Loin du centre ?

Loin du centre ?

Le théâtre dans la ville

Le 29 Jan 2004
LE REVIZOR, de Nicolas Gogol, mise en scène de Jan Klata. Photo Mariusz Stachowiak.
LE REVIZOR, de Nicolas Gogol, mise en scène de Jan Klata. Photo Mariusz Stachowiak.

A

rticle réservé aux abonné·es
LE REVIZOR, de Nicolas Gogol, mise en scène de Jan Klata. Photo Mariusz Stachowiak.
LE REVIZOR, de Nicolas Gogol, mise en scène de Jan Klata. Photo Mariusz Stachowiak.
Article publié pour le numéro
La scène polonaise-Couverture du Numéro 81 d'Alternatives ThéâtralesLa scène polonaise-Couverture du Numéro 81 d'Alternatives Théâtrales
81
Article fraîchement numérisée
Cet article rejoint tout juste nos archives. Notre équipe le relit actuellement pour vous offrir la même qualité que nos éditions papier. Pour soutenir ce travail minutieux, offrez-nous un café ☕

Dans les cours­es de chevaux, le pronos­tic d’ar­rivée est par­fois bous­culé par l’ap­pari­tion d’un out­sider, « cheval noir ». Il provoque une pagaille dans les paris, les joueurs se grat­tent la tête : d’où vient-il ? Les favoris sont vexés de voir cet étalon sur lequel per­son­ne n’avait par­ié leur ravir la pre­mière place. Dans la vie théâ­trale, de tels événe­ments se pro­duisent égale­ment quand un théâtre dont on n’avait jamais enten­du par­ler fait tout à coup fureur. Ce n’est pas la peine de pren­dre des gants : les deux théâtres de Basse-Silésie, de Leg­ni­ca et Wal­brzych, n’ont jamais joué dans la caté­gorie « pre­mière classe » du théâtre polon­ais. Ils ont bien sûr eu de bons et de mau­vais moments, mais leurs réal­i­sa­tions n’ont jamais dépassé la célébrité locale. Les deux cen­tres restaient à l’om­bre de Wro­claw.

HAMLET, de William Shakespeare, mise en scène de Piotr Kondrat au Théâtre Helena Modrzejewska de Legnica
HAMLET, de William Shake­speare, mise en scène de Piotr Kon­drat au Théâtre Hele­na Mod­rze­jew­s­ka de Leg­ni­ca

C’est ici, dans la ville où tra­vail­laient Gro­tows­ki, Jaroc­ki, Grze­gorzews­ki, Braun, Lupa, Tomaszews­ki, Hejno, que s’ar­rê­taient les routes des cri­tiques et des spec­ta­teurs qui recher­chaient à tra­vers la Pologne des événe­ments et des pre­mières intéres­sants. Dans la sec­onde moitié des années 90 cepen­dant, il s’est avéré que la gare de Wro­claw n’é­tait pas un ter­mi­nus mais plutôt une gare de triage pour le voy­age théâ­tral. De là, on peut en effet con­tin­uer encore quelques kilo­mètres vers l’ouest, vers Leg­ni­ca et Wal­brzych. C’est là qu’ont eu lieu les représen­ta­tions théâ­trales les plus reten­tis­santes de ces dernières saisons.

En 2003, au Théâtre Hele­na Mod­rze­jew­s­ka de Leg­ni­ca a eu lieu la pre­mière de Wschody i Zachody Mias­ta (Ori­ents et Occi­dents de la ville). À l’oc­ca­sion du 160e anniver­saire de la con­struc­tion du bâti­ment théâ­tral de Leg­ni­ca, le met­teur en scène et directeur, Jacek Glomb, a réal­isé un spec­ta­cle dont le héros était juste­ment ce théâtre. L’au­teur du scé­nario, Robert Urban­s­ki, a rassem­blé les sou­venirs et les témoignages des gens liés à cette scène (pub­liés dans un livre très intéres­sant) et en a fait une pièce. Le temps fort du réc­it con­cerne l’époque la plus tour­men­tée des années 30 – 50 du siè­cle dernier. C’est tout d’abord l’his­toire du théâtre alle­mand (ce bourg apparte­nait jadis aux Piast et s’est retrou­vé pos­ses­sion prussi­enne lors du siè­cle dernier ; ce n’est qu’à l’is­sue de la mod­i­fi­ca­tion des fron­tières après la Deux­ième Guerre mon­di­ale que la ville est dev­enue polon­aise).

La mul­ti­plic­ité des atti­tudes face au fas­cisme a été représen­tée à tra­vers toute une galerie de por­traits d’ac­teurs, de directeurs, de tech­ni­ciens. La guerre a influé sur le des­tin des héros, com­pli­quant par­fois ter­ri­ble­ment leur biogra­phie, comme l’a mon­tré l’au­then­tique his­toire d’amour entre un Alle­mand et une Polon­aise, déportée du tra­vail oblig­a­toire. Au début de l’an­née 1945, de nou­veaux pro­prié­taires entrent au théâtre : l’Ar­mée rouge. Les Russ­es occu­pent une par­tie de Leg­ni­ca, dev­enue une des bases stratégiques du traité de Varso­vie. Ils ne quit­teront la ville qu’au bout de presque cinquante ans.

