Notes sur le monologue intérieur chez Krystian Lupa

Notes sur le monologue intérieur chez Krystian Lupa

Le 25 Jan 2004
LA PLÂTRIÈRE, de Thomas Bernhard, mise en scène de Krystian Lupa au Théâtre Stary de Cracovie, 1992. Photo M. Gardulski.
LA PLÂTRIÈRE, de Thomas Bernhard, mise en scène de Krystian Lupa au Théâtre Stary de Cracovie, 1992. Photo M. Gardulski.

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LA PLÂTRIÈRE, de Thomas Bernhard, mise en scène de Krystian Lupa au Théâtre Stary de Cracovie, 1992. Photo M. Gardulski.
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L’unité nomade de for­ma­tion à la mise en scène a organ­isé en avril 2003 un stage avec Krys­t­ian Lupa au Con­ser­va­toire d’art dra­ma­tique de Cra­covie1, auquel les deux élèves de la sec­tion mise en scène du Groupe 34 de l’École du T.N.S. (dont je fais par­tie) ont pu par­ticiper2. Il s’est trou­vé que ce stage s’est déroulé en même temps que le Fes­ti­val Lupa : un mois durant lequel furent repris la plu­part de ses spec­ta­cles des dix dernières années. Nous avons eu ain­si la chance incroy­able de pou­voir voir et revoir ses mis­es en scène, et l’occasion de faire entr­er en réso­nance la richesse de sa parole et la pro­fondeur de sa pra­tique. Durant ce stage suivi aus­si par des élèves comé­di­ens de l’école polon­aise, il a cher­ché à nous trans­met­tre quelques fonde­ments de son tra­vail avec les acteurs, notam­ment celui qu’il appelle le mono­logue intérieur3.

Suiv­ent ici quelques-unes de mes notes pris­es durant ce tra­vail. Elles ne peu­vent, bien évidem­ment, don­ner qu’un aperçu très par­tiel de cette démarche. Tout d’abord, elles sont pris­es d’après une tra­duc­tion simul­tanée inévitable­ment prob­lé­ma­tique : alors que Lupa pense à voix haute, qu’il ne cesse de creuser la com­plex­ité et la sub­til­ité de son pro­pos en répé­tant, vari­ant, pré­cisant ses phras­es, nous ressen­tions sou­vent nous-mêmes, sur le moment, les mal­adress­es d’une tra­duc­tion spon­tanée. Par­fois, pour encore mieux énon­cer sen­si­ble­ment et avec force ce qu’il cher­chait à nous dire, Krys­t­ian Lupa se met­tait soudain à se lever, à marcher en rond, à taper sur la table, ou, au con­traire, immo­bile, à regarder fix­e­ment quelque chose – ou quelqu’un. Au grain de sa voix, nous pou­vions ressen­tir, avant même que la tra­duc­tion ne nous parvi­enne, l’engagement et le mou­ve­ment de sa pen­sée. Autant dire qu’une trace écrite en français de sa parole ne peut qu’être très en deçà de ce que trans­met­tait le flux de sa parole et la den­sité de sa présence.
De plus, Lupa adresse par­fois indi­recte­ment ce qu’il dit. Con­cen­tré sur sa pen­sée, il par­le facile­ment à la pre­mière per­son­ne, comme s’il revivait en lui-même le proces­sus du mono­logue intérieur ; ce pas­sage à la pre­mière per­son­ne peut paraître trou­blant. Enfin, ces notes ont été pris­es au fil d’un mois de séances presque quo­ti­di­ennes. J’ai regroupé (et par­fois légère­ment rédigé) des con­sid­éra­tions épars­es pour une meilleure intel­li­gi­bil­ité, mais il ne s’agit en aucun cas de la recon­sti­tu­tion d’un dis­cours con­tinu qu’aurait tenu Lupa ; ce sont des frag­ments, par­cel­laires, qui ten­tent de témoign­er d’une ren­con­tre. Il est, par ailleurs, évi­dent que le fil­tre de ma sub­jec­tiv­ité ne peut qu’avoir défor­mé, inter­prété – plus ou moins bien – un pro­pos qui, s’il m’a pro­fondé­ment tra­ver­sée, m’était néan­moins étranger par sa langue, son con­texte, sa cul­ture. Bref, il ne s’agit que de notes, per­son­nelles ; elles ne doivent donc être pris­es que comme telles4.

