Romeo Castellucci — Traverser les portes du visible

Théâtre
Portrait

Romeo Castellucci — Traverser les portes du visible

Le 20 Avr 2005
B.#03 BERLIN, IIIe épisode de la TRAGEDIA ENDOGONIDIA, mise en scène de Romeo Castellucci. - Photo Luca Del Pia
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L'épreuve du risque-Couverture du Numéro 85-86 d'Alternatives ThéâtralesL'épreuve du risque-Couverture du Numéro 85-86 d'Alternatives Théâtrales
85 – 86

DANS LA LANGUE de Romeo Castel­luc­ci, tragédie et théâtre for­ment une instance insé­ca­ble. Des glisse­ments sécu­laires ont fait éclater leur unité, attribuant à l’un le con­tenant, à l’autre le con­tenu, lequel a été recou­vert par ces con­ven­tions où Artaud ne voy­ait que « pros­ti­tu­tion ». La ques­tion de la tragédie (Qu’en reste-t-il ? Sous quelle forme ? Com­ment la faire advenir ? Quelle est son actu­al­ité?) est au cœur de la pra­tique castel­luc­ci­enne, laque­lle ne pré­tend à rien d’autre qu’à témoign­er de la valid­ité d’un théâtre au présent, autant dire sa légitim­ité. Nul texte nu n’en peut plus témoign­er – sinon par frag­ments. En toute con­séquence, la Socíe­tas Raf­fael­lo Sanzio a creusé ses pro­pres galeries à tra­vers l’ORESTEA (Eschyle), AMLETO ET GIULIO CESARE (Shake­speare) ou la GENESI (la Bible), pour ten­ter d’extraire de la tragédie ce qui per­met de nom­mer théâtre le théâtre. En présen­ter, en représen­ter les traces, témoign­erait d’une per­ma­nence de l’art théâ­tral ; les met­tre en cor­re­spon­dance, en mou­ve­ment et en scène, ouvri­rait à sa refon­da­tion.

La TRAGEDIA ENDOGONIDIA (Tragédie endo­go­nique) n’est pas de nature sen­si­ble­ment dif­férente des œuvres précé­dentes de la Socíe­tas Raf­fael­lo Sanzio. Seul le dis­posi­tif dif­fère, par son éten­due et sa durée. Il s’agit bien d’incursions et d’excursions dans le trag­ique, là où passé et futur se rejoignent, s’affrontent, s’éclairent dans le présent de la scène. L’expédition, qui est aus­si quête, est placée sous le signe emprun­té à la mis­sion améri­caine Voy­ager, d’un homme et d’une femme nus, main lev­ée, hum­bles devant l’infini incon­nu. Lancée depuis Cese­na et retournée à sa base après un périple de trois ans, la sonde TRAGEDIA ENDOGONIDIA a largué de 2002 à 2005 une série de neuf lab­o­ra­toires chargés d’explorer l’atmosphère et le sol de quelques planètes de notre sys­tème (Avi­gnon, Berlin, Brux­elles, Bergen, Paris, Rome, Stras­bourg, Lon­dres, Mar­seille). Chaque atter­ris­sage est col­li­sion des temps, des civil­i­sa­tions, con­fronta­tion au révéla­teur gré­co-biblique d’une his­toire proche ou immé­di­ate, dans les con­di­tions locales de langue, d’espace et de temps (idioma, cli­ma, crono), et présen­ta­tion des résul­tats in situ.

