« On ne peut se vouer à l’art qu’en Russie. L’art théâtral n’existe que là-bas. Ici, en Amérique, j’ai appris à me battre pour vivre, pour gagner de l’argent, à me battre pour trouver une place… Mais quand je pense à l’art, à l’état actuel de l’art, je pense inévitablement à la Russie, seulement à la Russie, car il n’existe et il n’est possible que là-bas. »
R. Boleslavski1
L’ARTICLE de Pavel Markov « Le premier Studio du Théâtre d’Art : Soulerjitski, Vakhtangov, Tchekhov » est devenu emblématique. Cependant, c’est avec un spectacle de Richard Boleslavski 2, exclu du trio légendaire pour cause de mise à l’index, que le premier Studio a fait ses premiers pas.
Boleslavski était (il le reconnaissait lui-même) un rebelle instable : c’est en émigré polonais qu’il intégra le Théâtre d’Art. Puis il disparut, pour le rejoindre à nouveau, à New York, durant la tournée internationale de la compagnie. LA VOIE DU LANCIER : tel est le titre de l’un de ses livres parus aux États-Unis 3, et l’image du chevalier, célébré dans les ballades romantiques,
lui correspond bien. Ses mises en scène au premier Studio, en particulier BALLADYNA de Juliuz Slowatski (1920), révélèrent son attirance nostalgique pour la « pra-culture » 4, pour les personnages mythologiques, pour le théâtre non quotidien, fait de passions incandescentes…
Pérégrinations
La figure du combattant choisie par Boleslavski pour son autobiographie n’est-elle qu’une métaphore ? Rappelons qu’à la fin de l’hiver 1919 – 1920, avec sa femme et son camarade N. Koline, Boleslavski décida de fuir les autorités révolutionnaires. Sous prétexte de « soutenir le moral de l’Armée rouge », le trio rejoint une brigade de théâtre, parvient jusqu’à la ligne de feu où la cavalerie rouge se bat contre les Polonais de l’Armée blanche et se retrouve de l’autre côté du front.
Les fuyards, après avoir été longuement interrogés par l’État-Major polonais, sont libérés. Voilà donc Boleslavski revenu dans son pays natal. Il redevient metteur en scène, commence par reprendre le répertoire du premier Studio ; en mai 1920, il a déjà réalisé LE DÉLUGE au Théâtre Wielki de Poznan. À Varsovie, il rencontre le metteur en scène Leon Schiller, commence une collaboration avec Julius Osterwa, l’un des fondateurs de Reduta, communauté qui se donne comme objectif de suivre le modèle des Studios du Théâtre d’Art. Boleslavski est pressenti pour y être metteur en scène – pédagogue, mais les difficultés financières empêchent la réalisation du projet. Avec un groupe de jeunes comédiens du Théâtre Polski, Boleslavski monte LE BOURGEOIS GENTILHOMME et LES ROMANESQUES d’Edmond Rostand. Il semble qu’il a choisi pour toujours la scène polonaise. Mais lorsqu’il apprend l’incursion du maréchal Toukhatchevski dans la région de la Vistule, en juillet 1920, il s’engage dans la cavalerie polonaise et se bat contre l’Armée rouge. Après cette participation directe aux opérations militaires, il déclarera que toutes les guerres se font au nom de grands idéaux mais que ce sont les instincts les plus bas qui finissent par triompher.
Après plusieurs péripéties à Prague, Berlin et Paris, « Boley » se retrouve fin 1922 à New York, où le chômage le guette. Une lettre de Stanislavski va le sauver.
La troupe du Théâtre d’Art était attendue à New York en janvier 1923 après un début de tournée en Europe. Stanislavski propose à Boleslavski de devenir son assistant et de prendre en charge les répétitions des scènes de masse 5. Celui-ci prend l’initiative, en outre, de se lancer dans la pédagogie : il donne une première conférence sur le Système de Stanislavski au Princess theatre durant l’hiver 1923 qui est suivie par des auditeurs dont les noms brillent déjà sur les affiches de Broadway : Winifred Lenihan, Margolo Gilmore, Jacob Ben Ami, Kathlene MacDonald, Peggy Wood, Edward Carrington, et d’autres. Largement annoncée comme « la première présentation publique de la grande méthode (- of the great method) », cette opération fait une bonne publicité au Théâtre. Dans un article du printemps 1923, Boleslavski qualifie Stanislavski de « l’un des plus grands génies du théâtre », qui a réussi à faire du comédien un artiste créateur au lieu d’un bouffon, et qui a considéré l’art de l’acteur comme « une science systématique » 6. Outre son travail d’assistant à la mise en scène, Boleslavski joue dans quelques spectacles 7 : il est donc perçu comme un membre à part entière de la troupe.