Sophie Lucet : Tu travailles avec Éric depuis quatorze ans maintenant. Peux-tu raconter votre première rencontre ?
Daria Lippi : J’ai connu Éric Lacascade en Italie à l’occasion d’un cours de formation de l’acteur au Centre de recherche théâtrale de Pontedera. Pendant quatre mois, une vingtaine de jeunes apprentis rencontraient quelques-uns des compagnons de route de Roberto Bacci : il y avait entre autres Thierry Salmon, Yoshi Oida, Carlos Carvalho, Eugenio Barba et nous avons même eu l’occasion de rencontrer Grotowski. J’avais derrière moi un parcours dans la danse et la danse-théâtre, et ce stage n’a pas été facile. J’avais le complexe de la « bonne élève », et je m’efforçais d’appliquer les enseignements des uns et des autres, mais la vérité est que je comprenais très peu du socle de leurs méthodes. Pendant le travail avec Eugenio Barba, par exemple, qui m’avait marquée par ses spectacles et ses écrits, je comprenais si peu de ce qu’il voulait de nous que j’en étais à me demander si c’était une bonne idée de persévérer dans le théâtre. La dernière période de travail était dirigée par un metteur en scène français que je ne connaissais même pas de nom. Il nous avait demandé, pour préparer le travail, de lire Les Trois Sœurs et d’en apprendre quelques scènes. Je me souviens à quel point ce texte m’ennuyait, et encore aujourd’hui je me sens incapable de lire des pièces de théâtre car les images qu’elles déclenchent en moi sont la plupart du temps des clichés poussiéreux. Mais dès le premier jour, tous mes a priori ont été balayés. Éric Lacascade nous faisait commencer par des exercices très physiques dont les règles étaient aussi claires que celles de mes jeux d’enfance. Une grande énergie, une insouciance, une certaine liberté gagnaient alors le groupe d’élèves. Ensuite, pendant quelques heures, il nous donnait des « petites phrases » sur lesquelles improviser. Cela me ramenait tout droit à ma pratique dans la danse-théâtre. Je ne parlais pas le français à l’époque, mais je comprenais son langage de plateau. C’était électrisant. Ensuite, on abordait une scène des Trois Sœurs. Chaque groupe (selon le nombre de rôles dans la scène) travaillait de son côté en fonction des « pistes » qu’il nous donnait, et il proposait ensuite un schéma physique muet. Il fallait d’abord que ce parcours soit très précis, telle une partition qu’on devait posséder pour pouvoir la répéter à l’identique. Ensuite, seulement, il nous demandait de « laisser venir » le texte. Il agissait de la sorte parce que nous manquions de temps et d’expérience pour dominer le texte. Mais si nous maîtrisions l’action, quelque chose du texte serait juste. 
Dans ce système, je sentais que les outils acquis dans mon parcours précédent étaient utiles. Qu’il m’était permis de m’engager dans un terrain inconnu, excitant, dangereux, puisque mes armes m’accompagnaient et que je venais de trouver un guide.
S. L. : Le travail d’Éric repose sur l’action plutôt que sur la fiction ?
D. L. : Éric nous cite souvent la différence dans l’approche de l’action entre Stanislavski et Meyerhold. « Je vois le tigre, j’ai peur, je cours », dit le premier. « Je vois le tigre, je cours, j’ai peur », dit le deuxième. Aucun des chorégraphes que j’avais eu l’occasion de rencontrer ne m’avait donné l’indication d’être triste ou fâchée, par exemple. Par contre, on m’avait appris à écouter la réaction psychologique qui, éventuellement, se déclenche au gré de la mécanique d’un mouvement et qui peut l’enrichir, le colorer, voire en influencer la forme. En travaillant sur des textes, j’ai souvent été dans le leurre de cette fiction qui consiste à se concentrer sur l’aspect « psychologique », « émotionnel » de ce qu’on perçoit comme un personnage. On inverse alors ce qui est avant et ce qui est après, et le résultat sur le plateau est un vide, une mort, pourrait-on dire. Alors que ce qui m’appelle sur le plateau est la recherche de la présence, de l’éveil. La fiction naît ensuite, de ce frottement entre le travail du plateau et celui de l’imaginaire du spectateur. La façon de chercher d’Éric m’a aidée à mettre le doigt sur ce malentendu qui reste pour moi un danger constant, non résolu. Venant de la danse, je ne comprenais pas la fiction au théâtre. Aujourd’hui encore, c’est une notion qui m’est assez étrangère. Je ne cherche pas à inventer un personnage, ou une histoire. Et là, à Pontedera, Éric proposait de travailler sur l’ici et maintenant, sur une structure logique qui ne prenait pas naissance ailleurs — dans un espace-temps différent — mais dans la situation réelle et concrète de l’acteur. Il mettait en scène le moment.
S. L. : Penses-tu que le langage d’Éric soit à ce point proche de la chorégraphie ? Quelles comparaisons pourrais-tu faire entre théâtre et danse, de l’intérieur ?
D. L. : Le théâtre d’Éric n’a pas de points communs avec la danse en général (si ce n’est peut-être son attention pour les corps), mais avec certains chorégraphes. Pina Bausch l’a beaucoup influencé, et ce choc nous est commun. J’ai rarement vu un plateau aussi peu « fictionnel » que celui de Pina Bausch, et pourtant aussi loin du « réalisme ». 
Enfin Éric a une maîtrise personnelle très impressionnante de l’action « prégnante ». Il lui est arrivé d’attraper une mouche en plein vol alors qu’il était en train de nous parler d’une scène sans que cela ne modifie le rythme de sa phrase. Il agit beaucoup, il nous réveille.
S. L. : As-tu été formée par le metteur en scène ou en as-tu hérité ?
D. L. : Je ne peux pas parler d’héritage, puisqu’on hérite uniquement des morts. Être formée est aussi un terme un peu passif à mon goût. Mais j’ai toujours voulu l’apprentissage, être celui qui reçoit un savoir spécifique transmis de personne à personne. En tant qu’élève, j’ai suivi les indications d’Éric, j’ai résisté à des moments, j’ai mal compris, j’ai été frustrée. À d’autres j’ai cédé, et j’ai découvert des chemins là où je n’en voyais pas. De son côté, Éric a adapté son enseignement à chacun d’entre nous, il a utilisé des stratégies spécifiques en fonction de l’acteur qu’il entendait conduire. Je peux donc dire qu’Éric a été un maître pour moi. Il m’a permis d’utiliser des outils qu’il avait précédemment affûtés, et j’ai concouru à les aiguiser. Le geste du maître en direction de l’élève n’est jamais fini. Depuis treize ans, à deux exceptions près, je n’ai travaillé qu’avec lui et cela par choix. Je me mets au service d’Éric parce qu’il se met lui-même au service du spectacle. Nous sommes donc ensemble au service d’autre chose, si bien que nous ne sommes jamais le simple instrument de l’autre. Je peux dire qu’Éric m’a formée dans ce sens : il m’a observée tout au long de ces années, il a pu voir des formes qui émergeaient de moi, et il m’a poussée vers elles.



