzyna). J’ai commencé avec Hamlet, puis Les Bacchantes, Purifiés de Sarah Kane et La Tempête, pour en arriver au Dibbouk. C’étaient des textes très connus, tous classiques ; même si Sarah Kane est un texte moderne, il est devenu très vite un classique. Des textes de source pour le théâtre, disons, où Dibbouk a sa place. Et au moment où j’ai mis en scène La Tempête, ce sujet juif est apparu en Pologne avec Jedwabne.
F.A. : Comment l’as-tu rendu présent dans La Tempête ?
K.W. : À la fin de la pièce, lors de la rencontre de Prospero avec les Napolitains et les Milanais, c’est ou bien le pardon ou bien la rancune. Comme la situation vécue en Pologne deux ans auparavant, avec Jedwabne, a créé une vive polémique, alors que ce sujet était tabou pendant le système communiste, il ne fallait pas y toucher. On a recommencé à en parler et on a découvert qu’à Jedwabne, il n’y avait pas d’Allemands, il n’y avait que des Polonais et ils ont tué de leur propre initiative. C’était un grand scandale, parce que même si en France, on considère les Polonais comme antisémites, en Pologne, on pense différemment. Je pense pourtant qu’on doit laver notre linge sale entre nous, les Polonais en Pologne, les Français en France, les Hollandais en Hollande. Chacun a ses problèmes… Votre antisémitisme n’est pas mon problème et j’espère qu’il n’y aura pas de jugement aussi facile de la part des Français par rapport au DIBBOUK que : « Voilà les Polonais antisémites », ce qu’on m’a déjà dit en France. Moi je comprends un peu la situation et j’agis avec elle, c’est pour ça que je fais des spectacles et que j’en parle. Au moment de Jedwabne, il y a eu une commémoration ; un monument a été érigé, où sont inscrits les noms des morts, et le Président de la République était présent ainsi que d’autres hommes politiques et d’églises. Il y avait des Juifs d’Israël et d’Amérique venus pour commémorer l’événement. Ce fut le plus grand événement politique juif en Pologne, après la guerre, en présence du Président de la Pologne qui a dit : « Pardonnez-nous. » Pour la première fois, la Pologne a déclaré cela. Il y avait les orthodoxes, les protestants, mais pas de représentants de l’église catholique… Il y avait donc un tiers de la Pologne qui ne pouvait pas avoir de relation avec ce qui se passait. Il y eut d’autres événements : le rabbin de Jedwabne, parti pour l’Amérique avant-guerre, est revenu pour la commémoration. Le prêtre, qui était déjà là aussi avant la guerre et n’a jamais quitté Jedwabne, ne s’est pas déplacé… C’étaient deux leaders religieux, encore vivants, dont l’un, le catholique, était toujours sur place alors que l’autre, qui venait de New York, a dû rendre visite au prêtre chez lui. Ils étaient copains quand ils étaient jeunes…
F. A. : Pourquoi ce prêtre n’est-il pas venu ?
K. W. : Au moment où on a découvert ça, les journaux ont commencé à écrire, et tous les habitants du village ont été considérés comme des criminels. C’est affreux pour eux, pour les autres générations et pour ceux qui ont survécu.
Pour revenir à LA TEMPÊTE, il y avait donc cette rencontre de gens qui ont fait du tort à d’autres et voulaient même leur mort. Comme ce jour de commémoration à Jedwabne : on était tous là pour se pardonner. C’est la même situation. Pour la rencontre finale dans LA TEMPÊTE entre les Milanais et les Napolitains, j’ai dressé une table comme on fait pour Noël en laissant un endroit libre pour celui qui n’a rien. Cette table de Noël, c’est quelque chose de sacré. J’avais mis une nappe blanche. Bien évidemment, la confrontation de ces gens à cette table, c’était comme Jedwabne. Miranda, c’est la famille des victimes, et les bourreaux, c’est celle de Ferdinand. Mais ce n’était pas pour montrer Jedwabne du doigt, pas du tout ; il s’agissait juste de m’en inspirer pour voir le conflit des personnages principaux et les rapports qu’ils peuvent avoir.
F. A. : Tu dis qu’il y a eu une chape de plomb pendant toute l’époque communiste, un silence sur cette question juive.
K. W. : Nous, on dépendait de la politique russe… En 1968, le premier secrétaire, disons le président polonais, a dit : « Le mal vient des sionistes, et, dans notre pays, il y a des sionistes. Il faut qu’ils s’en aillent. » La Russie, à ce moment-là, était amie avec tous les pays arabes, puisque les Américains étaient avec Israël. Donc, les Russes étaient en Égypte et les Polonais avec les Russes. Il y avait encore beaucoup de Juifs survivants de la Shoah qui vivaient en Pologne. Alors ils ont commencé le « massacre », c’est-à-dire qu’ils les ont renvoyés par la force. Aujourd’hui, cela commence à changer : les milliers de gens d’origine juive expulsés en 68 ont désormais le droit d’avoir automatiquement la nationalité polonaise. Le changement de système a provoqué une ouverture incroyable… Il n’y avait pas d’échanges avant, entre Tel-Aviv et Varsovie. Or ces gens-là étaient en symbiose parce qu’ils faisaient partie intégrante de la culture polonaise, ils étaient cultivés.
F. A. : Comment ont fait ceux qui ne sont pas partis ? Ils se sont cachés ?



