Entrée d’un centaure (à propos de Daniel Znyk)

Entrée d’un centaure (à propos de Daniel Znyk)

Entretien avec Valère Novarina

Le 8 Jan 2006
Daniel Znyk dans L'ORIGINE ROUGE, mise en scène Valère Novarina. Photo Oliver Marchetti.
Daniel Znyk dans L'ORIGINE ROUGE, mise en scène Valère Novarina. Photo Oliver Marchetti.

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Daniel Znyk dans L'ORIGINE ROUGE, mise en scène Valère Novarina. Photo Oliver Marchetti.
Daniel Znyk dans L'ORIGINE ROUGE, mise en scène Valère Novarina. Photo Oliver Marchetti.
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Valère Nova­ri­na écrit tous les jours depuis 1958. En marge de ses travaux d’écriture, il des­sine et peint, per­son­nages et acces­soires. Dans sa bib­li­ogra­phie, il con­vient de dis­tinguer les œuvres directe­ment théâ­trales, le « théâtre utopique », romans sur-dia­logués, mono­logues à plusieurs voix…, et les poésies en actes et les œuvres théoriques qui explorent le corps de l’acteur.
Je crois que Je suis, qui était à l’origine un roman édité aux édi­tions P.O.L. en 1991, qui a fait l’objet d’une adap­ta­tion théâ­trale au Théâtre de la Bastille à la fin de cette même année, et qui a été pub­liée sous cette nou­velle forme par la même mai­son d’édition en 1997 sous le titre L’Espace furieux, avant de ren­tr­er au réper­toire de la Comédie-Française en cette année 20061, est en même temps un essai qui par­le du jeu, du je et de l’espace. Grâce, notam­ment, à l’acteur Daniel Znyk, qui jouait le rôle de Sosie dans le Je suis des débuts, et qui seize ans après a bien voulu repren­dre ce per­son­nage du dou­ble dans le tout autre Espace furieux du Français. Depuis ce temps-là, Daniel Znyk et Valère Nova­ri­na ont col­laboré six fois. L’auteur-metteur en scène nous dit pourquoi il aime tra­vailler avec cet « étrange ani­mal ».

Sylvie Mar­tin-Lah­mani : Quand avez-vous tra­vail­lé ensem­ble pour la pre­mière fois ?

Valère Nova­ri­na : Le pre­mier spec­ta­cle où Daniel Znyk et moi avons tra­vail­lé ensem­ble était Vous qui habitez le temps, créé au Fes­ti­val d’Avignon et repris au Théâtre de la Bastille en 1989. Daniel y tenait le rôle du Chercheur de Fal­bala, un nom qui fait écho à la « Closerie Fal­bala » de Jean Dubuf­fet.

S. M.-L. : Com­ment l’as-tu ren­con­tré ou décou­vert ?

V. N. : Daniel jouait un rôle presque muet dans Le Faiseur de théâtre de Thomas Bern­hard. Il a été très sur­pris, très intrigué que je l’engage pour jouer un per­son­nage extrême­ment par­lant, après l’avoir remar­qué dans un rôle presque sans texte.

S. M.-L. : Est-ce que tu l’as for­mé ?

V. N. : Pas du tout. Daniel avait fait le Con­ser­va­toire et joué avec bien des met­teurs en scène… Mais il est vrai que nous avons depuis beau­coup échangé, beau­coup tra­vail­lé ensem­ble, été pen­dant presque dix-sept ans à l’écoute l’un de l’autre. Après Vous qui habitez le temps, il a joué le rôle de Sosie dans Je suis2, puis Jean qui dévore corps dans Le Repas, et encore Le E muet, L’Homme d’Outre ça, L’Homme sang, L’Infini romanci­er dans L’Opérette imag­i­naire — ces deux spec­ta­cles étant mis en scène par Claude Buch­wald. J’ai retrou­vé Daniel dans L’Origine rouge (Le Per­son­nage du corps) et dans cette dernière ver­sion de L’Espace furieux où il vient de repren­dre le rôle de Sosie. Daniel a donc été six fois au tra­vail dans mes textes.

