Sabine Quiriconi : Comment avez-vous rencontré Claude Degliame ?
Jean-Michel Rabeux : J’ai connu Claude Degliame sur un plateau de théâtre : elle jouait Titania, dans Le Songe d’une nuit d’été de Shakespeare, en 1971, au festival de Châteauvallon. J’étais spectateur. Jean Gilibert signait la mise en scène. J’ai d’abord eu un coup de foudre pour l’actrice, avant de connaître la femme. Dans ma première mise en scène, Iphigénie de Racine en 1976, elle jouait Clytemnestre. Entre 71 et 76, elle m’a appris ce qu’était le théâtre. Alors que je voulais être acteur — j’avais suivi les cours de Tania Balachova — je suis devenu metteur en scène, peut-être parce que j’avais une formation de philosophie, mais surtout parce que Claude et d’autres comédiens m’ont demandé de les « coacher » sur les spectacles qu’ils jouaient. Avant même de savoir ce qu’était un acteur, j’ai su le diriger.
Ensuite, c’est Claude Régy qui m’a aidé à comprendre Claude Degliame actrice, ses différentes facettes, sa capacité d’implosion — je connaissais sa capacité d’explosion —, qu’elle pouvait faire du fracas en silence, qu’elle pouvait jouer plusieurs choses en même temps, qu’elle était de ces acteurs qui savent être là sans rien faire et dont l’apparition apparemment inactive est aussi forte que l’activité et le savoir-faire d’autres acteurs ; qu’elle était d’une beauté fracassante sur un plateau. Malgré les apparences plutôt expressionnistes de mon théâtre, Régy est une de mes références, depuis cette époque. En assistant à quelques-unes de ses répétitions et à des séries de représentations, j’ai appris mon métier. Régy, Gilibert, des metteurs en scène passés par Balachova, comme Virez, avec lequel Claude a travaillé plus tard.
Notre collaboration s’est aussi fondée sur la relation que nous avons au monde et qui nous rend le théâtre vital. Même si mes spectacles ne portent aucun message, ils sont politiques. Jouer, pour Claude, est également un acte politique. Nous avons reconnu l’un en l’autre que notre façon d’être engagé politiquement, de ne pas supporter le monde tel qu’il va, c’était de créer. Nous faisons du théâtre pour ne pas mourir.
S. Q. : En quoi Claude Degliame incarne-t-elle le mieux ce que vous cherchez esthétiquement ?
J.-M. R. : Elle est de ces acteurs qui amènent sur scène une monstruosité irréductible. En allant chercher très loin en elle, elle sait faire apparaître l’inadmissible cruauté du monde, de l’être. Dans Déshabillage, par exemple, elle cristallisait l’inadmissible excès que je cherche dans la présence d’un comédien sur scène, le fascinant-inadmissible de notre mortelle condition. Je pense en particulier au monologue final, sur la mort, qu’elle faisait furieusement, avec un mauvais goût explosif qui déplaisait à beaucoup de gens, et au très long monologue sur le théâtre, comique et grotesque : les deux mêlés, pour moi, c’est le théâtre. On retrouve ce mélange dans Emmène-moi au bout du monde, solo adapté d’un texte de Blaise Cendrars et qui peut-être donne la clé de notre théâtre.
S. Q. : Comment travaillez-vous ?
J.-M. R. : Au début, je ne sais pas quelle langue va émerger. C’est l’acteur qui va me le dire. Et pas avec des mots. En faisant. C’est l’acteur qui fait le metteur en scène. Comme le mot le dit, l’acteur agit. Sans cette action, il n’y a pas de metteur en scène possible. L’acteur vient avant.
Avec Claude, nous ne discutons pas, ou peu. Elle propose ; je choisis et elle me fait une confiance absolue. Je l’aide parfois à retrouver ce par quoi elle est passée pour arriver à tel état. Elle peut aussi bien se laisser guider comme une enfant que me demander de ne pas intervenir parce qu’il y a quelque chose à un moment qu’elle seule sait. Bien sûr, je la laisse faire. Claude est quelqu’un du désordre, c’est-à-dire du contraire de l’ordre. Elle passe inévitablement par le chaos. C’est une opération secrète. Dans ces endroits-là, je ne vais pas. Qui dirige qui ? J’aimerais bien le savoir.
Lors des répétitions, quelqu’un qui ne nous connaîtrait pas ne saurait pas que nous vivons ensemble. À moins qu’il ne remarque que je mets moins de formes et de temps à lui demander des choses. Nos disputes, régulières, n’ont jamais lieu devant l’équipe. Il n’y a du reste qu’en travaillant que nous nous disputons avec cette force. Toujours à cause de la parano mutuelle des créatifs. Pourtant, pendant le travail, je n’ai confiance en personne, sauf en elle. Quand elle ne joue pas dans un spectacle, elle passe de temps en temps aux répétitions. Et ses avis comptent énormément. Quand j’écris, elle est ma première auditrice. Je lui lis le texte en cours. Si ça ne lui plaît pas, je grogne mais je refais.
S. Q. : Qui est à l’origine des projets ?



