Thomas Bernhard. Une folie qui creuse…
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Thomas Bernhard. Une folie qui creuse…

Entretien avec Krystian Lupa

Le 26 Jan 2004
Article publié pour le numéro
La scène polonaise-Couverture du Numéro 81 d'Alternatives ThéâtralesLa scène polonaise-Couverture du Numéro 81 d'Alternatives Théâtrales
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Marek Kędzier­s­ki : Extinc­tion est con­sid­éré comme le sum­mum de tous les romans de Bern­hard. Qu’est-ce qui vous a amené à vous intéress­er à ce roman ?

Krys­t­ian Lupa : L’acte boulever­sant de la remise en ques­tion de la con­di­tion humaine dans chaque domaine et dans une dimen­sion totale. Extinc­tion est « un efface­ment », non pas unique­ment du monde dans lequel vit le per­son­nage-auteur. C’est égale­ment un efface­ment de tout ce qu’il est devenu (le per­son­nage-auteur) dans ce monde, de ce qu’il est devenu en tant que créa­teur, ain­si qu’un efface­ment de son style. Cet acte de pro­fonde révi­sion peut représen­ter un for­mi­da­ble défi quant à une adap­ta­tion de la réal­ité créée par un met­teur en scène…

M. K. : Après La Plâtrière, Extinc­tion est le deux­ième roman de Thomas Bern­hard que vous présen­tez sur scène. Qu’est-ce qui est impor­tant pour vous quand vous faites une adap­ta­tion ?

K. L. : Surtout de trou­ver l’axe prin­ci­pal du livre, du moins ce qui pour moi con­stitue le thème récur­rent. Je tente de répon­dre à la ques­tion suiv­ante : d’où vient la force de ray­on­nement de la lit­téra­ture ? Trou­ver cela per­met de con­stru­ire une struc­ture lit­téraire un peu dif­férente puisque plus indi­vidu­elle, ce qui sig­ni­fie le chemin per­son­nel à tra­vers le livre. Dans le cas de Extinc­tion, cela se pro­duit avec une par­ti­c­ulière acuité. Il s’agit enfin d’un livre, pulpe anti-nar­ra­tive, qui n’est rien d’autre qu’un grand mono­logue obses­sion­nel, une matière liq­uide inon­dant le lecteur et qui ne se laisse enfer­mer dans aucune image ou scène. Afin de créer une réal­ité théâ­trale, il faut donc suiv­re les per­son­nages autour du per­son­nage-auteur, con­stru­ire les frag­ments de leur vie (une vie autonome puisqu’ils doivent servir le comé­di­en) et, à par­tir de ces frag­ments, tiss­er de nou­veau une con­stel­la­tion du monde bern­har­di­en. Je ne vois pas d’autres pos­si­bil­ités. Il faut donc con­stru­ire dif­férem­ment de nom­breux élé­ments, agir pour ain­si dire de nou­veau.

M. K. : Qu’est-ce qu’une adap­ta­tion devrait con­serv­er du roman avant tout ?

K. L. : « Le drame du livre », c’est-à-dire le mécan­isme de la trans­for­ma­tion de la réal­ité incar­née dans le livre, de manière à lui per­me­t­tre de vivre dans cette trans­for­ma­tion, et non pas la réduire à une illus­tra­tion (une his­toire) vague et super­fi­cielle. Il faut donc trou­ver le thème sus­cep­ti­ble de se dérouler véri­ta­ble­ment et jusqu’au bout, et se deman­der s’il est capa­ble de porter le poids intel­lectuel du livre ou au moins son courant le plus impor­tant. Si cela est impos­si­ble, alors il ne faut pas se lancer dans l’adaptation.

M. K. : Quant à votre tra­vail sur scène, procédez-vous d’une manière dif­férente dans le cas des œuvres écrites par Bern­hard directe­ment pour le théâtre et dans le cas des adap­ta­tions de ses romans ?

K. L. : Une œuvre dra­ma­tique est une con­struc­tion en soi. Je suis con­va­in­cu qu’il ne faut pas « cor­riger » les œuvres dra­ma­tiques de Bern­hard car elles sont com­posées d’une manière organique, pour ain­si dire, mono­lithique. Quant à ses longs romans, c’est autre chose. C’est une réal­ité de méan­dres, de labyrinthes où le temps est cir­cu­laire. Ce sont les images des pen­sées. Cela est pra­tique­ment impos­si­ble au théâtre, du moins pas de la même manière. Tout d’abord j’établis la char­p­ente de quelques scènes que je trou­ve indis­pens­ables dans l’adaptation. Ensuite vien­nent les répéti­tions et c’est à ce moment-là que je com­mence à vivre la vie des per­son­nages ain­si ani­més, à décou­vrir de quoi ils ont besoin afin d’exister pleine­ment et à racon­ter pleine­ment, au tra­vers de leurs des­tins, une réal­ité conçue de cette façon. La réal­ité devrait, pour ain­si dire, se com­pléter elle-même. Dans un roman, cela se passe sou­vent autrement.

M. K. : Qu’est-ce qui est le plus impor­tant pour un comé­di­en, qu’est-ce qui l’anime dans son tra­vail sur Bern­hard ?

K. L. : La forme irra­tionnelle et rad­i­cale des impérat­ifs de l’instant. Un instant plus tard, tout peut devenir com­plète­ment opposé. Plöt­zlich est le mot préféré de Bern­hard. Il n’existe pas de zone grise de tran­si­tion psy­chologique entre les opposés. C’est la grande décou­verte de Bern­hard. L’homme feint d’être con­séquent même vis-à-vis de soi. Il a honte des enchaîne­ments enfan­tins, des trahisons dues à l’état présent de ses émo­tions et de ses pen­sées. Cepen­dant, le cours de nos pen­sées a son autonomie pro­pre, sou­vent indépen­dante de nous. Nous nions cette autonomie soit au nom de la con­séquence une fois pour toutes con­v­enue, soit au nom de celle que nous avons mon­trée aux autres ou bien à nous-mêmes. Plöt­zlich, ce sont les réflex­es de la vérité indé­cente inspirés par des états présents d’émotions et de pen­sées. Le mono­logue intérieur des per­son­nages de Bern­hard est un enchaîne­ment rad­i­cale­ment impu­dent des pen­sées. Il mène sou­vent à l’inconnu, à la néga­tion de soi qui n’est pour­tant pas une néga­tion de la vérité, mais sou­vent une décou­verte de celle-là. L’acteur devrait se livr­er à ce mono­logue d’une manière rad­i­cale, sans juge­ment, avec sen­su­al­ité…

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