Quoi de Brecht à l’aube du troisième millénaire ? La question, emphatique, peut faire sourire. Mais comment éviter de la poser, sur ce ton ou sur un autre, puisque aussi bien nous venons de franchir un cap qui fait date ? J’esquisserai pour ma part un début de réponse en me référant à une notice des Carnets de Brecht, rédigée vers 1926, où l’auteur, qui n’a pas encore atteint la trentaine, se projette lui-même dans ce futur devenu notre présent.
Il commence par s’interroger sur sa vocation d’écrivain, avoue ses inconséquences, ses incertitudes ou ses insuffisances et finalement, contre toute attente, cède à un élan juvénile pour déclarer fièrement qu’il a de quoi nourrir tout un théâtre d’avenir, à la hauteur des temps qui s’annoncent. Et de préciser alors :
« Mon paysage héroïque est la ville, mon point de vue la relativité, ma situation l’entrée de l’humanité dans les grandes villes au début du troisième millénaire, mon contenu les appétits (trop grands ou trop petits), l’entraînement auquel je soumets le public, celui des gigantesques luttes sociales. »1
On le constate : tout se passe comme si l’auteur, évoquant « sa » situation, se transportait d’un bond en avant de lui-même et tendait ainsi la main au public que nous sommes, nous, en ce vingt et unième siècle. Un siècle marqué par le déclin des civilisations rurales à l’échelle de la planète tout entière, et par la connaissance exponentielle des mégapoles industrielles, source de tensions permanentes.
Dans quelle mesure la montée des fascismes en Europe a‑t-elle infléchi ou retardé le programme brechtien de 1926 ? Il n’est évidemment pas sans effet que les gigantesques luttes sociales évoquées ci-dessus aient tourné à la défaite calamiteuse des forces de progrès au cours des fatidiques années trente, ni que l’écrivain en exil ait éprouvé, devant une guerre de matériel sans précédent, la relégation de la littérature « en tant que praxis à une telle distance des événements dont tout dépend »2.
Néanmoins, si ces circonstances défient la tonicité plutôt conquérante du texte de 1926, elles ne font jamais que confirmer — cette fois-ci avec la plus grande noirceur — les ambiguïtés de la modernité, qui porte en elle comme son envers la menace d’une répression vers l’archaïsme en ce qu’il a d’immémorial. Dans la jungle des villes ne suggérait rien d’autre. Plus généralement, ces ambiguïtés se manifestent dans le va-et-vient entre le plus nouveau et le plus ancien, qui produit les secousses déstabilisantes du théâtre brechtien, micro-tremblements de terre dont les répliques n’en finissent pas de se propager.
Leur traduction en termes de réalités historiques peut se lire dans un fragment du Journal de travail où Brecht rend compte, en août 1941, de la mort de Walter Benjamin et simultanément des réflexions ultimes de ce dernier sur le concept d’histoire : « b(enjamin) s’oppose à la conception de l’histoire comme déroulement linéaire, du progrès comme entreprise à tête reposée, du travail comme source de moralité, de la classe ouvrière comme la protégée de la technique, etc. Il se moque de la phrase, si souvent entendue, qu’il est étonnant qu’il puisse y avoir “encore en ce siècle” quelque chose comme le fascisme (comme si celui-ci n’était pas le fruit de tous les siècles). » Et Brecht d’ajouter : « Bref, le petit travail est clair… Et on pense avec effroi au faible nombre de ceux qui sont prêts ne serait-ce qu’à mal comprendre ce genre de réflexions. »3
Dans cette perspective, trois formules de l’auteur, qui résonnent telles des sentences, franchissent sans difficulté le seuil entre l’hier et l’aujourd’hui : « L’homme est bon, le veau est succulent » (Sainte Jeanne des Abattoirs), « Tout se paye, seule la mort est gratuite » (Arturo Ui) et enfin : « Il n’y a qu’une limite aux doutes, c’est le désir d’agir » (Me-Ti ou le Livre des retournements).
