Chercheuse en actions de plateau

Chercheuse en actions de plateau

Entretien avec Daria Lippi

Le 29 Jan 2006
Éric Lacascade er Daria Lippi, photo de répétitions. Photo Tristan Jeanne-Valès.
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Les liaison singulières-Couverture du Numéro 88 d'Alternatives ThéâtralesLes liaison singulières-Couverture du Numéro 88 d'Alternatives Théâtrales
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Sophie Lucet : Tu tra­vailles avec Éric depuis qua­torze ans main­tenant. Peux-tu racon­ter votre pre­mière ren­con­tre ?

Daria Lip­pi : J’ai con­nu Éric Lacas­cade en Ital­ie à l’occasion d’un cours de for­ma­tion de l’acteur au Cen­tre de recherche théâ­trale de Pont­ed­era. Pen­dant qua­tre mois, une ving­taine de jeunes appren­tis ren­con­traient quelques-uns des com­pagnons de route de Rober­to Bac­ci : il y avait entre autres Thier­ry Salmon, Yoshi Oida, Car­los Car­val­ho, Euge­nio Bar­ba et nous avons même eu l’occasion de ren­con­tr­er Gro­tows­ki. J’avais der­rière moi un par­cours dans la danse et la danse-théâtre, et ce stage n’a pas été facile. J’avais le com­plexe de la « bonne élève », et je m’efforçais d’appliquer les enseigne­ments des uns et des autres, mais la vérité est que je com­pre­nais très peu du socle de leurs méth­odes. Pen­dant le tra­vail avec Euge­nio Bar­ba, par exem­ple, qui m’avait mar­quée par ses spec­ta­cles et ses écrits, je com­pre­nais si peu de ce qu’il voulait de nous que j’en étais à me deman­der si c’était une bonne idée de per­sévér­er dans le théâtre. La dernière péri­ode de tra­vail était dirigée par un met­teur en scène français que je ne con­nais­sais même pas de nom. Il nous avait demandé, pour pré­par­er le tra­vail, de lire Les Trois Sœurs et d’en appren­dre quelques scènes. Je me sou­viens à quel point ce texte m’ennuyait, et encore aujourd’hui je me sens inca­pable de lire des pièces de théâtre car les images qu’elles déclenchent en moi sont la plu­part du temps des clichés pous­siéreux. Mais dès le pre­mier jour, tous mes a pri­ori ont été bal­ayés. Éric Lacas­cade nous fai­sait com­mencer par des exer­ci­ces très physiques dont les règles étaient aus­si claires que celles de mes jeux d’enfance. Une grande énergie, une insou­ciance, une cer­taine lib­erté gag­naient alors le groupe d’élèves. Ensuite, pen­dant quelques heures, il nous don­nait des « petites phras­es » sur lesquelles impro­vis­er. Cela me rame­nait tout droit à ma pra­tique dans la danse-théâtre. Je ne par­lais pas le français à l’époque, mais je com­pre­nais son lan­gage de plateau. C’était élec­trisant. Ensuite, on abor­dait une scène des Trois Sœurs. Chaque groupe (selon le nom­bre de rôles dans la scène) tra­vail­lait de son côté en fonc­tion des « pistes » qu’il nous don­nait, et il pro­po­sait ensuite un sché­ma physique muet. Il fal­lait d’abord que ce par­cours soit très pré­cis, telle une par­ti­tion qu’on devait pos­séder pour pou­voir la répéter à l’identique. Ensuite, seule­ment, il nous demandait de « laiss­er venir » le texte. Il agis­sait de la sorte parce que nous man­quions de temps et d’expérience pour domin­er le texte. Mais si nous maîtri­sions l’action, quelque chose du texte serait juste.
Dans ce sys­tème, je sen­tais que les out­ils acquis dans mon par­cours précé­dent étaient utiles. Qu’il m’était per­mis de m’engager dans un ter­rain incon­nu, exci­tant, dan­gereux, puisque mes armes m’accompagnaient et que je venais de trou­ver un guide.

