Fragments d’une totalité plus vaste

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Le 28 Jan 2004
Malgorzata Hajewska Krzysztofik, Piotr Skiba et Andrzej Hudziak dans LA PLÂTRIÈRE, de Thomas Bernhard, mise en scène de Krystian Lupa au Théâtre Stary de Cracovie, 1992. Photo M. Gardulski.
Malgorzata Hajewska Krzysztofik, Piotr Skiba et Andrzej Hudziak dans LA PLÂTRIÈRE, de Thomas Bernhard, mise en scène de Krystian Lupa au Théâtre Stary de Cracovie, 1992. Photo M. Gardulski.

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Malgorzata Hajewska Krzysztofik, Piotr Skiba et Andrzej Hudziak dans LA PLÂTRIÈRE, de Thomas Bernhard, mise en scène de Krystian Lupa au Théâtre Stary de Cracovie, 1992. Photo M. Gardulski.
Malgorzata Hajewska Krzysztofik, Piotr Skiba et Andrzej Hudziak dans LA PLÂTRIÈRE, de Thomas Bernhard, mise en scène de Krystian Lupa au Théâtre Stary de Cracovie, 1992. Photo M. Gardulski.
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La scène polonaise-Couverture du Numéro 81 d'Alternatives ThéâtralesLa scène polonaise-Couverture du Numéro 81 d'Alternatives Théâtrales
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I

Quel est le lien entre les œuvres lit­téraires vers lesquelles se tourne Krys­t­ian Lupa ? Il est dif­fi­cile de définir pré­cisé­ment les traits par­ti­c­uliers de cette lit­téra­ture. Ils ne se trou­vent pas, en effet, dans la forme des œuvres ou dans leur con­struc­tion, mais plutôt dans leur façon de con­cevoir le monde ; dans leur sen­si­bil­i­sa­tion aux motifs irra­tionnels du com­porte­ment humain, dans les aspects sym­bol­iques de l’ex­is­tence, dans un cer­tain type de con­tact humain, ain­si que dans la vision de la réal­ité dans son état de décom­po­si­tion, de crise.
De Math­ias Kor­bowa et Bel­la­trix de Witkiewicz, il dis­ait : « ce drame est génial par son thème ». Et il définis­sait ce thème comme « l’u­nion de gens qui, prof­i­tant de la sit­u­a­tion extrême du monde dans lequel ils sont amenés à vivre, aspirent à accom­plir une œuvre incon­nue jusqu’à présent, un acte de créa­tion qui les élèverait au-dessus de la reli­gion, au-dessus de l’art et, bien sûr, de la vie ».
La lit­téra­ture autrichi­enne, qu’il a mise en scène, l’at­tire par « le motif du voy­age en soi-même », et il définis­sait L’Homme sans qual­ités de Musil comme « un mod­èle d’homme qui con­stru­it en lui-même une sorte de lab­o­ra­toire véri­fi­ant le monde, avec une légèreté qua­si sui­cidaire, pari­ant sur le fait qu’il pour­rait aboutir nulle part, qu’il pour­rait aboutir à la néga­tion de tout sens ». Quant à Kalk­w­erk de Bern­hard, c’é­tait « une ten­ta­tive de pénétr­er dans la folie humaine ».

Les œuvres lit­téraires mon­tées par Lupa se situent dans un cadre tem­porel claire­ment défi­ni. Entre Dos­toïevs­ki et Schwab. Dans ce cadre se trou­vent Musil, Rilke, Kubin, Broch, Bern­hard et aus­si les auteurs polon­ais mon­tés antérieure­ment : Witkiewicz, Gom­brow­icz, Wyspi­ańs­ki. Lupa cherche en effet dans la lit­téra­ture les symp­tômes de la crise morale de notre époque. C’est ain­si qu’il com­prend le but de son théâtre.
Il croit, après Jung, que les souf­frances de l’homme con­tem­po­rain ont une car­ac­téris­tique pro­pre à notre époque, que la décom­po­si­tion de cer­taines formes cul­turelles européennes, qui s’ac­com­plit depuis au moins un siè­cle, est la source d’un égare­ment et d’une incer­ti­tude par­ti­c­ulière ; car, comme l’écrit Jung, « il n’y a rien d’é­ton­nant dans le fait que les gens soient névrosés. La vie est trop rationnelle, il n’ex­iste aucun espace d’ex­is­tence sym­bol­ique dans lequel ils pour­raient jouer un autre rôle, dans lequel ils devraient être les acteurs du drame divin de l’ex­is­tence ».

