Jouer l’essence et non pas l’apparence

Jouer l’essence et non pas l’apparence

Le 10 Jan 2006

A

rticle réservé aux abonné·es
Article publié pour le numéro
Les liaison singulières-Couverture du Numéro 88 d'Alternatives ThéâtralesLes liaison singulières-Couverture du Numéro 88 d'Alternatives Théâtrales
88
Article fraîchement numérisée
Cet article rejoint tout juste nos archives. Notre équipe le relit actuellement pour vous offrir la même qualité que nos éditions papier. Pour soutenir ce travail minutieux, offrez-nous un café ☕

GEORGES BANU : Com­ment le met­teur en scène a‑t-il décou­vert l’acteur ?

DAVID ESRIG : Ma pre­mière ren­con­tre avec Ghe­o­rghe Dini­ca ne sem­blait pas se plac­er sous un signe par­ti­c­ulière­ment favor­able. Je venais juste de don­ner ma démis­sion en tant que pro­fesseur au départe­ment de l’Art de l’acteur à l’Université de Bucarest et aus­si de la télévi­sion roumaine, où j’étais réal­isa­teur, pour pou­voir pré­par­er tran­quille­ment une mise en scène au Théâtre de la Comédie. Je devais y être embauché à l’automne de l’année 1961, lorsque le recteur de l’Université me con­vo­qua, car j’avais encore à finir mon dernier semes­tre, et me deman­da de m’occuper de la mise en scène d’un frag­ment du Poème d’octobre, spec­ta­cle par lequel l’Université espérait aug­menter son cap­i­tal de sym­pa­thie auprès du Min­istère de tutelle. J’aimais bien Maïakovs­ki, et la pen­sée de le voir joué unique­ment pour des raisons de pro­pa­gande ne me fai­sait aucun plaisir. C’est pour cela que j’ai pro­posé à mon vieil ami Ian­ni Cojar, qui était le respon­s­able de l’ensemble du pro­jet, de m’envoyer les deux étu­di­ants dis­tribués dans la scène en ques­tion chez moi, au stu­dio de la télévi­sion, pour ne pas per­dre trop de temps avec cette tâche non désirée.
Le lende­main, lors d’une pause des répéti­tions, un étu­di­ant est venu se présen­ter à la télévi­sion, d’une apparence assez curieuse, l’air vigoureux, mais avec une cer­taine dis­pro­por­tion dans les traits et qui me sem­blait trop mûr pour un jeune appren­ti comé­di­en. « Je suis Ghe­o­rghe Dini­ca et j’ai été envoyé par Mon­sieur Cojar pour répéter avec vous la scène de Keren­s­ki dans Le Poème d’octobre. Ma parte­naire n’a pas pu venir, elle est enrhumée. » Ennuyé, je lui ai expliqué que, d’après moi, il s’agissait d’une scène grotesque où il fal­lait se déguis­er en boniche de grande famille, une bonne femme bien sûr, mais un peu bar­bue, ou au moins mous­tachue, qui prom­e­nait dans une pous­sette d’enfant une vieille dame, efflan­quée et pleur­nicharde, et qui bal­bu­ti­ait d’une voix indis­tincte quelque chose sur la gou­ja­terie du peu­ple russe. J’espérais qu’une telle con­cep­tion ne serait pas agréée et qu’ainsi on allait me laiss­er tran­quille. Le jeune homme a noté avec atten­tion mes sug­ges­tions, et une semaine après, il est réap­paru : « Je veux vous mon­tr­er ce que j’ai com­pris de ce que vous m’avez dit. »
J’ai été chercher dans les acces­soires une pous­sette, et il a joué devant moi la scène en inter­pré­tant tour à tour la bonne et la petite vieille. Mer­veilleux, grotesque, intel­li­gent, agres­sif ! Nous sommes devenus amis et, en 1962, je l’ai dis­tribué au Théâtre de la Comédie, comme « jeune diplômé » dans un des prin­ci­paux rôles de la pièce Le Procès de Mon­sieur Cara­giale1, aux côtés des plus grands comé­di­ens roumains de ces années-là.
Ça a été la pre­mière appari­tion de Dini­ca dans la pre­mière « ligue » du théâtre roumain, et le début d’une longue col­lab­o­ra­tion qui a duré des années. Ce fut aus­si notre pre­mier grand suc­cès inter­na­tion­al, car plusieurs jour­nal­istes étrangers ont pu assis­ter à la pre­mière.

