Un programme théâtral pour le vingt et unième siècle

Un programme théâtral pour le vingt et unième siècle

Le 12 Jan 2004

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La scène polonaise-Couverture du Numéro 81 d'Alternatives ThéâtralesLa scène polonaise-Couverture du Numéro 81 d'Alternatives Théâtrales
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Quoi de Brecht à l’aube du troisième mil­lé­naire ? La ques­tion, empha­tique, peut faire sourire. Mais com­ment éviter de la pos­er, sur ce ton ou sur un autre, puisque aus­si bien nous venons de franchir un cap qui fait date ? J’esquisserai pour ma part un début de réponse en me référant à une notice des Car­nets de Brecht, rédigée vers 1926, où l’auteur, qui n’a pas encore atteint la trentaine, se pro­jette lui-même dans ce futur devenu notre présent.
Il com­mence par s’interroger sur sa voca­tion d’écrivain, avoue ses incon­séquences, ses incer­ti­tudes ou ses insuff­i­sances et finale­ment, con­tre toute attente, cède à un élan juvénile pour déclar­er fière­ment qu’il a de quoi nour­rir tout un théâtre d’avenir, à la hau­teur des temps qui s’annoncent. Et de pré­cis­er alors :
« Mon paysage héroïque est la ville, mon point de vue la rel­a­tiv­ité, ma sit­u­a­tion l’entrée de l’humanité dans les grandes villes au début du troisième mil­lé­naire, mon con­tenu les appétits (trop grands ou trop petits), l’entraînement auquel je soumets le pub­lic, celui des gigan­tesques luttes sociales. »1
On le con­state : tout se passe comme si l’auteur, évo­quant « sa » sit­u­a­tion, se trans­portait d’un bond en avant de lui-même et tendait ain­si la main au pub­lic que nous sommes, nous, en ce vingt et unième siè­cle. Un siè­cle mar­qué par le déclin des civil­i­sa­tions rurales à l’échelle de la planète tout entière, et par la con­nais­sance expo­nen­tielle des mégapoles indus­trielles, source de ten­sions per­ma­nentes.

Dans quelle mesure la mon­tée des fas­cismes en Europe a‑t-elle infléchi ou retardé le pro­gramme brechtien de 1926 ? Il n’est évidem­ment pas sans effet que les gigan­tesques luttes sociales évo­quées ci-dessus aient tourné à la défaite calami­teuse des forces de pro­grès au cours des fatidiques années trente, ni que l’écrivain en exil ait éprou­vé, devant une guerre de matériel sans précé­dent, la relé­ga­tion de la lit­téra­ture « en tant que prax­is à une telle dis­tance des événe­ments dont tout dépend »2.
Néan­moins, si ces cir­con­stances défient la tonic­ité plutôt con­quérante du texte de 1926, elles ne font jamais que con­firmer — cette fois-ci avec la plus grande noirceur — les ambiguïtés de la moder­nité, qui porte en elle comme son envers la men­ace d’une répres­sion vers l’archaïsme en ce qu’il a d’immémorial. Dans la jun­gle des villes ne sug­gérait rien d’autre. Plus générale­ment, ces ambiguïtés se man­i­fes­tent dans le va-et-vient entre le plus nou­veau et le plus ancien, qui pro­duit les sec­ouss­es désta­bil­isantes du théâtre brechtien, micro-trem­ble­ments de terre dont les répliques n’en finis­sent pas de se propager.
Leur tra­duc­tion en ter­mes de réal­ités his­toriques peut se lire dans un frag­ment du Jour­nal de tra­vail où Brecht rend compte, en août 1941, de la mort de Wal­ter Ben­jamin et simul­tané­ment des réflex­ions ultimes de ce dernier sur le con­cept d’histoire : « b(enjamin) s’oppose à la con­cep­tion de l’histoire comme déroule­ment linéaire, du pro­grès comme entre­prise à tête reposée, du tra­vail comme source de moral­ité, de la classe ouvrière comme la pro­tégée de la tech­nique, etc. Il se moque de la phrase, si sou­vent enten­due, qu’il est éton­nant qu’il puisse y avoir “encore en ce siè­cle” quelque chose comme le fas­cisme (comme si celui-ci n’était pas le fruit de tous les siè­cles). » Et Brecht d’ajouter : « Bref, le petit tra­vail est clair… Et on pense avec effroi au faible nom­bre de ceux qui sont prêts ne serait-ce qu’à mal com­pren­dre ce genre de réflex­ions. »3

