Dans les courses de chevaux, le pronostic d’arrivée est parfois bousculé par l’apparition d’un outsider, « cheval noir ». Il provoque une pagaille dans les paris, les joueurs se grattent la tête : d’où vient-il ? Les favoris sont vexés de voir cet étalon sur lequel personne n’avait parié leur ravir la première place. Dans la vie théâtrale, de tels événements se produisent également quand un théâtre dont on n’avait jamais entendu parler fait tout à coup fureur. Ce n’est pas la peine de prendre des gants : les deux théâtres de Basse-Silésie, de Legnica et Walbrzych, n’ont jamais joué dans la catégorie « première classe » du théâtre polonais. Ils ont bien sûr eu de bons et de mauvais moments, mais leurs réalisations n’ont jamais dépassé la célébrité locale. Les deux centres restaient à l’ombre de Wroclaw.

C’est ici, dans la ville où travaillaient Grotowski, Jarocki, Grzegorzewski, Braun, Lupa, Tomaszewski, Hejno, que s’arrêtaient les routes des critiques et des spectateurs qui recherchaient à travers la Pologne des événements et des premières intéressants. Dans la seconde moitié des années 90 cependant, il s’est avéré que la gare de Wroclaw n’était pas un terminus mais plutôt une gare de triage pour le voyage théâtral. De là, on peut en effet continuer encore quelques kilomètres vers l’ouest, vers Legnica et Walbrzych. C’est là qu’ont eu lieu les représentations théâtrales les plus retentissantes de ces dernières saisons.
En 2003, au Théâtre Helena Modrzejewska de Legnica a eu lieu la première de Wschody i Zachody Miasta (Orients et Occidents de la ville). À l’occasion du 160e anniversaire de la construction du bâtiment théâtral de Legnica, le metteur en scène et directeur, Jacek Glomb, a réalisé un spectacle dont le héros était justement ce théâtre. L’auteur du scénario, Robert Urbanski, a rassemblé les souvenirs et les témoignages des gens liés à cette scène (publiés dans un livre très intéressant) et en a fait une pièce. Le temps fort du récit concerne l’époque la plus tourmentée des années 30 – 50 du siècle dernier. C’est tout d’abord l’histoire du théâtre allemand (ce bourg appartenait jadis aux Piast et s’est retrouvé possession prussienne lors du siècle dernier ; ce n’est qu’à l’issue de la modification des frontières après la Deuxième Guerre mondiale que la ville est devenue polonaise).
La multiplicité des attitudes face au fascisme a été représentée à travers toute une galerie de portraits d’acteurs, de directeurs, de techniciens. La guerre a influé sur le destin des héros, compliquant parfois terriblement leur biographie, comme l’a montré l’authentique histoire d’amour entre un Allemand et une Polonaise, déportée du travail obligatoire. Au début de l’année 1945, de nouveaux propriétaires entrent au théâtre : l’Armée rouge. Les Russes occupent une partie de Legnica, devenue une des bases stratégiques du traité de Varsovie. Ils ne quitteront la ville qu’au bout de presque cinquante ans.
À travers l’exemple du théâtre, Wschody i Zachody Miasta raconte (de façon résumée par la force des choses) l’histoire complexe de cette partie de l’Europe au XXe siècle. Le spectacle est aussi un hommage à ces gens qui, quelles que soient la nationalité ou les complications politiques, se sont consacrés à l’art, convaincus de la supériorité de sa valeur.
Pour Jacek Glomb et sa troupe, le spectacle constituait en quelque sorte le couronnement de l’activité qu’il a entreprise et menée obstinément pendant plus de dix ans.
C’est tout fraîchement diplômé du département de mise en scène de l’école théâtrale de Cracovie (Krzysztof Warlikowski fut son camarade d’études) que Glomb a pris la direction de ce théâtre, d’abord en tandem avec Robert Czechowski.
Sa façon de concevoir le théâtre, le metteur en scène le reconnaît lui-même, s’est forgée au contact des idées du théâtre polonais alternatif et en particulier par l’activité de troupes telles que le Teatr Ósmego Dnia (Théâtre du Huitième Jour) et le Teatr 77. Il s’y référait déjà lorsqu’il a créé dans sa ville natale de Tarnów une troupe appelée « Nie Teraz » (Pas maintenant). Dans un de ses interviews, Glomb rappelle le conseil donné par le leader du Huitième Jour, Lech Raczak : « Changez la ville. » Cette unique phrase énoncée dans les années 80 et quelques, me convient encore aujourd’hui. J’en ai fait d’abord mon programme personnel et ensuite celui de la troupe. Le théâtre doit changer la ville, doit changer la conscience de ses habitants.
Krzysztof Kopka, proche collaborateur de Glomb lors de ses débuts à Legnica, souligne que leur programme théâtral trouvait aussi une base théorique dans l’anthologie de Stefan Morawski, importante dans les années 80, Zmierch Estetyki – Autentyczny czy Rzekomy (Le Déclin de l’esthétique – réalité ou apparence).
