Ainsi donc, cher Monsieur Hulot, vous avez l’intention de venir en Pologne. Cela fait un moment que vous me relancez, afin que je vous conseille des théâtres à visiter. Je suppose que vous cherchez tout simplement une scène où vous pourriez voir à la suite, et en agréable compagnie, une série de bons spectacles, car vous n’avez probablement pas l’intention, toc ! d’un coup ! de vous acheter un théâtre dans une ville commençant par W. ou S.

Non, cher Monsieur Hulot, une lanterne ne vous sera pas nécessaire, la recherche peut être l’occasion d’une sacrée fête, beaucoup de choses ont vraiment changé chez nous. Je vous ai écrit récemment qu’il faut maintenant pas mal circuler à travers notre beau et accueillant pays pour saisir tout ce qui est nouveau et essentiel, et vous me téléphonez tout de suite en me demandant de vous envoyer une carte localisant nos théâtres les plus marquants. Tâche difficile, Mèssiè1 ! Si c’était toujours, disons, l’année 1990, sur la carte que vous m’auriez glissée, je ne vous aurais noté que cinq points et le travail aurait été fini. J’aurais d’abord laissé tomber une grosse tache théâtrale sur l’emplacement de Cracovie.
Au Théâtre Stary travaillaient alors les meilleurs metteurs en scène polonais de l’époque – Jerzy Jarocki, Andrzej Wajda, Krystian Lupa, Jerzy Grzegorzewski (vous devez, cher Monsieur Hulot, connaître leur style théâtral, vous vous souvenez, tous ont été invités en tournée et ont même créé des spectacles en France). À Cracovie, parmi les jeunes créateurs aux débuts prometteurs, fascinés par le postmodernisme, comptaient aussi Tadeusz Bradecki et Rudolf Ziolo (ils n’ont jamais été dans votre patrie, mais maintenant après le recul des années, je pense que c’est peut-être mieux ainsi). Au Théâtre Stu, sévissait le railleur national et le rénovateur du langage scénique, terriblement « Polonais », Mikolaj Grabowski.
Comme vous l’avez compris, il y a une décade, il suffisait de ne pas quitter Cracovie et l’on pouvait la conscience tranquille dire que l’on avait vu tout ce qu’il y avait de meilleur dans le théâtre polonais. C’est là que battait le pouls du théâtre ; ce qui, en tant que patriote local, me ravissait pleinement. C’est vrai qu’il y avait encore à Varsovie le Théâtre Studio, une scène refuge pour l’avant-garde où Jerzy Grzegorzewski gérait dignement l’héritage de Józef Szajna. Mais lui aussi venait très souvent à Cracovie car, c’est justement au Stary qu’il avait ses acteurs préférés. Un certain ferment se manifestait à Poznan, on y élaborait justement le projet du festival Malta sur le modèle de ceux d’Édimbourg et d’Avignon ; l’intransigeant Théâtre Ósmego Dnia (Théâtre du Huitième Jour) était revenu d’émigration et l’on plaçait de grands espoirs dans le jeune Théâtre Biuro Podrózy, (Bureau de Voyage) dirigé par Pawel Szkota, un groupe alternatif qui devait sous peu se faire connaître à travers le monde par ses monumentaux spectacles de plein air.
Le Lubelskie Zaglebie Teatralne était un autre puissant centre off polonais. C’est à Lublin que travaillaient le Théâtre Provisorium et la Scena Plastyczna Kul (la scène plastique de l’Université catholique de Lublin) de Leszek Madzik. Non loin de là, dans le minuscule village de Gardzienice, la troupe de Wlodzimierz Staniewski réalisait ses oratorios ethnographiques s’inspirant des recherches de Grotowski. La force de ces deux centres de théâtre alternatif, Poznan et Lublin, provenait du fait qu’à côté de ces groupes très offensifs, végétaient dans ces villes de médiocres scènes nationales. Le public, surtout jeune, se trouvait loin de tout bon théâtre permanent, il se regroupait donc naturellement autour des créateurs indépendants. Au début des années 90, le théâtre le plus à la mode en Pologne était le Théâtre Witkiewicz, fondé par un groupe d’étudiants de l’école théâtrale de Cracovie et installé dans la station montagnarde de Zakopane. Le théâtre de Andrzej Dziuk était l’asile des âmes poétiques insoumises et de la bohème cracovienne ; dans le foyer, on offrait aux spectateurs du thé chaud tandis que sur la scène, on testait la vitalité des conventions expressionnistes et surréalistes.
