Arne Sierens — À l’origine, un sentiment de révolte

Entretien
Théâtre

Arne Sierens — À l’origine, un sentiment de révolte

Entretien avec Aude Lavigne

Le 24 Avr 2005
MARIE ÉTERNELLE CONSOLATION de Arne Sierens. - Photos Kurt Van der Elst.
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MARIE ÉTERNELLE CONSOLATION de Arne Sierens. - Photos Kurt Van der Elst.
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L'épreuve du risque-Couverture du Numéro 85-86 d'Alternatives ThéâtralesL'épreuve du risque-Couverture du Numéro 85-86 d'Alternatives Théâtrales
85 – 86

AUDE LAVIGNE : Com­ment con­cevez-vous votre tra­vail par rap­port à la notion de risque ?

Arne Sierens : Pren­dre des risques n’est pas mon moteur de tra­vail, je par­lerais plutôt d’un sen­ti­ment de révolte qui provient directe­ment de mon his­toire per­son­nelle. Je viens d’un quarti­er pop­u­laire où je vivais au milieu de gens très pau­vres, des ouvri­ers du tex­tile. Quand ils avaient mal aux dents, ils ne pou­vaient pas aller chez le den­tiste. À l’école, par con­tre, j’étais entouré par des garçons de quartiers plus rich­es qui pou­vaient s’offrir ces soins. Dans mon quarti­er, les gens avaient des dents pour­ries, je voy­ais des filles de seize ans à qui il man­quait des dents. C’est un quarti­er insalu­bre. Chaque hiv­er, les caves se rem­plis­saient d’eau et les gens avaient des mal­adies des poumons, des can­cers. Les sui­cides étaient nom­breux. Cette sit­u­a­tion a créé chez moi un sen­ti­ment de révolte con­tre un sys­tème qui instal­lait cette sit­u­a­tion.

Quand je suis allé au théâtre, j’ai vu des spec­ta­cles qui ne « dis­aient rien » de la réal­ité, de la vérité. « Que des choses fauss­es ». Sur scène, je voy­ais des gens qui pré­tendaient des choses que je ne com­pre­nais pas, dans un lan­gage que je ne com­pre­nais pas. C’était un univers influ­encé par un théâtre clas­sique anglais et français. On me mon­trait des Molière, mais je ne les croy­ais pas, pas un mot. Les gens avaient des abon­nements, s’asseyaient dans des fau­teuils de velours rouge, le bâti­ment lui-même était un sym­bole très bour­geois, il fal­lait mon­ter les march­es d’un escalier pour accéder au théâtre, je n’aimais pas ça.

Heureuse­ment, j’ai vu des spec­ta­cles de Tadeusz Kan­tor, et j’ai vite com­pris que, pour pou­voir par­ler des réal­ités, je devais chercher d’autres voies. J’ai même écrit à cette époque, il y a vingt ans à peu près, un man­i­feste inti­t­ulé « le théâtre de la pau­vreté ». Il faut pré­cis­er que j’étais alors très influ­encé par le mou­ve­ment de l’Arte Povera ital­ien.

A. L.: Que dis­ait votre man­i­feste ?

A. S.: Il dis­ait que la pau­vreté est une métaphore de la con­di­tion humaine. Je voulais un théâtre autonome, qui ne repose pas sur un texte mais sur la vérité. J’étais vrai­ment obsédé par le « Vérisme ». Je voulais par­ler de mes voisins, de mes tantes, de ma famille, mais para­doxale­ment je ne voulais pas en par­ler de manière réal­iste. Je ne voulais pas faire du théâtre réal­iste mais un théâtre très « théâ­tral ». C’est avec le théâtre de Kan­tor que j’ai com­pris qu’on devait tra­vailler avec des élé­ments réal­istes posés dans un cadre non réal­iste, pour un théâtre très rit­u­al­isé. Je veux un théâtre autonome, qui ne soit pas fixé sur le texte mais qui « rit­u­alise ». C’est peut-être sous cet angle que j’essaie de trou­ver un lien avec Artaud.