« Ses appels à sortir l’art de ces lieux de culte fermés que sont les musées et les théâtres, et à le placer dans la rue, au centre des courants vitaux et non à côté d’eux, nous ont impressionnés », écrivait Kopka (Jeden Sezon, Legnica wersja 2000, n°10).
« La critique sur la séparation entre les connaisseurs initiés (artistes, critiques) qui parlent, et les profanes qui écoutent les révélations, et la volonté de remplacer ce dualisme par une communauté de participants à l’événement, correspondait à notre méfiance anarchiste envers les élites. (…) Arrêtons la théorisation : il s’agissait de montrer aux habitants de Legnica, qui ont vis-à-vis de leur ville une attitude — et c’est un euphémisme — sceptique, son charme et sa variété. Afin que nous appréciions ensemble la ville dans laquelle nous étions amenés à vivre. »
Les créateurs de Legnica ont réellement réussi à transformer cette théorie en pratique. Jacek Glomb a commencé par emmener son théâtre au-delà des limites du bâtiment, dans divers espaces, souvent inconnus pour les habitants eux-mêmes, car (je l’ai déjà dit) occupés antérieurement par l’armée russe (cette partie de la ville était surnommée : « la petite Moscou »). Le théâtre a permis à la ville de découvrir son ancienne histoire écrite par les Allemands, mais aussi par ceux qui y ont émigré après la Seconde Guerre mondiale, venant de diverses régions : les Lembki, les habitants de Lwów, et ceux des confins de l’Est (qui se sont retrouvés dans les frontières de l’Union soviétique).
Pour voir un spectacle théâtral, l’habitant de Legnica était invité à l’église évangélique (Passion), dans la cour du château des Piast (Don Quichotte la nuit, d’après Cervantès), à la discothèque (La mort jeune, de Grzegorz Nawrocki, une pièce célèbre en son temps sur les très jeunes meurtriers). Le Mauvais de Leopold Tyrmand, roman très populaire dans les années 50, a été mis en scène dans une fabrique de munitions du XIXᵉ siècle, le Coriolan de Shakespeare dans des casernes prussiennes, et Hamlet dans la maison de la culture en ruine.
Sous la direction de Jacek Glomb, l’aspiration continue du théâtre à nouer un contact vivant avec la société locale a conduit la scène à une renommée… à l’échelle de toute la Pologne. Cela ne s’est pas fait en un jour. Le spectacle réalisé en 2000 sous le titre Ballada o Zakaczawiu (La Ballade de Zakaczawie) a joué un rôle décisif.
Glomb, cette fois, a trouvé un autre espace de représentation dans le cinéma désaffecté Le Cheminot, situé au cœur d’un quartier de Legnica jouissant d’une mauvaise réputation : Zakaczawie. Le spectacle racontait justement l’histoire de ce lieu et surtout celle de ses habitants. Le héros principal de la ballade, Benek le Tzigane, était paraît-il un personnage authentique — un petit voleur qui a dirigé pendant des années une bande de hooligans, petits casseurs et ivrognes.
Ils avaient dans leur quartier deux lieux favoris : le restaurant Le Tzigane et justement le cinéma Le Cheminot. Au cinéma, ils regardaient les films germano-yougoslaves sur le chef indien Winnetou, d’où ils tiraient leur code d’honneur. L’affirmation « Winnetou n’aurait pas fait comme ça » résonnait pour eux comme la plus lourde des sentences.
Le récit sur Benek respectait les conventions d’une ballade apache (un peu drôle, un peu lyrique) et contenait en soi une légende — dont il ne s’agissait pas de trier le vrai du faux, car ce n’était pas ce qui importait à ses créateurs. Le spectacle fut très bien reçu par les habitants du quartier Zakaczawie. En révélant le personnage de Benek et de ses compagnons et leurs aventures, le théâtre a donné aux spectateurs l’impression qu’ils vivaient dans un endroit qui avait sa couleur propre et ne devait pas être condamné à l’oubli.
Grâce au théâtre, Zakaczawie est devenu célèbre dans toute la Pologne, bien que la vie dans ce quartier ne se soit guère améliorée. Et les successeurs de Benek ne sont plus des figures aussi colorées.
À chaque saison, on parlait beaucoup du Théâtre de Legnica, soit à cause de la première de la pièce Obywatel M (Le Citoyen M) de Maciej Kowalewski, inspirée de la biographie de l’actuel Premier ministre de Pologne Leszek Miller, soit à cause de Szpital Polonia (L’Hôpital Polonia) de Pawel Kamza, un spectacle dressant un tableau satirique et grotesque de la réalité polonaise d’aujourd’hui en prenant pour exemple les problèmes de l’hôpital local.



