Territoires — Une écriture post-mortem

Danse
Théâtre
Portrait

Territoires — Une écriture post-mortem

Le 13 Avr 2005
José Verheire et Elsemieke Scholte dans GLOWING ICONS de Jan Fabre. Photo Wolf & Wolf.
José Verheire et Elsemieke Scholte dans GLOWING ICONS de Jan Fabre. Photo Wolf & Wolf.

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Article publié pour le numéro
L'épreuve du risque-Couverture du Numéro 85-86 d'Alternatives ThéâtralesL'épreuve du risque-Couverture du Numéro 85-86 d'Alternatives Théâtrales
85 – 86

DEPUIS la POÉTIQUE d’Aristote, le rap­port entre texte et spec­ta­cle, entre drame et théâtre, demeure une plaie béante. La pro­fondeur de ce fos­sé pèse encore sur les textes du théâtre mod­erne. Même les auteurs qui écrivent leurs pro­pres textes ne parvi­en­nent plus à combler le fos­sé entre texte et image.

C’est d’autant plus vrai pour un auteur de théâtre dont l’œuvre est aus­si obses­sion­nelle­ment imagée que celle de Jan Fab­re. Les textes sont incon­testable­ment la par­tie la moins val­orisée de l’œuvre de Fab­re. Si les dis­cus­sions à pro­pos de ses mis­es en scène, choré­gra­phies, œuvres plas­tiques et graphiques ne taris­sent pas – et leur qual­ité n’est en général pas remise en ques­tion –, il n’en va pas de même pour ses textes. D’un point de vue lit­téraire, ces derniers sont plutôt mai­gres, sché­ma­tiques, leur rhé­torique est peu tra­vail­lée et ils ne con­ti­en­nent que peu de défis. Peut-être l’écriture n’est-elle pas le point fort de l’artiste fig­u­ratif qu’est Fab­re. Ce juge­ment pour­rait clore la dis­cus­sion. Mais d’un point de vue intel­lectuel, il est net­te­ment plus intéres­sant de pren­dre au sérieux l’écriture de Fab­re, dans toute sa restric­tion, et d’examiner les struc­tures rhé­toriques, les posi­tions sub­jec­tives, les con­cep­tions lin­guis­tiques et l’image du monde qui la sous-ten­dent.

Les spec­ta­cles de Fab­re déclenchent générale­ment des émo­tions extrêmes dans le pub­lic. Ses textes, eux aus­si, réveil­lent des sen­ti­ments très spé­ci­fiques et une sorte de gêne. Pour ceux qui n’ont pas vu les spec­ta­cles, la lec­ture des textes est sou­vent irri­tante, répéti­tive, incom­préhen­si­ble et – d’un point de vue lit­téraire –ennuyeuse. Et pour ceux qui ont vu les spec­ta­cles, l’analyse sera qua­si­ment iden­tique. Le para­doxe des textes de Fab­re est qu’il n’existe pas de bon moment pour les lire. Une fois détachés des images et des corps, et imprimés sur papi­er, ils sem­blent n’avoir plus de rap­port pré­cis avec les spec­ta­cles.

On a déjà sou­vent souligné le fait que, dans l’œuvre théâ­trale de Fab­re, nom­bre de fonde­ments ne sont pas mod­ernes mais pré-mod­ernes. Dans son esthé­tique, de nom­breuses péri­odes (passées) coex­is­tent et s’interpénètrent. Lors d’une inter­view à pro­pos de sa pre­mière per­for­mance privée de 1978, Jan Fab­re se com­para­it au Dr Franken­stein. L’histoire racon­te com­ment le Dr Franken­stein recrée la vie à par­tir de mem­bres et d’organes récupérés sur des défunts : il donne vie à sa créa­ture. Les textes de Fab­re sont autant de « créa­tures de Franken­stein » : des col­lages de textes et d’extraits de textes dont on détecte claire­ment la con­struc­tion. La répéti­tion lit­térale de cer­taines phras­es ou de pas­sages, la répéti­tion de struc­tures lin­guis­tiques sim­ples, l’énumération, la jux­ta­po­si­tion, l’utilisation de phras­es du quo­ti­di­en… sont autant de procédés rhé­toriques visant à débar­rass­er la langue de sa mobil­ité et à la faire céder sous son pro­pre poids, qua­si insignifi­ant. Dans ses spec­ta­cles, Fab­re traite de façon sim­i­laire le lan­gage du bal­let académique. Il réduit la com­plex­ité du lan­gage choré­graphique à la répéti­tion inces­sante d’une série d’exercices élé­men­taires. Ce faisant, il prive le bal­let de son poten­tiel de sig­ni­fi­ca­tion clas­sique et met à nu le vide ultime au cœur du mou­ve­ment. Ce vide est l’endroit où le pou­voir et la dis­ci­pline pro­duisent leurs régimes. Fab­re brise égale­ment la gestuelle sig­nifi­ante du lan­gage et de la struc­ture dra­ma­tique : absence de psy­cholo­gie, de développe­ment des per­son­nages, d’intrigue, peu ou pas de sit­u­a­tion dra­ma­tique, un univers sans caus­es ni con­séquences, sans final­ité ni objet. L’écrivain fla­mand Ste­fan Hert­mans fait le lien avec une image médié­vale pré-mod­erne de l’homme et du monde : « L’œuvre dra­ma­tique de Fab­re évolue en marge du gros de la pro­duc­tion dra­ma­tique con­tem­po­raine : une des raisons prin­ci­pales de cet état de fait est qu’elle ne s’inscrit pas dans la tra­di­tion du théâtre psy­chologique, ni dans celle de la tragédie, ni encore dans les tra­di­tions du théâtre typ­ique du XXe siè­cle. Car au plus pro­fond de ces étranges spec­ta­cles, de ces rit­uels exaltés, de ces scènes moral­isantes, de ces roulettes russ­es pra­tiquées avec le rêve et le corps, se niche cette grande et remar­quable affinité avec le mys­tère médié­val, et plus spé­ci­fique­ment, avec les emblèmes de l’eschatologie. La mort, la sex­u­al­ité, la vio­lence, la beauté, les ful­gu­rances de sacral­ité, le sub­lime et l’abject s’épousent et se fondent étroite­ment. Toute l’œuvre dra­ma­tique de Fab­re met en scène l’homme livré à la fig­ure du prophète-camelot, aux mani­gances alchim­iques d’un doc­teur Faust avant la let­tre. » 1