Le thème de la crise, de la décom­po­si­tion des valeurs appa­raît déjà dans L’Abattoir de Mrozek (c’est avec ce spec­ta­cle que Lupa débute en 1976). Il con­cer­nait alors, avant tout, le mod­èle de l’art, la décom­po­si­tion de ses formes et de ses buts tra­di­tion­nels. Mais ce qui intéressera surtout Lupa, c’est la crise méta­physique, thème qu’il reprend dans les mis­es en scène des drames de Witkiewicz, et qu’il développe ensuite et enri­chit dans l’adap­ta­tion de la prose autrichi­enne du XXᵉ siè­cle : De l’autre côté de Kubin, L’Homme sans qual­ités de Musil, Malte de Rilke, Kalk­w­erk de Bern­hard, Les Luna­tiques de Broch.
La lit­téra­ture qu’il met en scène se donne en général pour ambi­tion un diag­nos­tic appro­fon­di de la crise qui a touché la cul­ture européenne et son étude, essen­tielle­ment dans l’e­space intérieur de l’homme. Lupa se réfugie habituelle­ment dans la représen­ta­tion directe de la vérité his­torique. D’un côté, il a l’am­bi­tion de saisir la sen­si­bil­ité spé­ci­fique, car­ac­téris­tique de l’époque, de l’autre, il recherche des élé­ments intem­porels, les aspi­ra­tions spir­ituelles de l’homme, et tente de mon­tr­er de quelle manière elles transparais­sent dans l’époque de la décom­po­si­tion des struc­tures, des sys­tèmes soci­aux, éthiques et religieux.

Ces restes de com­porte­ment rit­uel et mythique de l’imag­i­na­tion, Lupa les recherche au fond de sit­u­a­tions en apparence banales, ain­si que dans l’e­space de la « langue oubliée » des rêves et de l’imag­i­naire. Il pour­rait répéter après Eli­ade : « Le mythe ne domine plus dans les secteurs fon­da­men­taux de l’ex­is­tence, il a été repoussé dans les sphères obscures du psy­chisme ou dans les sphères sec­ondaires, et même dans les actions irre­spon­s­ables de la com­mu­nauté. »

Par­ler de la crise et de la décom­po­si­tion des valeurs, en liai­son avec l’im­age du monde dans l’art con­tem­po­rain, frôle, il est vrai, la banal­ité. Chez Lupa, l’ef­face­ment des valeurs, la vision éclatée de la réal­ité, la décom­po­si­tion des liens soci­aux et des normes éthiques, sont le réc­it de l’ex­péri­ence quo­ti­di­enne.
Les héros des spec­ta­cles de Lupa, tout comme les héros des œuvres qu’il met en scène, recherchent l’ac­com­plisse­ment aux marges de la réal­ité, dans les espaces frontal­iers de l’ex­is­tence. C’est juste­ment dans ces espaces de pas­sage, entre le con­scient et l’in­con­scient, entre le cor­porel et le psy­chique, entre l’éveil et le som­meil, entre la réal­ité et le rêve, qu’ils vivent leur exis­tence ; il n’y a que là qu’il est pos­si­ble, au moins momen­tané­ment, d’at­tein­dre la pléni­tude.

Dans le théâtre de Lupa, la ten­sion entre les per­son­nages, son inten­sité, sa tem­péra­ture vient du rejet des rôles soci­aux, de la dis­pari­tion des liens famil­i­aux. Il en est ain­si chez Musil, Witkiewicz, Bern­hard. De même chez Dos­toïevs­ki.

Les liens entre les hommes, dénués de toute garantie sociale ou morale, se for­ment selon des règles nou­velles, imprévues. Dans la sphère de ces rela­tions, ten­dues en per­ma­nence, s’ou­vre aus­si la pos­si­bil­ité de divers­es manip­u­la­tions de soi-même et du parte­naire. Ces manip­u­la­tions, ces expéri­men­ta­tions, ces jeux inter-humains ont tou­jours pour but, soit l’ob­ten­tion d’é­tats intérieurs extra­or­di­naires, soit l’étab­lisse­ment de ses rela­tions avec le monde et les autres dans de nou­veaux reg­istres de sen­sa­tions.

La vision du monde dans laque­lle compte avant tout l’in­ten­sité des états intérieurs et des ten­sions inter­hu­maines et leurs con­séquences sur la con­nais­sance, implique le rejet des caté­gories du péché et de la faute. Cela peut sur­pren­dre, d’au­tant plus que les héros de Lupa se per­me­t­tent beau­coup, non seule­ment vis-à-vis d’eux-mêmes mais aus­si vis-à-vis des autres. Et si le prob­lème de la faute et du péché appa­raît dans le théâtre de Lupa, il acquiert alors un autre sens. La faute con­siste à s’ar­rêter à une étape de son développe­ment per­son­nel, à fuir devant soi-même, à avoir peur de la con­nais­sance de soi-même.

