« Je n’aime pas cette salle, on dirait une cave », répétait Warlikowski avant un débat à l’Institut polonais auquel nous devions participer ensemble. Pour répondre à ce qui pouvait paraître un caprice de star, j’ai murmuré ironiquement :
— « C’est pourquoi tu devrais l’aimer. Il y a eu tant de caves et de cachettes dans le théâtre polonais ! »
— « Détrompe-toi ! J’en ai assez des caves, je, nous, voulons faire du théâtre en plein jour, dans les salles, au vu de tous ! »
L’ère du sous-sol est achevée. Une autre page s’écrit. Il y a passage de la filiation auparavant si souvent revendiquée à la rupture, assumée, consommée, théorisée. Des artistes, la plupart jeunes, s’emploient désormais à faire un théâtre de la « condition contemporaine » et non de la « condition humaine » comme leurs précurseurs, dont ils s’affranchissent avec fracas ; théâtre du présent, de ses déroutes et de ses craintes.
Cela explique sans doute pourquoi les salles de cinéma où l’on projette surtout les grosses productions américaines ont été désertées au profit des théâtres, où les générations actuelles retrouvent le réel libre de toute protection ou formalisme. Théâtre du « contemporain immédiat ».
Ce numéro, réalisé en collaboration avec la revue Notatnik Teatralny, s’inscrit dans le programme de Nova Polska en France, et tente de relever les symptômes du renouveau de la scène polonaise. Au-delà du contexte national, ce renouveau passionne dans la mesure où l’on y reconnaît la radicalité de ces « alternatives théâtrales » sous le signe desquelles la revue se plaçait il y a vingt-cinq ans, et dont on éprouve le manque aujourd’hui. Preuve qui rappelle que le théâtre, cycliquement, peut encore dire le monde sans complaisance ni bonne conscience. Ce théâtre-là, nous le découvrons en Pologne. Théâtre qui se distingue par son intransigeance et sa lucidité critique. Théâtre de la déchirure.
« Loin du centre », dit-on dans un des textes, mais plus que d’une marginalité, c’est d’une décentralisation qu’il s’agit, processus accompli par les artistes et non pas décidé officiellement. Le constat est flagrant : la carte du théâtre change de contours, se dilate, déroute même, dans la mesure où les anciennes citadelles théâtrales – Varsovie, Cracovie – perdent leur place prioritaire et d’autres foyers, dispersés et disparates, surgissent. C’est pourquoi « M. Hulot » que Lukasz Drewniak invite à se rendre en Pologne risque de s’égarer dans un territoire autrement plus diversifié que jadis.
Le théâtre s’impose dans des recoins où rien ne présageait sa réussite. Les critiques polonais s’en réjouissent car, dans pareille multiplicité, on peut déceler un signe de vitalité.
Un artiste, Krystian Lupa, irradie l’ensemble du mouvement et ce que l’on a désigné comme étant « la génération des jeunes les plus doués ». Ceux-ci, ayant pour figures emblématiques Jarzyna et Warlikowski, ont subi l’attrait de ce travail et ont même été formés sous son influence. En France, nous avons découvert Lupa tardivement, à l’Odéon, grâce à Borja Sitja.
Nous aurions pu lui consacrer toute cette livraison (un livre avec ses entretiens est d’ailleurs annoncé chez Actes Sud), mais nous avons préféré plutôt balayer un paysage que nous focaliser sur un personnage, si important soit son apport et si décisif soit son impact. Nous n’oublions pas pour autant que Lupa se trouve à l’origine de cette renaissance de la scène polonaise. Il en fut l’initiateur. Grâce à son travail récurrent sur les grands textes épiques, et aux transformations décisives qu’il a apportées au jeu de l’acteur.
Loin du répertoire dramatique habituel, Lupa privilégie l’exploration des romans, de Dostoïevski à Broch et Bernhard, et confronte ses acteurs à des tâches complexes et subtiles où fiction et subjectivité se relaient au point d’ériger ce théâtre dans une des expressions les plus accomplies de la sensibilité contemporaine.
Lupa saisit le frémissement souterrain des êtres dont l’inquiétude ne connaît pas de répit. Warlikowski et Jarzyna s’inscrivent dans cette mouvance, c’est pourquoi leurs spectacles troublent à ce point : le plateau du théâtre se trouve en prise directe avec les tensions modernes.