S. M.-L. : As-tu la même fidél­ité avec d’autres acteurs ?

V. N. : Oui. J’ai beau­coup tra­vail­lé avec Agnès Sour­dil­lon, Lau­rence May­or, Roséliane Gold­stein, Pas­cal Omhovère, André Mar­con, Michel Bau­d­i­nat, Dominique Par­ent… Je suis fidèle ; j’aime appro­fondir le tra­vail, renou­vel­er l’aventure. J’ai fait deux spec­ta­cles avec Jean-Quentin Châte­lain, deux avec Dominique Pinon — eux aus­si, j’aimerais les retrou­ver. Une sorte de qua­si-troupe s’est peu à peu con­sti­tuée. Et Daniel Znyk en est peut-être le cœur.

S. M.-L. : Qu’y a‑t-il de par­ti­c­uli­er dans le tra­vail avec Daniel ? De quel type de con­nivence s’agit-il ?

V. N. : Quand j’ai tra­vail­lé en octo­bre dernier sur une scène de L’Espace furieux, remise en chantier pour Daniel, appa­rais­saient par­fois des façons de ponctuer dont Pas­cal Omhovère, qui m’assistait dans ce tra­vail, s’étonnait. Je lui dis­ais sim­ple­ment : « Daniel com­pren­dra. » La ponc­tu­a­tion est très impor­tante pour com­mu­ni­quer avec l’acteur ; elle con­tient par­fois des mes­sages cryp­tés, déchiffrables pour un seule­ment. C’est une source très directe d’énergie, un fais­ceau d’impulsions, comme un reste de la gra­phie, de la res­pi­ra­tion.
Par le texte, par la let­tre muette du livre, je con­fie à Daniel des choses que je n’oserais dire en face à qui que ce soit. Je sais que c’est un aven­turi­er véri­ta­ble qui s’avancera très loin hors d’homme, hors des chemins théâ­trale­ment réper­toriés, hors des pas­sages recon­nus… C’est un très grand décon­struc­teur, un « décom­pos­i­teur » d’homme, comme je les aime. Sur scène, il n’hésite pas à aller pro­fondé­ment ailleurs que dans l’homme, dans la mar­i­on­nette, dans l’animal… C’est un grand acteur parce qu’il n’a sur l’être humain aucune opin­ion. Il jette tout.
C’est un ryth­mi­cien, un casseur de monot­o­nie, un sai­sis­sant per­cus­sion­niste. Il y a en lui des pos­si­bil­ités de méta­mor­phoses sans fin — et beau­coup de courage pour bris­er toutes les représen­ta­tions humaines ; il y a dans sa tra­jec­toire des sor­ties d’humanité (comme on sort de la piste) qui m’étonnent. En par­ti­c­uli­er dans les par­ties chan­tées-par­lées où il excelle avec Chris­t­ian Pac­coud. Écrivant pour Daniel Znyk, je me sens infin­i­ment libre, comme si j’écrivais pour Liszt, Stravin­sky, Scri­abine, Picas­so. C’est un acteur capa­ble de tout. Sui­cidaire et vic­to­rieux comme le bon trapéziste.
Daniel est un très grand nageur, je l’ai vu faire des kilo­mètres, vers le large, dans l’eau glacée… Il a donc aus­si l’instinct de pren­dre le texte comme un flu­ide avec lequel il faut com­bat­tre, jouer, laiss­er faire, lâch­er prise, se laiss­er porter. Il a un rap­port de nageur avec les courants du texte, ses flux, ses tor­rents, son eau qui dort. Le lan­gage est un flu­ide qui se répand dans l’espace, Znyk le sait de ses mains.