Seuls les hommes avec des qual­ités sont enclins chez Lupa à juger facile­ment. Leur juge­ment des actions d’autrui provient de la con­vic­tion que chaque homme a un car­ac­tère défi­ni et sta­ble, et que ses actions découlent de bonnes ou de mau­vais­es inten­tions. Tout le théâtre de Lupa s’in­surge con­tre ce type de pen­sée. Il recherche une lit­téra­ture qui lui per­me­t­trait de créer sur scène une dra­maturgie de per­son­nages ouverts, dans laque­lle les actions humaines se ver­raient retir­er leurs mobiles uni­vo­ques. Il en est ain­si chez Musil. Il en est ain­si chez Dos­toïevs­ki où, comme le mon­trait Bakhtine, l’homme ne peut devenir l’ob­jet d’une autre con­science, c’est-à-dire une créa­tion défini­tive­ment définie et fer­mée.

Si on rap­proche ses spec­ta­cles mon­tés au cours des années, on pour­rait voir com­ment Lupa, à par­tir de textes très dif­férents, extrait tou­jours des motifs sem­blables, soulève des prob­lèmes sim­i­laires. Le con­tact avec de nou­veaux auteurs mod­i­fie cepen­dant la per­spec­tive, et apporte un éclairage dif­férent. Witkiewicz, Gom­brow­icz, Kubin, Musil, Dos­toïevs­ki, Bern­hard, Broch, cha­cun de ces auteurs (qui appa­rais­sent dans le théâtre de Lupa dans cet ordre) élar­git pro­gres­sive­ment sa façon de voir l’homme et le monde. Cha­cun d’eux déter­mine une nou­velle étape de sa créa­tion.
En choi­sis­sant telle et non telle autre lit­téra­ture, Lupa tente d’ex­primer l’é­tat actuel de sa pro­pre con­science en tant qu’artiste et en tant qu’homme : « Ce n’est pas la présen­ta­tion du réc­it de cha­cun de ses drames qui m’in­téresse, mais mon pro­pre proces­sus intérieur de mûrisse­ment de l’his­toire et leur par­tic­i­pa­tion à cette indi­vid­u­a­tion. » Le choix des textes jus­ti­fie sou­vent un moment de biogra­phie per­son­nelle : La Ville du rêve, tout comme le roman de Kubin, De l’autre côté, furent à la base d’un spec­ta­cle exp­ri­mant une crise de la créa­tion… La mise en scène d’Emmanuel Kant de Bern­hard était la pre­mière ten­ta­tive de se mesur­er à l’ex­péri­ence de la vieil­lesse.

Piotr Skiba et Jan Frycz dans LES FRÈRES KARAMAZOV, de Fedor Dostoïevsky, mise en scène de Krystian Lupa au Théâtre Stary de Cracovie, 1990. Photo Archives Notatnik Teatralny.
Piotr Ski­ba et Jan Frycz dans LES FRÈRES KARAMAZOV, de Fedor Dos­toïevsky, mise en scène de Krys­t­ian Lupa au Théâtre Stary de Cra­covie, 1990. Pho­to Archives Notat­nik Teatral­ny.

L’ex­péri­ence de l’ex­is­tence que racon­te le théâtre de Lupa se com­pose sou­vent d’une sorte de biogra­phie. De la lit­téra­ture alle­mande qui lui est proche, de Hesse, de Mann, de Kubin, de Musil, de Broch, Lupa dit qu’elle a créé un mod­èle de roman en tant que biogra­phie. Mais c’est une biogra­phie intérieure ou, comme l’ap­pelle Lupa : une indi­vid­u­a­tion. Dans ces biogra­phies, ce n’est pas le principe de la chronolo­gie qui pré­vaut, mais le rythme intérieur du vécu. Il organ­ise les faits de la vie selon un ordre et une hiérar­chie dif­férents, dans lesquels le sou­venir ou le rêve peu­vent être des événe­ments de la plus haute impor­tance, for­mant l’axe du spec­ta­cle.
Des pas­sages entiers de la vie peu­vent être lais­sés de côté ou à peine évo­qués. Les biogra­phies indi­vid­u­a­tion se for­gent tou­jours autour d’une puis­sante crise intérieure qui peut con­duire à la folie, à la décom­po­si­tion de la per­son­nal­ité, à la néga­tion de toute l’or­gan­i­sa­tion antérieure de la vie. C’est un moment dans lequel l’homme perd la sen­sa­tion de l’év­i­dence de sa pro­pre exis­tence, où toutes les vérités sur la vie et sur soi-même vac­il­lent. Ce type d’aven­ture intérieure com­mence en général à par­tir d’une sen­sa­tion de stéril­ité spir­ituelle, puis appa­raît le désir d’une autre vie, sous l’in­flu­ence duquel le héros prend une déci­sion en apparence irra­tionnelle : il part en voy­age, il aban­donne sa car­rière, il rompt ses liens antérieurs. Cela prend sou­vent la forme d’une sorte d’idée fixe.
Dans ces biogra­phies se reflète le mod­èle de Faust, avec ses motifs car­ac­téris­tiques : sen­sa­tion d’i­nas­sou­visse­ment, rejet de la vie suiv­ie jusqu’alors, aspi­ra­tion à une autoréal­i­sa­tion, ini­ti­a­tion, pléni­tude atteinte sur le chemin de la défaite.