À tra­vers l’ex­em­ple du théâtre, Wschody i Zachody Mias­ta racon­te (de façon résumée par la force des choses) l’his­toire com­plexe de cette par­tie de l’Eu­rope au XXe siè­cle. Le spec­ta­cle est aus­si un hom­mage à ces gens qui, quelles que soient la nation­al­ité ou les com­pli­ca­tions poli­tiques, se sont con­sacrés à l’art, con­va­in­cus de la supéri­or­ité de sa valeur.

Pour Jacek Glomb et sa troupe, le spec­ta­cle con­sti­tu­ait en quelque sorte le couron­nement de l’ac­tiv­ité qu’il a entre­prise et menée obstiné­ment pen­dant plus de dix ans.

C’est tout fraîche­ment diplômé du départe­ment de mise en scène de l’é­cole théâ­trale de Cra­covie (Krzysztof War­likows­ki fut son cama­rade d’é­tudes) que Glomb a pris la direc­tion de ce théâtre, d’abord en tan­dem avec Robert Czechows­ki.

Sa façon de con­cevoir le théâtre, le met­teur en scène le recon­naît lui-même, s’est forgée au con­tact des idées du théâtre polon­ais alter­natif et en par­ti­c­uli­er par l’ac­tiv­ité de troupes telles que le Teatr Ósmego Dnia (Théâtre du Huitième Jour) et le Teatr 77. Il s’y référait déjà lorsqu’il a créé dans sa ville natale de Tarnów une troupe appelée « Nie Ter­az » (Pas main­tenant). Dans un de ses inter­views, Glomb rap­pelle le con­seil don­né par le leader du Huitième Jour, Lech Raczak : « Changez la ville. » Cette unique phrase énon­cée dans les années 80 et quelques, me con­vient encore aujour­d’hui. J’en ai fait d’abord mon pro­gramme per­son­nel et ensuite celui de la troupe. Le théâtre doit chang­er la ville, doit chang­er la con­science de ses habi­tants.

Krzysztof Kop­ka, proche col­lab­o­ra­teur de Glomb lors de ses débuts à Leg­ni­ca, souligne que leur pro­gramme théâ­tral trou­vait aus­si une base théorique dans l’an­tholo­gie de Ste­fan Moraws­ki, impor­tante dans les années 80, Zmierch Este­ty­ki – Aut­en­ty­czny czy Rzekomy (Le Déclin de l’esthé­tique – réal­ité ou apparence).

« Ses appels à sor­tir l’art de ces lieux de culte fer­més que sont les musées et les théâtres, et à le plac­er dans la rue, au cen­tre des courants vitaux et non à côté d’eux, nous ont impres­sion­nés », écrivait Kop­ka (Jeden Sezon, Leg­ni­ca wer­s­ja 2000, n°10).

« La cri­tique sur la sépa­ra­tion entre les con­nais­seurs ini­tiés (artistes, cri­tiques) qui par­lent, et les pro­fanes qui écoutent les révéla­tions, et la volon­té de rem­plac­er ce dual­isme par une com­mu­nauté de par­tic­i­pants à l’événe­ment, cor­re­spondait à notre méfi­ance anar­chiste envers les élites. (…) Arrê­tons la théori­sa­tion : il s’agis­sait de mon­tr­er aux habi­tants de Leg­ni­ca, qui ont vis-à-vis de leur ville une atti­tude — et c’est un euphémisme — scep­tique, son charme et sa var­iété. Afin que nous appréci­ions ensem­ble la ville dans laque­lle nous étions amenés à vivre. »

Les créa­teurs de Leg­ni­ca ont réelle­ment réus­si à trans­former cette théorie en pra­tique. Jacek Glomb a com­mencé par emmen­er son théâtre au-delà des lim­ites du bâti­ment, dans divers espaces, sou­vent incon­nus pour les habi­tants eux-mêmes, car (je l’ai déjà dit) occupés antérieure­ment par l’armée russe (cette par­tie de la ville était surnom­mée : « la petite Moscou »). Le théâtre a per­mis à la ville de décou­vrir son anci­enne his­toire écrite par les Alle­mands, mais aus­si par ceux qui y ont émi­gré après la Sec­onde Guerre mon­di­ale, venant de divers­es régions : les Lem­b­ki, les habi­tants de Lwów, et ceux des con­fins de l’Est (qui se sont retrou­vés dans les fron­tières de l’Union sovié­tique).

Pour voir un spec­ta­cle théâ­tral, l’habitant de Leg­ni­ca était invité à l’église évangélique (Pas­sion), dans la cour du château des Piast (Don Qui­chotte la nuit, d’après Cer­van­tès), à la dis­cothèque (La mort jeune, de Grze­gorz Nawroc­ki, une pièce célèbre en son temps sur les très jeunes meur­tri­ers). Le Mau­vais de Leopold Tyr­mand, roman très pop­u­laire dans les années 50, a été mis en scène dans une fab­rique de muni­tions du XIXᵉ siè­cle, le Cori­olan de Shake­speare dans des casernes prussi­ennes, et Ham­let dans la mai­son de la cul­ture en ruine.