S. M.-L. : Com­ment tra­vaillez-vous ?

V. N. : Tout doit venir du con­tact secret, char­nel entre le texte et l’acteur ; tout doit favoris­er ce con­tact pro­fond, ce touch­er du texte ; c’est à lui qu’il faut sans cesse revenir. C’est une union tac­tile par le plus pro­fond du souf­fle et par le plus pro­fond de la mémoire. La mémoire doit tout com­pren­dre, saisir non les mots mais l’entière archi­tec­ture du livre ; elle doit être extrême­ment intel­li­gente pour se sou­venir de tout.
Daniel n’attend pas le surlen­de­main pour faire les choses, ou la présence du pub­lic… Il s’investit, se lance ; il est très tra­vailleur, inven­tif, généreux. Il accepte de don­ner sans mesure. Avec Daniel, j’ai com­pris qu’il y a une offrande de soi et une sanc­ti­fi­ca­tion par le tra­vail. L’acteur, l’artiste ne tra­vaille pas pour lui-même. Il y a une offrande mys­térieuse. Cette dimen­sion spir­ituelle de l’art est au cœur de notre tra­vail.
Je ne sup­porte pas le terme de « direc­tion » d’acteurs. On ne dirige pas plus Daniel Znyk que Michel Simon ; les acteurs n’ont pas à être dirigés, mais entraînés, aimés, soignés, suiv­is. Je m’imagine comme l’entraîneur de l’acteur, comme l’entraîneur d’une équipe de ski : quelqu’un qui place les piquets du slalom à tel endroit, et con­naît bien le par­cours, le dénivelé, les risques et le rythme de la pente. Mon tra­vail d’entraîneur est très sim­ple : je dois être con­stam­ment atten­tif aux mou­ve­ments de l’acteur, capa­ble tou­jours de trou­ver la cause d’une chute, des erre­ments… Je n’interviens qu’en creux, très dis­crète­ment et très indi­recte­ment. Je n’interviens que par le regard — et par les indi­ca­tions les moins indica­tives, les plus énig­ma­tiques et les plus sim­ples pos­si­ble… Tout s’ordonne par ambiva­lence et par la sim­ple lec­ture de l’acteur. C’est lui qui déchiffre. Je ne peux pas déchiffr­er pour lui. L’acteur seul, l’acteur dans sa soli­tude, trou­ve le sens, comme on trou­ve le sens d’une pente, la direc­tion d’un fleuve, le cours d’un texte. Le tra­vail est très flu­vial, mag­né­tique. Il n’y a rien à indi­quer. Ni à l’acteur ni au pub­lic.
La mise en scène s’adresse à l’acteur : elle lui rap­pelle à chaque instant l’ensemble de la res­pi­ra­tion de la pièce et lui dit pré­cisé­ment où l’on en est dans le déroule­ment, dans la phrase du drame — dans ce que je désigne sou­vent aux acteurs par le terme « le drame de l’espace ». La tâche de la mise en scène est que l’acteur se sou­vi­enne de la pièce. Car le con­tact du pub­lic avec le spec­ta­cle ne se fait qu’avec le point char­nel ardent qu’est la chair illu­minée de l’acteur. S’il n’y a pas ce con­tact char­nel, tout est vain. La pièce, l’écriture, la scéno­gra­phie, le spec­ta­cle, tout est vain s’il n’est pas incar­né, s’il n’y a pas sain­teté de la chair et justesse de l’accord amoureux.

S. M.-L. : Daniel et toi, vous vous enten­dez bien. Que sig­ni­fie, com­ment se traduit, cette bonne entente ?

V. N. : L’échange est si pro­fond avec l’acteur, l’entente et l’écoute si fortes, qu’une sorte de pudeur nous empêche de par­ler de choses per­son­nelles. Les acteurs ne sont jamais des amis : il y a trop de dis­tance et d’intimité entre nous.

S. M.-L. : Daniel te sur­prend encore depuis seize ans ?

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Écrit par Sylvie Martin-Lahmani
Pro­fesseure asso­ciée à la Sor­bonne Nou­velle, Sylvie Mar­tin-Lah­mani s’intéresse à toutes les formes scéniques con­tem­po­raines. Par­ti­c­ulière­ment atten­tive aux...Plus d'info
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