La quête la plus puis­sante, qui ébran­le et met en mou­ve­ments les per­son­nages dans ce théâtre, est l’aspi­ra­tion à attein­dre la pléni­tude des pos­si­bil­ités spir­ituelles, l’élar­gisse­ment du moi, la mise en vibra­tion des sens. C’est pourquoi Lupa s’in­téresse, dans la biogra­phie de l’homme, à toutes ces phas­es tran­si­toires dans lesquelles s’ef­face l’i­den­tité uni­voque, dans lesquelles l’homme côtoie divers­es images, par­fois con­tra­dic­toires, de lui-même. Dans ses per­son­nages cohab­itent dif­férentes images de l’homme, représen­tant ses divers­es poten­tial­ités spir­ituelles : l’en­fant et l’adulte, la femme et l’homme. La mytholo­gie de l’en­fance et le mythe androg­y­ne revi­en­nent con­stam­ment dans ses spec­ta­cles ; non seule­ment ils appa­rais­sent simul­tané­ment, mais ils s’in­ter­pénètrent. Mécon­tent des lim­ites imposées par la con­di­tion humaine, le héros de Lupa tente d’at­tein­dre un état de coin­ci­den­tia oppos­i­to­rum, ou, pour utilis­er la sym­bol­ique alchim­ique, de réalis­er l’opus mag­num.

Ces per­son­nages rejet­tent opiniâtrement tout rôle social. La véri­ta­ble auto-réal­i­sa­tion est en effet la per­cep­tion intense des pos­si­bil­ités et non l’ac­tion. Ce rêve d’au­to-réal­i­sa­tion a des fig­ures sym­bol­iques con­stantes : le per­son­nage de l’her­maph­ro­dite inter­prété à tra­vers la sym­bol­ique de la pléni­tude de Jung ; les jumeaux siamois comme images du moi intérieur dédou­blé, et le sym­bole de la trans­gres­sion des lim­ites de la con­di­tion humaine ; enfin le dou­ble, l’autre moi du héros qui accom­plit les aspi­ra­tions plus ou moins secrètes de celui-ci. Dans Les Frères Kara­ma­zov, Smer­diakov, le moi obscur d’Ivan, tue le père. Dans Kalk­w­erk, Kon­rad, après avoir écrit une étude dans son som­meil, regarde son dou­ble endor­mi avec les pages man­u­scrites sur la tête. De façon car­ac­téris­tique, la plu­part des actes, des gestes ou des actions ultimes représen­tés le sont dans la sphère du som­meil, du rêve, des pos­si­bil­ités intérieures.

