« Chute de la Weigel dans la gloire »
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« Chute de la Weigel dans la gloire »

Le 1 Jan 2006
Article publié pour le numéro
Les liaison singulières-Couverture du Numéro 88 d'Alternatives ThéâtralesLes liaison singulières-Couverture du Numéro 88 d'Alternatives Théâtrales
88
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Hélène Weigel dans MÈRE COURAGE ET SES ENFANTS, mise en scène Erich Engel et Benoit Brecht. Photo Roger Pic.
Hélène Weigel dans MÈRE COURAGE ET SES ENFANTS, mise en scène Erich Engel et Benoit Brecht. Pho­to Roger Pic.

Il n’est pas ques­tion de rap­porter ici com­ment elle per­fec­tion­na son art jusqu’à devenir capa­ble non seule­ment de faire pleur­er les spec­ta­teurs quand elle pleu­rait et de les faire rire quand elle riait, mais aus­si de les faire pleur­er quand elle riait et de les faire rire quand elle pleu­rait ; il est ques­tion seule­ment de rap­porter ce qui se pas­sa alors.
Lorsque, par­v­enue à la maîtrise de son art, elle voulut l’exercer devant le plus grand audi­toire qui soit, le peu­ple, et l’appliquer aux plus grands sujets qui soient, ceux qui con­cer­nent le peu­ple, ce pas en avant lui fit per­dre la sit­u­a­tion qu’elle s’était acquise et ce fut le com­mence­ment de sa chute. La pre­mière fois qu’elle inter­pré­ta un rôle dans cette nou­velle per­spec­tive — le rôle d’une vieille femme du peu­ple tra­vailleur — et qu’elle le fit de manière à ren­dre par­faite­ment vis­i­ble ce qui, de toutes les actions qu’elle entre­pre­nait, tour­nait à son désa­van­tage ou à son avan­tage, il y eut dans l’auditoire, qui n’était pas com­posé d’ouvriers, des remous. Les beaux théâtres, les théâtres bien équipés lui fer­mèrent leurs portes et, quand elle se pro­duisit dans les salles de la ban­lieue, les quelques con­nais­seurs qui l’y suivirent se mirent, non certes à nier son art, mais à trou­ver qu’elle l’appliquait à des sujets de mai­gre valeur, ce qui fit répan­dre partout ce bruit : on reste froid. Venus en masse, les ouvri­ers la salu­aient cor­diale­ment et la trou­vaient très bien, mais c’était sans y accorder une impor­tance exces­sive car ils s’occupaient davan­tage des sujets traités. Alors, après s’être effor­cée d’apprendre à diriger l’intérêt des spec­ta­teurs sur les grands sujets, à savoir les luttes des opprimés con­tre leurs oppresseurs, ce n’est pas sans dif­fi­culté qu’elle apprit elle-même à admet­tre que cet intérêt ne se portât plus sur la comé­di­enne qui représen­tait les choses, mais sur les choses mêmes qu’elle représen­tait. Ce qui était pour­tant sa plus grande con­quête. À force d’art, beau­coup d’artistes par­ve­naient à ren­dre leurs spec­ta­teurs sourds et aveu­gles à ce qui con­cerne le monde : la Weigel par­ve­nait à obtenir des siens qu’ils voient plus qu’elle seule et qu’ils enten­dent plus qu’elle seule. Car elle ne mon­trait pas seule­ment un art, mais plusieurs. Elle mon­trait par exem­ple que la bon­té et la sagesse sont des arts qu’on peut et qu’on doit appren­dre. Toute­fois, son inten­tion n’était pas de mon­tr­er sa pro­pre grandeur, mais la grandeur de ceux qu’elle représen­tait. Lorsqu’un jour quelqu’un lui dit pour lui faire un com­pli­ment : « Cette femme du peu­ple, cette mère, tu ne la jouais pas, c’était toi », elle fut gênée. « Non, répli­qua-t-elle, je la jouais, et c’est elle qui a dû te plaire, pas moi. » En fait, quand elle jouait par exem­ple une femme de pêcheur qui perd son fils dans la guerre civile et rejoint alors ceux qui lut­tent con­tre les généraux, elle fai­sait de chaque instant un instant his­torique, de toute parole la parole célèbre d’une per­son­nal­ité his­torique. Les choses n’en étaient pas moins naturelles, exé­cutées avec sim­plic­ité. Cette sim­plic­ité et ce naturel étaient juste­ment ce qui dis­tin­guait ces nou­velles per­son­nal­ités his­toriques des anci­ennes. Quand on lui demandait com­ment elle s’y pre­nait pour don­ner des opprimés qui rejoignent la lutte une représen­ta­tion aus­si noble, elle répondait : « Par l’imitation la plus exacte. » Elle s’y entendait par­faite­ment pour sus­citer chez les spec­ta­teurs non seule­ment des sen­ti­ments, mais aus­si des idées, et cette pen­sée qu’elle met­tait en mou­ve­ment deve­nait leur plus grand plaisir, deve­nait une joie tan­tôt véhé­mente, tan­tôt sere­ine. Mais je par­lerai main­tenant des ouvri­ers qui venaient la voir jouer. Les fins con­nais­seurs de l’art s’abstenaient et les policiers venaient à leur place. Les vérités aux­quelles elle prê­tait sa voix et sa lucid­ité firent venir les représen­tants de la loi qui est là pré­cisé­ment pour com­bat­tre la jus­tice. Dès lors, il lui arri­va sou­vent de se retrou­ver, après les représen­ta­tions, dans les cel­lules de la police. À cette époque, le pein­tre en bâti­ment prit le pou­voir et elle fut con­trainte de par­tir en exil. Elle ne savait pas d’autre langue que celle que per­son­ne ne savait comme elle. Elle joua donc, de rares fois, avec des petites troupes com­posées d’ouvriers, for­mées en quelques répéti­tions, devant d’autres réfugiés ; elle pas­sa le reste du temps à s’occuper des soins du ménage et de l’éducation de ses enfants, instal­lée dans une petite mai­son de pêcheur, loin de tout théâtre. Parce que son désir avait été de pou­voir jouer devant le plus grand nom­bre, elle finit par ne plus pou­voir jouer que devant un tout petit nom­bre. Quand elle se pro­dui­sait encore, c’était seule­ment dans des pièces qui mon­traient les hor­reurs de l’époque et leurs caus­es. S’il arrivait aux hommes traqués qui l’écoutaient d’oublier leur mal­heur, il ne leur arrivait jamais d’en oubli­er les caus­es. Et ils sor­taient tou­jours des représen­ta­tions plus forts pour la lutte. Et cela, parce que la Weigel leur don­nait à voir leur pro­pre sagesse et leur pro­pre bon­té. Elle ne ces­sait de par­faire son art, elle plongeait dans des pro­fondeurs de plus en plus pro­fondes un art de plus en plus sig­ni­fi­catif. Ain­si, quand elle eut totale­ment aban­don­né et per­du son anci­enne gloire, ce fut le com­mence­ment de sa deux­ième gloire, sa gloire d’en bas, faite du sou­venir de quelques hommes traqués, en un temps où ils étaient beau­coup à être traqués. Elle était con­tente : elle avait voulu tenir sa gloire de ceux d’en bas, la tenir du plus grand nom­bre pos­si­ble, et, à défaut, de quelques-uns seule­ment.

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