C’était tout ce qui pouvait, Monsieur Hulot, vous intéresser en Pologne aux environs de l’année 1990. Ce n’était pas si mal, dites-vous ? Cela fait six et non cinq points ? Mais vous pinaillez ! Ne savez-vous vraiment pas que depuis la querelle au sujet du traité de Nice, nous, les Polonais, nous comptons autrement ?
Et maintenant, comment vous dessiner la nouvelle réalité théâtrale polonaise ? Pour la peine, Mèssiè, je commence par les mauvaises nouvelles. En Pologne, la tradition des troupes théâtrales, la vitalité de ce modèle d’une scène conservant pendant dix ans le même niveau artistique et la continuité d’un répertoire sous des directions successives est en train de mourir. La vérité est telle, Mèssiè, que le niveau du théâtre dépend non pas tant de la pression du lieu et de la force de la tradition que de la personnalité, des capacités et des idées de son directeur, de la bienveillance des autorités locales, et moins du budget et de la troupe d’acteurs.
Les familles d’acteurs se sont éparpillées. On n’a pas réussi à former une troupe d’acteurs dévoués uniquement à la cause du Théâtre Narodowy de Varsovie ; les meilleurs choisissent, au lieu de la scène, les feuilletons télévisés. Du Théâtre Stary de Cracovie, les plus remarquables ont fui vers Varsovie. Personne n’a le temps d’un travail au long cours, du type laboratoire. Des taches blanches apparaissent et disparaissent sur notre carte théâtrale ; ce sont des centres éphémères, car les directeurs changent tous les trois ou quatre ans et leurs successeurs éprouvent le besoin de nettoyer après eux, les finances et le répertoire. Le résultat est que nous pouvons observer chez nous, Mèssiè Hulot, le principe du pendule : trois saisons novatrices et ensuite de nouveau trois saisons d’un retour vers une stabilisation petite-bourgeoise. Comme disaient les Russes, « opiat » ! On ne peut parler d’une continuation avisée pour l’instant que dans deux cas : au Théâtre Rozmaitosci de Varsovie et au Théâtre Polski de Poznan.
L’idée de Grzegorz Jarzyna « Teren Warszawa » (Terrain Varsovie), réalisée à l’heure actuelle au Théâtre Rozmaitosci, rime avec la thèse de son prédécesseur, Piotr Cieplak : Rozmaitosci comme « le théâtre le plus rapide de la ville », « un théâtre pour les gens en doc martens ». À Poznan, après le tandem Pawel Lysiak – Pawel Wodzinski, qui prônait la dramaturgie de la nouvelle brutalité au théâtre et expérimentait franchement des coproductions inter-théâtrales, la direction est passée dans les mains d’un autre jeune de trente ans, Pawel Szkotak, jusqu’à tout récemment le gourou du théâtre alternatif Biuro Podrózy. Et il annonce déjà que le Théâtre Polski continuera à promouvoir les metteurs en scène de la jeune génération. Le changement logique de la garde qui s’est opéré dans ces deux théâtres fait que longtemps, on ne pourra pas gommer de leur image les épithètes de « nouveau » et « expérimental » qui resteront durablement accolées à « Polski » et à « Rozmaitosci ».