Lupa représente un homme mû par son désir d’at­tein­dre le sum­mum des pos­si­bil­ités spir­ituelles. En décrivant ce proces­sus, il se réfère soit à Kierkegaard et à ses trois types de vie claire­ment hiérar­chisés (esthé­tique, éthique, religieux), soit à Jung et à ses étapes de l’individuation. Cela ne sig­ni­fie pas, cepen­dant, que sa créa­tion se déroule selon des plans étab­lis d’a­vance. Aus­si bien dans la théorie de Kierkegaard que chez Jung, la vie spir­ituelle con­siste en crises, en péri­odes d’épuise­ment, de stag­na­tion, de régres­sion et de bru­tal développe­ment. Elle ne se déroule pas selon un plan linéaire. Elle forme un tis­su aux nom­breuses fibres mêlées. On peut, sans grand risque, dire que le mod­èle de l’aven­ture spir­ituelle de l’homme avec lui-même et avec le monde reste, dans le théâtre de Lupa, tou­jours le même.
De divers textes lit­téraires, Lupa tire tou­jours les mêmes thèmes. Il en mod­i­fie cepen­dant, comme je l’ai déjà écrit, la per­spec­tive. Chez Witkiewicz, les per­son­nages étaient mus par un désir d’at­tein­dre des états de per­cep­tion extra­or­di­naires. Chez Musil, par con­tre, les héros sont embour­bés dans des rela­tions récipro­ques, des oblig­a­tions quo­ti­di­ennes qui com­pliquent leur aspi­ra­tion à l’au­to-réal­i­sa­tion. La manip­u­la­tion de sa pro­pre vie et de celle d’autrui révèle la prob­lé­ma­tique éthique : la sen­si­bil­ité envers la souf­france d’autrui. Avec Dos­toïevs­ki et Rilke, la prob­lé­ma­tique religieuse entre dans le théâtre de Lupa. La mod­i­fi­ca­tion spir­ituelle du héros se trans­forme en ques­tion­nement sur Dieu. Dans Kalk­w­erk, par con­tre, pour la pre­mière fois, Lupa a mon­tré un homme au tra­vers des lim­ites de sa con­di­tion physique : avec une sug­ges­tiv­ité nat­u­ral­iste, il a mon­tré les man­i­fes­ta­tions du hand­i­cap, du vieil­lisse­ment, comme du poids de l’ex­is­tence quo­ti­di­enne.

II

Dans ses spec­ta­cles, Lupa extrait ce qui est le réc­it caché des événe­ments (les mod­èles rit­uels, mag­iques, sym­bol­iques) ain­si que ce qui con­stitue le moi obscur des héros, les mobiles hon­teux de leurs actions. Ce n’est pas un hasard si la lit­téra­ture qui le pas­sionne est issue du mod­ernisme. Elle trahit son pro­fond lien avec le sym­bol­isme, l’ex­pres­sion­nisme. Dans le pro­gramme de L’Esprit de la Terre de Wedekind, le met­teur en scène écrivait : « Écartelés entre des sen­sa­tions con­tra­dic­toires, nous choi­sis­sons le plus sou­vent ce qui est en accord avec les pré­ceptes moraux et nous for­mu­lons ain­si notre com­porte­ment offi­ciel face à la réal­ité ; mais dans l’autre atti­tude, qui vibre en nous d’au­tant plus pas­sion­né­ment qu’elle est secrète et offi­cieuse, nous pressen­tons la vérité. »
Les pre­miers spec­ta­cles de Lupa se préoc­cu­pent essen­tielle­ment de rechercher les aspects obscurs, secrets, des com­porte­ments humains. Les rela­tions entre les hommes sont imprégnées de cru­auté, d’aspi­ra­tion à la dom­i­na­tion. Elles sont gou­vernées égale­ment par l’éro­tisme, sou­vent démo­ni­aque, per­vers (Sophie dans Des Mignons et des Guenons de Witkiewicz, Lulu de L’Esprit de la Terre de Wedekind), ou homo­sex­uels (Pan­deusz-Tark­winiusz des Mignons).

Ses spec­ta­cles sont sou­vent des études d’é­tats névro­tiques : le dandysme plein de moti­va­tions psy­chologiques com­plex­es, l’im­ma­tu­rité émo­tion­nelle, des ten­dances à l’au­tode­struc­tion, au sui­cide. Il y a tou­jours des entrées dans la sphère du rêve, des sou­venirs trau­ma­tiques ou des fan­tasmes obses­sion­nels.

Cette façon de lire les œuvres lit­téraires trahit sa par­en­té avec les méth­odes d’in­ter­pré­ta­tion provenant de la psy­ch­analyse. Freud, comme on le sait, traitait les per­son­nages de la lit­téra­ture comme des per­son­nages réels. Il adop­tait envers eux les mêmes méth­odes d’analyse qu’en­vers ses patients. Il lisait les car­ac­téris­tiques et les méth­odes de mod­i­fi­ca­tion artis­tique de la réal­ité dans l’œu­vre lit­téraire, comme des symp­tômes qu’il rap­por­tait soit à l’au­teur, soit au per­son­nage.
Dans le cas de Lupa, il ne s’ag­it pas toute­fois d’une psy­ch­analyse doc­tri­nale. C’est l’aboutisse­ment de la con­struc­tion scénique d’une réal­ité dont des ten­sions par­ti­c­ulières imprèg­nent toutes les strates.

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Écrit par Grzegorz Niziolek
Grze­gorz Niziolek est chargé de cours à l’Université Jag­el­lonne de Cra­covie et à l’École théâ­trale. Il est rédac­teur...Plus d'info
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