Con­crète­ment, nous avons tra­vail­lé durant ce stage exacte­ment de la même manière que les élèves comé­di­ens. Nous avions le choix entre deux scènes de Tchekhov, l’une dans Trois sœurs, l’autre dans Platonov. Nous devions cha­cun écrire, retran­scrire un moment de mono­logue intérieur d’un des per­son­nages, c’est-à-dire imag­in­er tout ce que peut ressen­tir le per­son­nage, bien au-delà du texte et à par­tir de nous-mêmes, durant quelques min­utes, à un moment pré­cis de la scène, et met­tre ce que nous pou­vions de ce flux de pen­sées sur le papi­er. Par la suite, Lupa nous demandait d’improviser avec un parte­naire à par­tir de l’écriture soli­taire de notre mono­logue intérieur. Nous n’avons jamais pronon­cé ni même lu les mots de Tchekhov : il apparte­nait à cha­cun de lire la pièce et de se plonger dans la scène et ses artic­u­la­tions.

Au fil des séances, Lupa nous indi­quait com­ment aigu­is­er l’écriture de nos mono­logues intérieurs. Ses pro­pos ne ces­saient de tiss­er une dialec­tique trou­blante entre le lâch­er-prise – libérant un bouil­lon­nement vivant de sen­sa­tions – et le con­trôle – mais non la maîtrise – de l’imaginaire pour l’approfondir.

Nous ne savions pas jusqu’à quel point Lupa applique réelle­ment l’écriture du mono­logue intérieur avec ses acteurs, mais ce procédé deve­nait dans sa bouche comme une cause à défendre, comme une atti­tude dans le tra­vail, fon­da­trice pour lui de l’acte théâ­tral. Moins qu’une tech­nique, la déf­i­ni­tion de Lupa du tra­vail du mono­logue intérieur est une descrip­tion pré­cise de sa vision du proces­sus de tra­vail de l’acteur, qu’elle soit réelle ou métaphorique.

Écrire un mono­logue intérieur n’est ni un geste lit­téraire, ni un tra­vail intel­lectuel, mais plutôt un échauf­fe­ment de l’imagination pour par­venir à un juste rap­port avec son corps. Lupa ne croit pas au train­ing physique ; pour lui, le corps est disponible si l’imagination a su s’ouvrir. Il cherche à favoris­er une dis­po­si­tion men­tale qui soit reliée au corps avant même d’aller sur le plateau.

La sin­gu­lar­ité pour l’acteur est d’en pass­er par l’écriture pour libér­er son corps, pour saisir en lui-même le plus pro­fondé­ment le lien entre sa pro­pre imag­i­na­tion et ce qu’il doit jouer. Puis­er en ses pro­pres images celles qui pour­raient être celles du per­son­nage.
Il n’y a donc en rien une objec­tiv­ité du per­son­nage, mais une vérité de son incar­na­tion sur la scène, celle du corps de l’acteur, qui se trans­met­tra. C’est celle-ci qui hante Lupa.

Ce moment de mise au point avec soi-même par l’écriture ne cesse de tra­vailler la porosité entre le monde intérieur et le monde extérieur, comme une ges­ta­tion soli­taire néces­saire pour trou­ver le rap­port juste du per­son­nage au monde et à l’autre. Cette démarche dépasse de loin l’établissement d’une moti­va­tion psy­chologique. Le temps du mono­logue intérieur est un temps sus­pendu ou con­den­sé. Il doit per­me­t­tre à l’acteur de trou­ver (et retrou­ver) son point d’ancrage par rap­port au per­son­nage, qui a pro­fondé­ment à voir avec la ren­con­tre entre son incon­scient et le texte. Imprévis­i­ble et insai­siss­able, ce point d’ancrage ne peut se décider volon­taire­ment ; tout le tra­vail con­siste non pas à artic­uler un sous-texte linéaire mais à pou­voir retrou­ver le con­tact avec une zone informe, tou­jours fuyante, faire que se repro­duise comme un glisse­ment de ter­rain en soi. C’est un déclic qui peut con­cern­er la total­ité de la pièce et per­me­t­tre d’envisager la total­ité d’un par­cours. D’ailleurs, lorsqu’il reprend un spec­ta­cle, sou­vent, Lupa n’arrête les acteurs, au cours du filage, que sur un moment pré­cis, comme s’il y traquait un déclenche­ment pour l’ensemble. Lors d’un filage de Rit­ter, Dene, Voss, Lupa avait ain­si fait refaire à Piotr Ski­ba5 (Voss) le pas­sage où son per­son­nage tire une nappe sur une table ; il lui demandait notam­ment de regarder la nappe comme si le monde entier se trou­vait dessus (d’après le peu que j’ai pu com­pren­dre : il est sig­ni­fi­catif qu’en répéti­tion les acteurs et Lupa sem­blent ne par­ler que par évo­ca­tions, incom­préhen­si­bles pour un témoin extérieur, comme s’ils avaient durant le proces­sus des répéti­tions inven­té leurs pro­pres référents). Piotr Ski­ba repre­nait son mou­ve­ment avec une con­cen­tra­tion et un rythme qui nous lais­saient enten­dre qu’il retrou­vait le chemin de son mono­logue intérieur. Ce n’était pas tant la qual­ité de l’indication de Lupa qui nous frap­pait que sa manière de recen­tr­er les acteurs sur des détails apparem­ment insignifi­ants mais qui, pour­tant, ouvraient tout d’un coup un abîme dans leur présence, con­t­a­m­i­nant l’ensemble de la représen­ta­tion. Seul l’acteur peut cern­er ce gouf­fre ; selon Lupa, le met­teur en scène a essen­tielle­ment un rôle de catal­y­seur, il sus­cite une atti­tude chez l’acteur plutôt qu’il ne détient un savoir. Son arme pri­mor­diale est l’insinuation, et non une demande directe.