Comme vous pouvez le remarquer, cher Monsieur Hulot, je n’ai rien dit d’excitant sur Cracovie. Et là, nous touchons le fond même du changement : on a réalisé une décentralisation radicale de la vie théâtrale. Il n’y a plus de centre comme le fut jadis Cracovie, ce qui, en tant que patriote sincère, me navre. Il faut aujourd’hui parcourir la Pologne à la recherche des bons spectacles. Le niveau des théâtres de province s’est élevé ; presque chacun d’eux organise son propre festival, national ou international ; beaucoup ont mis l’accent sur le local et cherchent des textes liés avec les patries proches, touchant tel et non tel public. Ce n’est pas un hasard si ce sont les théâtres de Zabrze, de Walbrzych et de Legnica justement, et non les scènes varsoviennes ou cracoviennes, qui ont réglé les comptes avec l’époque communiste en Pologne. C’est là qu’on a réalisé Ballada o Zakaczawiu2, Le Revizor et Vampir ; ces spectacles restituent en détail les réalités de la Pologne populaire mais ne se contentent pas de décrire la province polonaise, ils posent aussi d’épineuses questions sur ces nombreux reliquats qui persistent dans nos mentalités.
De grands spectacles sur de petites scènes, Mèssiè Hulot ! Souvenez-vous-en, Mon Dieu, dans vos pérégrinations théâtrales et ne vous irritez pas des distances à parcourir.
Continuons. Le Théâtre Wybrzeza de Gdansk est depuis trois saisons un polygone expérimental pour les jeunes metteurs en scène, un combinat pour les premières théâtrales où l’on prépare plus d’une vingtaine de nouveaux spectacles par saison. Le directeur Maciej Nowak n’a pas peur du risque, il investit dans des artistes totalement inconnus, des jeunes diplômés et des étudiants des écoles de mise en scène. Il assure la promotion des œuvres dramatiques russes, encourage l’adaptation de la nouvelle prose polonaise. Mais que deviendra cette scène après le départ de Nowak ? Je n’en sais fichtre rien, et vous devez sincèrement me pardonner cette méconnaissance.
Wroclaw, Opole, Walbrzych, Legnica forment aujourd’hui, cher Monsieur Hulot, « le triangle théâtral des Bermudes de Basse-Silésie », dans lequel le spectateur peut disparaître pour de bon durant deux semaines et n’en avoir jamais assez. À Opole, Marek Fiedor a préparé ses meilleurs spectacles. À Legnica, Jacek Glomb a montré comment, d’une ville célèbre jusqu’à présent pour ses bases soviétiques, on pouvait faire une ville remplie de théâtre : ses spectacles étaient montés dans des cinémas dévastés, de vieux forts, des hangars postindustriels dégradés3. À Walbrzych, le nouveau directeur, Piotr Kruszczynski, a réalisé un miracle : ses trois premières de la saison 2002 – 2003 ont pris d’assaut et remporté les meilleurs festivals théâtraux de Pologne. La vie théâtrale de Wroclaw enregistre une rivalité entre les théâtres Wspólczesny et Polski. Dans le premier, Krystyna Meissner organise le festival Dialog, dans le second Pawel Miskiewicz a inventé Eurodrame. Au Wspólczesny travaille le metteur en scène que vous connaissez sûrement, Krzysztof Warlikowski, et au Polski, un autre dont le nom ne vous est pas inconnu en France, Krystian Lupa.
Comme vous l’avez sûrement remarqué, cher Monsieur Hulot, le cas de Wroclaw prouve que le phénomène polonais est certainement dû aux théâtres qui travaillent autour de célèbres festivals internationaux (le festival Kontakt de Torun et le Théâtre Wilam Horzyca jouent aussi à ce titre un rôle important). Les théâtres qui s’épanouissent justement durant les festivals présentent leur production dans un contexte européen et enseignent au reste de la scène polonaise à quoi devrait ressembler le brassage des idées et des esthétiques sur la scène européenne.