Dans cette per­spec­tive, trois for­mules de l’auteur, qui réson­nent telles des sen­tences, fran­chissent sans dif­fi­culté le seuil entre l’hier et l’aujourd’hui : « L’homme est bon, le veau est suc­cu­lent » (Sainte Jeanne des Abat­toirs), « Tout se paye, seule la mort est gra­tu­ite » (Arturo Ui) et enfin : « Il n’y a qu’une lim­ite aux doutes, c’est le désir d’agir » (Me-Ti ou le Livre des retourne­ments).
La pre­mière rap­pelle le can­ni­bal­isme à l’œuvre dans une civil­i­sa­tion faite pour con­som­mer jusqu’au con­som­ma­teur : « L’homme est un veau pour l’homme » y rem­place le fameux adage « L’homme est un loup pour l’homme » (reste à éval­uer la dif­férence). La deux­ième ren­voie ce phénomène à ce que Lukacs, analysant après Marx les proces­sus de réi­fi­ca­tion (Verd­inglichung), avait bap­tisé « struc­ture marchande », soit un sys­tème visant à éten­dre l’économisme cap­i­tal­iste à tous les secteurs de l’existence, y com­pris au demeu­rant à la mort qui, loin de la gra­tu­ité, entre­tient de plus en plus un com­merce lucratif.
Quant à la troisième for­mule, inou­bli­able, elle artic­ule les rap­ports de la pen­sée (cri­tique) et de l’action (poli­tique) en main­tenant une ten­sion extrême entre les deux instances, comme si elles s’engendraient l’une l’autre non par une alliance naturelle, mais au con­traire en allant jusqu’au bout de leur incom­pat­i­bil­ité rel­a­tive. État de choses para­dox­al qu’illustrent cer­tains pro­pos de Brecht sur le car­ac­tère improb­a­ble des révo­lu­tions. Le grand nom­bre, écrit-il une fois, red­oute générale­ment d’avoir quelque chose à y per­dre, au point que les révo­lu­tions se pro­duisent le plus sou­vent au fond des impass­es.
Aujourd’hui, nous voici plus que jamais dans la sit­u­a­tion para­doxale évo­quée plus haut : tenus au doute après l’expérience du com­mu­nisme de caserne, mais oblig­és d’agir face à l’ensauvagement du cap­i­tal­isme à l’heure de la mondialisation/marchandisation. Celle-ci réac­tu­alise la pen­sée de Marx et impose de réin­ven­ter une poli­tique pro­lé­tari­enne dans la guerre civile plané­tarisée qui s’annonce.

Aujourd’hui l’Accident

« Le pro­grès et la cat­a­stro­phe sont l’avers et le revers d’une même médaille » : cette for­mule de Han­nah Arendt sert de leit­mo­tiv à une récente expo­si­tion de la Fon­da­tion Carti­er pour l’art con­tem­po­rain. Cette expo­si­tion, titrée Ce qui arrive par Paul Vir­ilio qui l’a conçue, décline le thème de l’Accident. À gauche en entrant, une instal­la­tion de Lebbeus Woods, La Chute (2002), présente un champ de tra­jec­toires avec élé­ments en sus­pen­sion. À droite, dans la salle qui fait pen­dant à la pre­mière, une sculp­ture métallique de Nan­cy Rubins, Moma and Air­plane Parts (1995), mon­tre une car­casse d’avion faite de morceaux com­pressés, emboîtés les uns dans les autres. Une fois franchi ce seuil, l’exposition se développe, tel un musée de cat­a­stro­phes à répéti­tion, un aver­tisse­ment adressé à la civil­i­sa­tion tech­nique.

Com­ment ne pas se rap­pel­er ici les deux pièces didac­tiques — Lehrstücke — mis­es en scène par Brecht au fes­ti­val de Baden-Baden en juil­let 1929 (quelques mois avant l’éclatement de la grande crise économique à l’échelle mon­di­ale) : Le Vol au-dessus de l’océan ou Vol de Lind­bergh et L’Importance d’être d’accord ? L’une s’achève en célébrant l’exploit de l’aviateur comme le tri­om­phe de l’homme sur la nature. L’autre ren­verse la pre­mière en débu­tant sur l’image de la chute, des con­quérants du ciel écrasés au sol. À par­tir de là, une enquête se déclenche sur la ques­tion de savoir si l’homme est une aide pour l’homme et à quelles con­di­tions il peut le devenir. Elle intéresse le rap­port entre le pro­grès tech­nique et le pro­grès social.

Cela posé, on notera tout de suite que la prob­lé­ma­tique de l’Accident n’alimente pas seule­ment tel Lehrstück, mais qu’elle se révèle en quelque sorte con­sti­tu­tive du théâtre dit épique. Elle appa­raît en toute lit­téral­ité dans La scène de rue, petit mod­èle théorique emprun­té à la vie quo­ti­di­enne où l’auteur explicite la nature et la fonc­tion du théâtre épique. Le jeu dis­tan­cié de l’acteur s’apparente au type de réc­it que peu­vent faire, d’un acci­dent de la cir­cu­la­tion, les témoins appelés à en ren­dre compte : ils ne revivent pas l’événement mais ils l’exposent, pour éclair­er les erreurs com­mis­es de part et d’autre et ce, afin d’éviter que l’accident ne se repro­duise.

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Écrit par Philippe Ivernel
Philippe Iver­nel (1933 – 2016) était un chercheur, tra­duc­teur et uni­ver­si­taire français, spé­cial­iste recon­nu du théâtre alle­mand con­tem­po­rain. Pro­fesseur hon­o­raire...Plus d'info
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