A. L.: Vous par­lez d’un théâtre autonome, com­ment met­tez-vous en œuvre cette autonomie ?

A. S.: Je ne me posi­tionne pas comme met­teur en scène ou comme écrivain. Je suis un « faiseur de théâtre », un The­ater mach­er. Je suis con­tre l’idée d’un théâtre de réper­toire où les comé­di­ens tra­vail­lent cinq à huit semaines. Avec MARIE ÉTERNELLE CONSOLATION, je me suis dit : je vais tra­vailler pen­dant six mois avec des comé­di­ens que j’aime beau­coup et on va impro­vis­er, on ne va même pas met­tre une date de pre­mière, on ne va même pas jouer dans une salle de théâtre. Le décor, un sol de glace, pèse trop lourd pour être sur une scène nor­male. Ce choix est délibéré, nous savions qu’avecun tel décor nous ne pour­rions plus entr­er dans des théâtres clas­siques. Quant au tra­vail avec les comé­di­ens, ils sont avant tout pour moi des artistes. Quand ils créent un rôle, ils racon­tent quelque chose d’eux-mêmes. Cet aspect auto­bi­ographique est très impor­tant, vous com­pren­drez que, dans ces con­di­tions, les acteurs sont irrem­plaçables.

A. L.: Vous avez par­lé d’autonomie et de rit­uel, com­ment artic­ulez-vous ces deux notions ?

A. S.: La notion qui est à la base de mon tra­vail est la « syn­chronic­ité ». Cela provient du théâtre chi­nois, l’idée est la suiv­ante : « Quand on par­le de quelque chose, cela s’est déjà passé, cela va se pass­er et cela se passe dans d’autres endroits dans le monde ». Ce qui veut dire que lorsqu’on racon­te quelque chose, ce n’est qu’une pos­si­bil­ité par­mi un mil­li­er d’autres his­toires. Par­tir de cette notion sig­ni­fie que, sur scène, l’histoire est très ouverte, elle per­met au pub­lic de s’y inscrire, de met­tre sa pro­pre his­toire en jeu. Comme si on étab­lis­sait la pos­si­bil­ité d’une com­para­i­son immé­di­ate. D’ailleurs, je dis sou­vent que je fais des moitiés d’histoire en prenant l’exemple d’une noix : on a une par­tie de la noix, c’est au pub­lic de met­tre l’autre par­tie. Et, ensem­ble, on a une sorte de total­ité.

A. L.: Com­ment vous y prenez-vous pour faire en sorte d’avoir une his­toire ouverte, une moitié de noix comme vous dites ?

A. S.: Nous ten­tons, pen­dant les mois de tra­vail, de con­stituer une com­mu­nauté, de trou­ver une his­toire qui nous est com­mune. L’histoire d’un groupe, on pour­rait même dire d’une tribu. Nous gar­dons tou­jours cette idée d’observer la réal­ité sans la repro­duire, mais en traquant la vérité dans toutes ses expres­sions. C’est ain­si que s’instaure une forme de rit­uel, com­pa­ra­ble à celui « des noirs qui dansent autour du feu pour que les mau­vais esprits ne vien­nent pas ». Nous tra­vail­lons avec nos démons, nous ten­tons de don­ner une forme à l’impossible. Ce qui aboutit à mon­tr­er sur scène des élé­ments qui « nor­male­ment » ne sont pas mis ensem­ble. Nous for­mu­lons des vœux pour don­ner forme à l’impossible.

A. L.: Vous avez par­lé d’Artaud ? Com­ment ressen­tez-vous son influ­ence sur votre tra­vail ?

A. S.: Il y a très longtemps, un jour­nal­iste a écrit à pro­pos de mon tra­vail qu’il se situ­ait entre Brecht et Artaud. J’ai trou­vé cette for­mule « très comique » parce qu’il y a un « côté brechtien », l’aspect doc­u­men­tariste, presque jour­nal­is­tique, dans la par­tie dis­ons « struc­turée » de ma démarche et il y a un « coté Artaud », très agres­sif, ce que j’appelle le « côté Punk », le côté rock & roll, qui cor­re­spond au désir de laiss­er s’échapper une énergie très crue, de lui don­ner une lib­erté. Comme dans les con­certs de rock, laiss­er couler une énergie totale, sans pen­sée. Ce dernier aspect repose sur la litanie, sur la répéti­tion con­stante pour aller vers un état de transe comme chez les der­vich­es turcs, mais aus­si dans les musiques tech­no ou house, ou encore la musique de Nus­rat Fateh Ali Khan au Pak­istan. La transe per­met d’accéder à plus de lib­erté grâce à l’ouverture qu’elle génère.

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Arne Sierens
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Écrit par Aude Lavigne
Après des études d’histoire, Aude Lav­i­gne tra­vaille en France à la pro­duc­tion de spec­ta­cles de danse con­tem­po­raine. Elle...Plus d'info
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