S. L. : Le tra­vail d’Éric repose sur l’action plutôt que sur la fic­tion ?

D. L. : Éric nous cite sou­vent la dif­férence dans l’approche de l’action entre Stanislavs­ki et Mey­er­hold. « Je vois le tigre, j’ai peur, je cours », dit le pre­mier. « Je vois le tigre, je cours, j’ai peur », dit le deux­ième. Aucun des choré­graphes que j’avais eu l’occasion de ren­con­tr­er ne m’avait don­né l’indication d’être triste ou fâchée, par exem­ple. Par con­tre, on m’avait appris à écouter la réac­tion psy­chologique qui, éventuelle­ment, se déclenche au gré de la mécanique d’un mou­ve­ment et qui peut l’enrichir, le col­or­er, voire en influ­encer la forme. En tra­vail­lant sur des textes, j’ai sou­vent été dans le leurre de cette fic­tion qui con­siste à se con­cen­tr­er sur l’aspect « psy­chologique », « émo­tion­nel » de ce qu’on perçoit comme un per­son­nage. On inverse alors ce qui est avant et ce qui est après, et le résul­tat sur le plateau est un vide, une mort, pour­rait-on dire. Alors que ce qui m’appelle sur le plateau est la recherche de la présence, de l’éveil. La fic­tion naît ensuite, de ce frot­te­ment entre le tra­vail du plateau et celui de l’imaginaire du spec­ta­teur. La façon de chercher d’Éric m’a aidée à met­tre le doigt sur ce malen­ten­du qui reste pour moi un dan­ger con­stant, non résolu. Venant de la danse, je ne com­pre­nais pas la fic­tion au théâtre. Aujourd’hui encore, c’est une notion qui m’est assez étrangère. Je ne cherche pas à inven­ter un per­son­nage, ou une his­toire. Et là, à Pont­ed­era, Éric pro­po­sait de tra­vailler sur l’ici et main­tenant, sur une struc­ture logique qui ne pre­nait pas nais­sance ailleurs — dans un espace-temps dif­férent — mais dans la sit­u­a­tion réelle et con­crète de l’acteur. Il met­tait en scène le moment.

S. L. : Pens­es-tu que le lan­gage d’Éric soit à ce point proche de la choré­gra­phie ? Quelles com­para­isons pour­rais-tu faire entre théâtre et danse, de l’intérieur ?

D. L. : Le théâtre d’Éric n’a pas de points com­muns avec la danse en général (si ce n’est peut-être son atten­tion pour les corps), mais avec cer­tains choré­graphes. Pina Bausch l’a beau­coup influ­encé, et ce choc nous est com­mun. J’ai rarement vu un plateau aus­si peu « fic­tion­nel » que celui de Pina Bausch, et pour­tant aus­si loin du « réal­isme ».
Enfin Éric a une maîtrise per­son­nelle très impres­sion­nante de l’action « prég­nante ». Il lui est arrivé d’attraper une mouche en plein vol alors qu’il était en train de nous par­ler d’une scène sans que cela ne mod­i­fie le rythme de sa phrase. Il agit beau­coup, il nous réveille.

S. L. : As-tu été for­mée par le met­teur en scène ou en as-tu hérité ?

D. L. : Je ne peux pas par­ler d’héritage, puisqu’on hérite unique­ment des morts. Être for­mée est aus­si un terme un peu pas­sif à mon goût. Mais j’ai tou­jours voulu l’apprentissage, être celui qui reçoit un savoir spé­ci­fique trans­mis de per­son­ne à per­son­ne. En tant qu’élève, j’ai suivi les indi­ca­tions d’Éric, j’ai résisté à des moments, j’ai mal com­pris, j’ai été frus­trée. À d’autres j’ai cédé, et j’ai décou­vert des chemins là où je n’en voy­ais pas. De son côté, Éric a adap­té son enseigne­ment à cha­cun d’entre nous, il a util­isé des straté­gies spé­ci­fiques en fonc­tion de l’acteur qu’il entendait con­duire. Je peux donc dire qu’Éric a été un maître pour moi. Il m’a per­mis d’utiliser des out­ils qu’il avait précédem­ment affûtés, et j’ai con­cou­ru à les aigu­is­er. Le geste du maître en direc­tion de l’élève n’est jamais fini. Depuis treize ans, à deux excep­tions près, je n’ai tra­vail­lé qu’avec lui et cela par choix. Je me mets au ser­vice d’Éric parce qu’il se met lui-même au ser­vice du spec­ta­cle. Nous sommes donc ensem­ble au ser­vice d’autre chose, si bien que nous ne sommes jamais le sim­ple instru­ment de l’autre. Je peux dire qu’Éric m’a for­mée dans ce sens : il m’a observée tout au long de ces années, il a pu voir des formes qui émergeaient de moi, et il m’a poussée vers elles.

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Écrit par Sophie Lucet
Sophie Lucet est maître de conférences en Études Théâtrales à l’université de Caen. En avril 2003, elle pub­liera...Plus d'info
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