Jean Lambert-wild — Scientifiques de l’égarement

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Jean Lambert-wild — Scientifiques de l’égarement

Judith Martin, d’après un entretien avec l’artiste

Le 22 Avr 2005
MUE - PREMIÈRE MÉLOPÉE de Jean Lambert-wild et Jean-Luc Therminarias / coopérative 326 et la communauté Xavante d’Etênhiritipa. - Photo Lénise Pinheiro / 326.
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Article publié pour le numéro
L'épreuve du risque-Couverture du Numéro 85-86 d'Alternatives ThéâtralesL'épreuve du risque-Couverture du Numéro 85-86 d'Alternatives Théâtrales
85 – 86

« JE CROIS qu’il y a un état où le guer­ri­er, la gueule trouée à mort reste là, il con­tin­ue à se bat­tre et à avancer. Il n’est pas mort, il avance pour l’éternité. »

Antonin Artaud, Jour­nal de Rodez

L’idée de la prise de risque dans ma pra­tique artis­tique me pose prob­lème car elle sup­pose une inten­tion­nal­ité, or ma pra­tique artis­tique est un mou­ve­ment de dépos­ses­sion.

S’il y a inten­tion­nal­ité, le risque tient lieu du cal­cul, du posi­tion­nement. Donc, ce n’est plus un risque, c’est un déplace­ment stratégique. Et ces déplace­ments stratégiques, ces pris­es de risque inscrivent une autre série de ques­tions : quels enne­mis ? Quelle forme de lutte ? Quels objec­tifs ?

Un déplace­ment stratégique organ­ise une vio­lence dont les buts sont mul­ti­ples : attein­dre ou défendre un ter­ri­toire, trou­ver des alliés ou bris­er des enne­mis, con­quérir ou pro­téger un bien, etc. Cette organ­i­sa­tion du champ de bataille où, pour citer Han­son, Car­nage et Cul­ture sont étroite­ment liés, est très éloignée de la déf­i­ni­tion qui me fut trans­mise d’un acte artis­tique.

Ain­si l’idée de la prise de risque me fait entr­er dans une spi­rale de vio­lente agi­ta­tion. Il va être impor­tant de se démar­quer, de provo­quer et d’être de plus en plus provo­cant. Alors, l’artiste s’arrache au cer­cle de la con­tem­pla­tion, il n’est plus qu’une sig­na­ture, un leader dont on juge les capac­ités agres­sives.

Mais en se démar­quant, peut-on encore de son boucli­er pro­téger son voisin, et de sa lance repouss­er l’ennemi ? Ou n’est-on que le héros de son pau­vre ego ?

Aujourd’hui, pour beau­coup, il appa­raît plus impor­tant de briller que de dévelop­per patiem­ment les lumières qui nous ani­ment. Pour briller, il faut se croire et se vivre comme unique. Je ne me crois et ne me vis pas comme unique. Je fais par­tie d’une com­mu­nauté. Je suis aus­si sin­guli­er que cha­cun de ceux qui com­posent cette com­mu­nauté. Et tous ces sin­guliers réu­nis for­ment un pluriel qui se donne les moyens d’entrer en con­ver­sa­tion et d’inventer un lan­gage.

La ques­tion du risque et de la révolte me sem­ble donc éminem­ment indi­vidu­elle, alors que la ques­tion la plus impor­tante au théâtre est le rap­port entretenu par deux com­mu­nautés assem­blées, l’une venue pour par­ler et l’autre venue pour écouter.

Une révolte ne se partage pas. Que peut-on trans­met­tre avec une révolte, si ce n’est une autre révolte ? Tous les sys­tèmes poli­tiques se nour­ris­sent de nos révoltes et savent très vite les instru­men­talis­er. Le révolté est encour­agé habile­ment car son agi­ta­tion est une soupape de décom­pres­sion qui réduit d’autant la pos­si­bil­ité pour la com­mu­nauté d’effectuer une révo­lu­tion.

Je ne par­le pas de révo­lu­tion seule­ment en ter­mes poli­tiques, mais aus­si en ter­mes optiques. Accom­plir une révo­lu­tion, c’est inter­roger, par un change­ment de per­spec­tives, notre vision du monde. Accom­plir une révo­lu­tion, c’est accom­pa­g­n­er d’un mou­ve­ment le mou­ve­ment du monde.

L’individu qui vient au théâtre, qui prend le temps de se réu­nir pour enten­dre une parole, vient inter­roger en sin­guli­er le rap­port qu’il entre­tient au monde et à sa soli­tude. Il se donne les moyens d’une révo­lu­tion. Quand on envoie une sonde dans l’espace – sonde qui est le bras mécanique de notre soli­tude –, ce n’est pas pour bris­er notre isole­ment, c’est pour inter­roger et révéler notre soli­tude. Le but n’est pas d’atteindre une planète, de con­quérir un ter­ri­toire, mais de nous pro­jeter dans un incon­nu et d’attendre que cet incon­nu nous envoie des infor­ma­tions qui nous per­me­t­trons de nous réi­den­ti­fi­er dans un déplace­ment de per­spec­tive.

Une révo­lu­tion est un change­ment de per­spec­tive qui peut être tel que ce que nous croyons plat s’avère rond, et que ce que nous croyons être le cen­tre est une périphérie. Cela change une vie. Voilà le risque, chang­er une vie.

Le poète lui ne prend pas de risques. Il mène des expéri­ences. Dans la Coopéra­tive 326, nous ne prenons pas de risques, nous menons des expéri­ences. L’idée du risque pose, je l’ai dit, le prob­lème du cal­cul, c’est dire qu’en prenant des risques nous réus­sirons, nous nous sin­gu­laris­erons. Tan­dis que nous, nous faisons le pari de rater. C’est le principe des expéri­ences, elles peu­vent échouer.

La révéla­tion que nous aurons du monde est une expéri­ence ini­ti­a­tique que cha­cun doit vivre. Cha­cun indi­vidu­elle­ment peut faire des expéri­ences pour avoir une révéla­tion du monde, de ses élé­ments, de ses mys­tères et de ses ombres.

Dans l’idée de ser­vice pub­lic, nous, comme sci­en­tifiques de l’égarement, nous devons men­er cette expéri­ence et en faire prof­iter la com­mu­nauté qui finance ce lab­o­ra­toire. Com­mu­nauté qui a pris la déci­sion, dans un acte poli­tique fort, d’affirmer que, pour le développe­ment de la cité, ces lab­o­ra­toires sont impor­tants. La ques­tion devient donc : com­bi­en de temps la cité con­sid­ér­era-t-elle que ces lab­o­ra­toires sont impor­tants ?

Je pense, pour ma part, qu’une par­tie de la respon­s­abil­ité de cette ques­tion dépend de ces lab­o­ra­toires qui doivent, envers et con­tre tout, garder vivant l’esprit des révo­lu­tions. Ce qui serait risqué, ce serait d’arrêter de ten­ter des expéri­ences. Ce serait un pari sur l’avenir extrême­ment risqué.

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Écrit par Judith Martin
Judith Mar­tin œuvre à la dif­fu­sion de la créa­tion et de la mémoire du théâtre, notam­ment à l’Académie...Plus d'info
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