Sous la direc­tion de Jacek Glomb, l’aspiration con­tin­ue du théâtre à nouer un con­tact vivant avec la société locale a con­duit la scène à une renom­mée… à l’échelle de toute la Pologne. Cela ne s’est pas fait en un jour. Le spec­ta­cle réal­isé en 2000 sous le titre Bal­la­da o Zakacza­w­iu (La Bal­lade de Zakacza­w­ie) a joué un rôle décisif.

Glomb, cette fois, a trou­vé un autre espace de représen­ta­tion dans le ciné­ma désaf­fec­té Le Cheminot, situé au cœur d’un quarti­er de Leg­ni­ca jouis­sant d’une mau­vaise répu­ta­tion : Zakacza­w­ie. Le spec­ta­cle racon­tait juste­ment l’histoire de ce lieu et surtout celle de ses habi­tants. Le héros prin­ci­pal de la bal­lade, Benek le Tzi­gane, était paraît-il un per­son­nage authen­tique — un petit voleur qui a dirigé pen­dant des années une bande de hooli­gans, petits casseurs et ivrognes.

Ils avaient dans leur quarti­er deux lieux favoris : le restau­rant Le Tzi­gane et juste­ment le ciné­ma Le Cheminot. Au ciné­ma, ils regar­daient les films ger­mano-yougoslaves sur le chef indi­en Win­netou, d’où ils tiraient leur code d’honneur. L’affirmation « Win­netou n’aurait pas fait comme ça » réson­nait pour eux comme la plus lourde des sen­tences.

Le réc­it sur Benek respec­tait les con­ven­tions d’une bal­lade apache (un peu drôle, un peu lyrique) et con­te­nait en soi une légende — dont il ne s’agissait pas de tri­er le vrai du faux, car ce n’était pas ce qui impor­tait à ses créa­teurs. Le spec­ta­cle fut très bien reçu par les habi­tants du quarti­er Zakacza­w­ie. En révélant le per­son­nage de Benek et de ses com­pagnons et leurs aven­tures, le théâtre a don­né aux spec­ta­teurs l’impression qu’ils vivaient dans un endroit qui avait sa couleur pro­pre et ne devait pas être con­damné à l’oubli.

Grâce au théâtre, Zakacza­w­ie est devenu célèbre dans toute la Pologne, bien que la vie dans ce quarti­er ne se soit guère améliorée. Et les suc­cesseurs de Benek ne sont plus des fig­ures aus­si col­orées.

À chaque sai­son, on par­lait beau­coup du Théâtre de Leg­ni­ca, soit à cause de la pre­mière de la pièce Oby­wa­tel M (Le Citoyen M) de Maciej Kowalews­ki, inspirée de la biogra­phie de l’actuel Pre­mier min­istre de Pologne Leszek Miller, soit à cause de Szpi­tal Polo­nia (L’Hôpital Polo­nia) de Pawel Kamza, un spec­ta­cle dres­sant un tableau satirique et grotesque de la réal­ité polon­aise d’aujourd’hui en prenant pour exem­ple les prob­lèmes de l’hôpital local.

A

rticle réservé aux abonné·es
Envie de poursuivre la lecture?

Les articles d’Alternatives Théâtrales en intégralité à partir de 5 € par mois. Abonnez-vous pour soutenir notre exigence et notre engagement.

S'abonner
Déjà abonné.e ?
Identifiez-vous pour accéder aux articles en intégralité.
Se connecter
Accès découverte 1€ - Accès à tout le site pendant 24 heures
Essayez 24h
3
Partager
auteur
Écrit par Wojciech Majcherek
Woj­ciech Majcherek est secré­taire de rédac­tion du men­su­el Teatr, chargé de cours sur « La con­nais­sance du théâtre » à...Plus d'info
Partagez vos réflexions...
Précédent
Suivant
Article publié
dans le numéro
La scène polonaise-Couverture du Numéro 81 d'Alternatives Théâtrales
#81
mai 2025

La scène polonaise

30 Jan 2004 — Ainsi donc, cher Monsieur Hulot, vous avez l'intention de venir en Pologne. Cela fait un moment que vous me relancez,…

Ain­si donc, cher Mon­sieur Hulot, vous avez l’in­ten­tion de venir en Pologne. Cela fait un moment que vous…

Par Lukasz Drewniak
Précédent
28 Jan 2004 — I Quel est le lien entre les œuvres littéraires vers lesquelles se tourne Krystian Lupa? Il est difficile de définir…

I Quel est le lien entre les œuvres lit­téraires vers lesquelles se tourne Krys­t­ian Lupa ? Il est dif­fi­cile de définir pré­cisé­ment les traits par­ti­c­uliers de cette lit­téra­ture. Ils ne se trou­vent pas, en effet, dans…

Par Grzegorz Niziolek
La rédaction vous propose

Bonjour

Vous n'avez pas de compte?
Découvrez nos
formules d'abonnements

Mot de passe oublié ?
Mon panier
0
Ajouter un code promo
Sous-total