Existe-t-il un lien entre la méth­ode « alchim­ique » médié­vale du Dr Faust et la méth­ode « sci­en­tifique » mod­erne du Dr Franken­stein ? L’alchimie du Dr Faust est l’idéal de Jan Fab­re, tan­dis que le col­lage mor­bide du Dr Franken­stein est sa réal­ité. Les textes de Fab­re l’expriment peut-être plus claire­ment encore que ses spec­ta­cles. À pro­pos de ses spec­ta­cles, Fab­re déclare lui même : « Tous mes spec­ta­cles sont des corps ago­nisants, voués à la mort. La fin du spec­ta­cle ressem­ble à un corps dont l’âme part vagabon­der dans les corps du pub­lic. » 2 Si les spec­ta­cles de Fab­re sont des corps à l’agonie, ses textes sont des let­tres mortes. Ils sont une « per­spec­tive » sur le lan­gage : le lan­gage est con­sid­éré sous un angle mort. Comme dans un lab­o­ra­toire clin­ique, les textes de Fab­re, plus que ses spec­ta­cles, ren­fer­ment un élé­ment qui tue la vie, la fige, et fait place à un nou­v­el ordre des choses. À l’instar de Franken­stein, il donne à la vie une décharge élec­trique pour la ressus­citer sous une forme mon­strueuse. Ce n’est pas par hasard si, dans JE SUIS SANG, Fab­re a recours à cette langue morte qu’est le latin. Il utilise les branch­es mortes de la langue pour con­stru­ire un édi­fice aux sig­ni­fi­ca­tions nou­velles et arti­fi­cielles. Les textes de Fab­re sont des machines céli­bataires allé­goriques : des con­struc­tions de sens soli­taires, réminis­cences d’une langue com­mune par­lée jadis. Cela se révèle surtout dans les nom­breux mono­logues, où la langue n’est pas une quête à la décou­verte de l’âme des per­son­nages ni un endroit où la vérité s’exprime par leur inter­mé­di­aire. Non, les mots y sont les ves­tiges lin­guis­tiques qui sub­sis­tent une fois que la cat­a­stro­phe du drame s’est pro­duite (la cat­a­stro­phe post dra­ma­tique) et la parole y prend forme dans un vide psy­chologique et soci­ologique. C’est égale­ment le cas des autres textes (L’INTERVIEW QUI MEURT…, SWEET TEMPTATIONS, GLOWING ICONS) où la langue est réduite à un « babil­lage », à l’insignifiant bruisse­ment social de notre com­mu­ni­ca­tion quo­ti­di­enne.

S’il existe un moment oppor­tun pour lire les textes de Jan Fab­re, ce n’est ni avant les spec­ta­cles, encore moins indépen­dam­ment d’eux, mais après les spec­ta­cles. Ils sont les traces qui demeurent une fois que le spec­ta­cle, les corps, leurs voix, leurs odeurs, leurs humeurs, leur rage et leur frénésie se sont évanouis. Les textes de Fab­re ne sont pas le point de départ de ses spec­ta­cles, mais les signes sans vie qui sub­sis­tent, les cen­dres d’un spec­ta­cle con­sumé. Ils sont les restes et les déchets après la fête. Les signes éteints lais­sés par une tem­pête d’images.

Traduit du néer­landais par Alain Kin­sel­la.

  1. Ste­fan Hert­mans, L’Ange de la méta­mor­phose. Sur l’œu­vre de Jan Fab­re, L’Arche, Paris, 2003, p. 34 ↩︎
  2. Luk Van den Dries, Cor­pus Jan Fab­re. Obser­vaties van een cre­atiepro­ces, Imschoot uit­gev­ers, 2004, p. 260. ↩︎

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Jan Fabre
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Écrit par Erwin Jans
Erwin Jans a tra­vail­lé comme dra­maturge au KVS de Brux­elles, fonc­tion qu’il exerce aujourd’hui au Ro The­atre à...Plus d'info
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