La première rappelle le cannibalisme à l’œuvre dans une civilisation faite pour consommer jusqu’au consommateur : « L’homme est un veau pour l’homme » y remplace le fameux adage « L’homme est un loup pour l’homme » (reste à évaluer la différence). La deuxième renvoie ce phénomène à ce que Lukacs, analysant après Marx les processus de réification (Verdinglichung), avait baptisé « structure marchande », soit un système visant à étendre l’économisme capitaliste à tous les secteurs de l’existence, y compris au demeurant à la mort qui, loin de la gratuité, entretient de plus en plus un commerce lucratif.
Quant à la troisième formule, inoubliable, elle articule les rapports de la pensée (critique) et de l’action (politique) en maintenant une tension extrême entre les deux instances, comme si elles s’engendraient l’une l’autre non par une alliance naturelle, mais au contraire en allant jusqu’au bout de leur incompatibilité relative. État de choses paradoxal qu’illustrent certains propos de Brecht sur le caractère improbable des révolutions. Le grand nombre, écrit-il une fois, redoute généralement d’avoir quelque chose à y perdre, au point que les révolutions se produisent le plus souvent au fond des impasses.
Aujourd’hui, nous voici plus que jamais dans la situation paradoxale évoquée plus haut : tenus au doute après l’expérience du communisme de caserne, mais obligés d’agir face à l’ensauvagement du capitalisme à l’heure de la mondialisation/marchandisation. Celle-ci réactualise la pensée de Marx et impose de réinventer une politique prolétarienne dans la guerre civile planétarisée qui s’annonce.
Aujourd’hui l’Accident
« Le progrès et la catastrophe sont l’avers et le revers d’une même médaille » : cette formule de Hannah Arendt sert de leitmotiv à une récente exposition de la Fondation Cartier pour l’art contemporain. Cette exposition, titrée Ce qui arrive par Paul Virilio qui l’a conçue, décline le thème de l’Accident. À gauche en entrant, une installation de Lebbeus Woods, La Chute (2002), présente un champ de trajectoires avec éléments en suspension. À droite, dans la salle qui fait pendant à la première, une sculpture métallique de Nancy Rubins, Moma and Airplane Parts (1995), montre une carcasse d’avion faite de morceaux compressés, emboîtés les uns dans les autres. Une fois franchi ce seuil, l’exposition se développe, tel un musée de catastrophes à répétition, un avertissement adressé à la civilisation technique.
Comment ne pas se rappeler ici les deux pièces didactiques — Lehrstücke — mises en scène par Brecht au festival de Baden-Baden en juillet 1929 (quelques mois avant l’éclatement de la grande crise économique à l’échelle mondiale) : Le Vol au-dessus de l’océan ou Vol de Lindbergh et L’Importance d’être d’accord ? L’une s’achève en célébrant l’exploit de l’aviateur comme le triomphe de l’homme sur la nature. L’autre renverse la première en débutant sur l’image de la chute, des conquérants du ciel écrasés au sol. À partir de là, une enquête se déclenche sur la question de savoir si l’homme est une aide pour l’homme et à quelles conditions il peut le devenir. Elle intéresse le rapport entre le progrès technique et le progrès social.
Cela posé, on notera tout de suite que la problématique de l’Accident n’alimente pas seulement tel Lehrstück, mais qu’elle se révèle en quelque sorte constitutive du théâtre dit épique. Elle apparaît en toute littéralité dans La scène de rue, petit modèle théorique emprunté à la vie quotidienne où l’auteur explicite la nature et la fonction du théâtre épique. Le jeu distancié de l’acteur s’apparente au type de récit que peuvent faire, d’un accident de la circulation, les témoins appelés à en rendre compte : ils ne revivent pas l’événement mais ils l’exposent, pour éclairer les erreurs commises de part et d’autre et ce, afin d’éviter que l’accident ne se reproduise.