Pour lire ces notes, je pense qu’il faut accepter le per­son­nage comme un pré­sup­posé qui n’est pas dis­cuté chez Lupa. Il ne faut pas y lire une croy­ance naïve en l’existence réelle d’un corps inven­té. L’expression corps du per­son­nage sig­ni­fie, dans sa bouche, le moment où l’imagination et le corps de l’acteur se ren­con­trent à tra­vers le texte. Je me ris­querais à dire que, moins que la notion psy­chologique et réal­iste du per­son­nage, Lupa demande plutôt à l’acteur, avec le pas­sage par l’écriture du mono­logue intérieur, qu’il retrou­ve quelque chose de l’auteur : non pas qu’il se sub­stitue à lui, mais qu’il emprunte, avec ses pro­pres moyens, le chemin de son engage­ment émo­tion­nel, physique, humain. Un peu comme imag­in­er à nou­veau la néces­sité humaine qui a poussé Tchekhov à écrire : non pas croire redé­cou­vrir ce qu’il pen­sait, ce qu’il imag­i­nait, mais con­vo­quer en soi quelque chose de l’énergie qui dort dans les sil­lons de la pièce.

Il faut aus­si enten­dre autrement le terme, par­fois gal­vaudé, d’état. Par état, Lupa désigne davan­tage un rythme émo­tion­nel interne qu’une émo­tion plaquée, générale, coupée de tout con­texte ; il cherche à décel­er le mou­ve­ment de l’émotion, ses accéléra­tions ou sa lenteur, son rythme. Il com­men­tait plus volon­tiers le rythme des retran­scrip­tions de nos mono­logues, la vitesse de notre pen­sée mise sur le papi­er, que le con­tenu en soi. Lui-même, lorsqu’il assiste à ses spec­ta­cles, accom­pa­gne ryth­mique­ment ce qui se passe sur le plateau. Durant les représen­ta­tions du Maître et Mar­guerite, invis­i­ble, il bat du tam­bour, comme une pul­sa­tion sourde ; en filage, nous l’avons vu au cen­tre de la salle avec son instru­ment, comme s’il nous était don­né à voir le soubasse­ment souter­rain de sa mise en scène. Pour lui, le rythme ne peut être qu’organique et non décidé, il est l’aboutissement du tra­vail et ne peut, en aucun cas, en être le point de départ formel.

Lupa tente de cern­er ce que le tra­vail théâ­tral a d’insaisissable, de pro­fondé­ment humain dans son expéri­ence même. Son tra­vail sur la sen­sa­tion, sur le rythme organique, sa manière de reli­er les sen­sa­tions au corps, de dépass­er l’opposition entre vis­i­ble et invis­i­ble, remet au cen­tre le tra­vail du sen­si­ble et de l’imagination pour par­venir à une réelle com­plex­ité du sens — de la vérité, dirait-il.

Notes de stage

Krystian Lupa pendant les répétitions de LA PLÂTRIÈRE, de Thomas Bernhard, au Théâtre Stary de Cracovie, 1992. Photo M. Gardulski.
Krys­t­ian Lupa pen­dant les répéti­tions de LA PLÂTRIÈRE, de Thomas Bern­hard, au Théâtre Stary de Cra­covie, 1992. Pho­to M. Gar­dul­s­ki.

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