Les metteurs en scène de la nouvelle génération, chacun plus ou moins, ont fini par transformer le jeu, par découvrir une autre manière de s’impliquer et, forcément, de déborder ainsi la tradition réaliste tout en se dégageant de l’empreinte des grands maîtres, Grotowski ou Kantor. Ici, ce qui fascine, c’est « l’entre-deux » tenu et constamment menacé grâce auquel acteur et personnage communiquent, dialoguent, se relaient. Nul ne l’emporte sur l’autre, nul ne se protège. La consigne exige une prise de risque maximale.
Ce constat revient comme un leitmotiv dans les essais que nous publions maintenant dans la remarquable traduction de Marie-Thérèse Vido. Le jeu, de Lupa à Warlikowski, Jarzyna et Fiedor, devient le baromètre affectif à même de transmettre une expérience des limites. Non pas jeu de l’extrême ou du gros trait, mais jeu des tensions alternatives et des vibrations aiguës.
Les textes qui nous sont parvenus de Pologne témoignent aussi des quêtes de la dramaturgie, du désir d’investir les villes, de la volonté d’oublier, mais peut-on oublier délibérément les modèles et les fantômes ? Ce que l’on souhaite, c’est de se « réinventer », et pour cela il faut s’éloigner du passé récent sans pour autant renier le passé ancien, car chez tous, l’artiste, dans la plus pure tradition polonaise, paraît comme un écorché vif.
Cet inconfort, ce mal de vivre des romantiques, fait toujours retour. Mais autrement. Sur le mode de l’errance et de l’écartèlement intérieurs au sein même du théâtre. Nous ne sommes pas ailleurs, mais face à la scène disloquée. Au terme de ces multiples épreuves, il ne reste que des éclats inaptes à reconstituer une unité aucunement placée sous surveillance divine. La Pologne revient ainsi à ce dont nombre de ses artistes connurent l’attrait : le nihilisme et la pensée anarchiste, réunis par le même constat d’une absence de tout système de valeurs rassurantes. Cela implique l’audace de s’y livrer pleinement, sans précaution, jusqu’à l’extinction.
Dans l’imaginaire polonais, la métaphore des cendres occupe une place privilégiée. Calciné, l’être peut accéder — parfois — à une pureté qui implique le sacrifice préalable de soi, la rencontre hallucinée avec le vide, avec le froid clinique si fréquent sur les plateaux de Warlikowski et Jarzyna. Et pourtant, à côté de ce désarroi généralisé, dans la plus pure tradition polonaise, pointe un vœu de renaissance.
Nous découvrons avec bonheur une parole théorique car, si nous connaissions certains artistes polonais récents, nous ignorions les critiques du pays. Ils sont admirables. Leurs textes participent de la même idée d’un théâtre confronté à un réel d’une complexité extrême, en quête d’un hypothétique et lointain rachat. En lisant ces essais auxquels se joignent quelques collaborations françaises, nous parvenons à déceler les raisons de ce regard ébloui que nous sommes de nouveau nombreux à porter sur la scène polonaise.
Dans les années 70, j’avais pris le chemin de la Pologne pour voir Kantor et rencontrer Grotowski, pour suivre Staniewski, le Théâtre du Huitième Jour ou le Théâtre Stu, pour découvrir aussi Grzegorzewski, le futur grand oublié. Ensuite, les années de plomb et « l’hiver » de Jaruzelski ont interrompu mes voyages « théâtraux » ; on me déconseillait d’ailleurs de m’y rendre afin de n’apporter aucune caution à l’obscurité qui s’était installée. Aujourd’hui, il est fréquent de reprendre le chemin de la Pologne retrouvée. Nullement réconciliée, toujours déchirée, mais désormais pleinement assumée sur ces scènes qui, comme disait Warlikowski, se dressent au cœur des villes. Pologne exposée, fière de ses plaies. Les nôtres aussi. Ce qui nous sépare, c’est peut-être le degré différent d’intensité, mais, par-delà tout, ce théâtre nous relie.
Théâtre d’un présent désormais partagé.