Endo­go­ni­dia (du grec endon, dedans) et gonos (généra­tion), se réfèr­erait à un organ­isme vivant capa­ble de s’engendrer de l’intérieur et se mul­ti­pli­er, une dis­po­si­tion qui évoque aus­si bien la parthénogénèse, une chimie du vivant, une physique des réac­tions en chaîne, une économie des arbores­cences qui con­duiraient à la révéla­tion de fig­ures théâ­trales viables. À s’en tenir aux déc­la­ra­tions de Romeo Castel­luc­ci sur l’élaboration de ses dra­matur­gies, cet auto-engen­drement fonc­tionne sur le mod­èle de son pro­pre proces­sus créatif : déploiement des métaphores en con­stel­la­tions autour d’un cor­pus éclaté – la « tragédie ». D’une manière grossière­ment opéra­toire, la trage­dia représen­terait alors une orig­ine et une fin, et l’endogonidia un moyen. Leur asso­ci­a­tion dessin­erait une méth­ode autant qu’une poé­tique de la scène fondée sur la puis­sance des images, leur ajuste­ment en trois dimen­sions (qua­tre avec le son) qui réu­ni­rait à nou­veau, non sans sutures, théâtre et tragédie.

Le théâtre de con­ven­tion et le théâtre castel­luc­cien se recon­nais­sent une ossa­t­ure com­mune, cage de scène et cham­bre d’amour, lieu et principe de repro­duc­tion, réaf­fir­mé, décliné comme boîtes gigognes (épisode d’Avignon). L’une des faces de ce cube, nor­male­ment ouverte sur les spec­ta­teurs, est fer­mée par un ou plusieurs écrans jouant alter­na­tive­ment de l’opacité et de la trans­parence : rideaux (Brux­elles), pan­neaux de plex­i­glas (Rome), vit­res (Stras­bourg), tulles (Berlin), pare-bris­es (Mar­seille) ou sim­ple rangée de pupitres (Paris). Hors quelques fran­chisse­ments mar­quants, trau­ma­ti­sants, la com­mu­nauté des spec­ta­teurs est tenue à dis­tance de l’engendrement. Une tech­ni­ci­enne de sur­face (noire) peut trac­er du bal­ai sur le sol (blanc) le cer­cle du théâtre orig­inel avant qu’y soit répan­du le sang (Brux­elles). La tragédie ne naît pas du sang ver­sé mais de la répéti­tion de l’acte, de l’impossibilité d’empêcher sa repro­duc­tion. C’est parce que le sang a déjà été ver­sé que la tragédie peut et doit se dérouler. La tragédie est tou­jours déjà con­nue. Si le sang répan­du est source, il est aus­si celle de la Loi, elle aus­si déjà con­nue. Dans nom­bre d’épisodes, les tables de la Loi descen­dront des cin­tres ou seront portées en scène, à un moment ou un autre vouées à la chute, trag­iques. Entre le sang ver­sé et la Loi se des­sine l’espace pre­mier, incom­press­ible, de l’auto-engendrement.

Les allers et venues au bout de la nuit des temps ne s’amorcent pas sans l’acceptation des con­di­tions de trans­port. L’utilisation de pan­neaux d’affichage d’aéroports appelle une lec­ture col­lec­tive et véri­fie l’appartenance com­mu­nau­taire à l’alphabet. Con­signes ressor­tis­sant de l’art con­ceptuel (Avi­gnon) ou com­men­taires en direct (Rome) jouent comme sas de décom­pres­sion avant que Romeo Castel­lu­ci ne brouille les mots, puis les let­tres. Leurs formes noires sur fond blanc pren­nent le con­tour d’un Rorschach, nuages et éclairs qui rejoin­dront le ciel de toutes les métaphores dans une chevauchée avec la mort (Mar­seille). Adieu au sol lit­téraire, à ses repères. L’effacement de la langue écrite mar­que la dévo­lu­tion du sens à l’image. L’oral lui même ne sub­siste que par bribes, lorsqu’il n’est pas coupé à la racine, d’un ciseau allè­gre, Saint Paul (Lon­dres) débi­tant sa langue, en direct, pour la jeter aux chats. Sans langue, plus de per­son­nages, mais des allé­gories, des sym­bol­es, des icônes, un tis­su de mou­ve­ments et de gestes dont les enchaîne­ments sont req­uis à sig­ni­fi­er.

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Par Riwana Mer
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