G. B. : Et cela se pour­suiv­it par une sorte de for­ma­tion mutuelle…

D. E. : Le style de jeu qui a ren­du célèbre Dini­ca dans mes spec­ta­cles a été ébauché pour la pre­mière fois pen­dant une répéti­tion noc­turne du Procès de Mon­sieur Cara­giale. Radu Beli­gan, alors directeur du Théâtre de la Comédie, ne m’avait accordé que deux semaines de répéti­tions pour ce spec­ta­cle « de cir­con­stance », pré­paré pour com­mé­mor­er les 50 ans de la mort de Cara­giale, et la pres­sion des grands acteurs réal­istes qui fai­saient par­tie de la même dis­tri­b­u­tion sur le style de jeu que je désir­ais impos­er était dev­enue vrai­ment pesante. À tel point qu’un des derniers soirs, après que tout le monde soit par­ti, nous avons répété unique­ment nous deux, tout seuls ; j’avais demandé à Dini­ca d’apporter suff­isam­ment de café pour tenir et, pen­dant cette répéti­tion d’une seule nuit, nous avons entière­ment défi­ni le par­cours de son rôle, jusqu’au dernier détail : un jeu grotesque, cor­porel, avec des tonal­ités clow­nesques dans la voix, un jeu théâ­tral, non réal­iste. À dix heures du matin, après avoir pris une douche froide dans la loge, j’ai com­mencé la répéti­tion avec toute la troupe. Le choc a été vio­lent. La répéti­tion s’arrêta tout net et on me deman­da : « C’est quoi ça, Dodi ? » Il n’a pas été néces­saire de répon­dre, le mer­veilleux acteur qu’était Jules Caz­a­ban, l’interprète du rôle de Cara­giale, écla­ta de rire : « Qu’est-ce que vous voulez que ce soit ? Dodi nous a mis dos au mur pour pou­voir réalis­er sa con­cep­tion. Bra­vo ! On l’a bien mérité ! Et Gigi est une bombe. Mes vieux, met­tons-nous au tra­vail et essayons de tenir le pas ! »
Par la suite, l’évolution et la con­sol­i­da­tion de ce style de jeu, qui a per­mis que Dini­ca soit con­sid­éré à juste titre aujourd’hui comme un acteur de type nou­veau, qui a renoué avec les tra­di­tions de jeu de l’avant-garde des années 1920, ont été scel­lées pen­dant les répéti­tions de L’Ombre d’Evgueni Schwartz, où il jouait le rôle de l’ombre. Le Théâtre de la Comédie devait fer­mer pen­dant qua­tre mois pour des travaux de réno­va­tion, et dans l’espoir que l’incompétence et le laiss­er-aller habituels des entre­pre­neurs ne se renieront pas cette fois-ci, j’ai pro­posé à Radu Beli­gan de con­tin­uer à répéter notre futur spec­ta­cle, L’Ombre, dans une salle non util­isée de l’Association des Gens de Théâtre (ATM). Nous espéri­ons ter­min­er les répéti­tions en même temps que la remise en état du bâti­ment. Les travaux se sont pro­longés plus d’un an et, tan­dis que beau­coup de nos col­lègues couraient le cachet à la radio ou sur les plateaux de télévi­sion ou de ciné­ma, nous, Dini­ca et encore quelques autres acteurs (comme Iura Darie, San­da Toma, Vasil­i­ca Tas­ta­man), nous prof­i­tions de chaque ter­giver­sa­tion des entre­pre­neurs, du temps ain­si gag­né, pour expéri­menter, pour décou­vrir des nou­velles formes d’expression, pour ren­forcer leurs bases éthiques et esthé­tiques. Ce fut durant cette année où nous nous sommes con­fron­tés avec la prob­lé­ma­tique si com­plexe de l’interprétation d’une ombre, c’est-à-dire le prob­lème de jouer l’essence et non pas l’apparence d’un per­son­nage, que notre style de jeu se dévelop­pa, con­fir­mé par la suite dans des spec­ta­cles comme La Tête de canard de G. Cipri­an, Les Trois Jumeaux véni­tiens de Col­lal­to (Prix pour l’innovation des tra­di­tions théâ­trales anci­ennes au Fes­ti­val de BITEF), Troïlus et Cres­si­da de Shake­speare, Le Neveu de Rameau d’après Diderot.

Gheorghe Dinica dans LE NEVEU DE RAMEAU d'après Diderot, mise en scène David Esrig, Théâtre Bulandra de Bucarest, 1968.
Ghe­o­rghe Dini­ca dans LE NEVEU DE RAMEAU d’après Diderot, mise en scène David Esrig, Théâtre Bulan­dra de Bucarest, 1968.

A

rticle réservé aux abonné·es
Envie de poursuivre la lecture?

Les articles d’Alternatives Théâtrales en intégralité à partir de 5 € par mois. Abonnez-vous pour soutenir notre exigence et notre engagement.

S'abonner
Déjà abonné.e ?
Identifiez-vous pour accéder aux articles en intégralité.
Se connecter
Accès découverte 1€ - Accès à tout le site pendant 24 heures
Essayez 24h
1
Partager
Portrait de George Banu
Écrit par Georges Banu
Écrivain, essay­iste et uni­ver­si­taire, Georges Banu a pub­lié de nom­breux ouvrages sur le théâtre, dont récemment La porte...Plus d'info
Partagez vos réflexions...
Précédent
Suivant
Article publié
dans le numéro
Les liaison singulières-Couverture du Numéro 88 d'Alternatives Théâtrales
#88
mai 2025

Les liaisons singulières

11 Jan 2006 — Bernard Debroux : Comment s’est passée la première rencontre avec Marc Liebens ? C’était, je crois, au conservatoire de Mons...…

Bernard Debroux : Com­ment s’est passée la pre­mière ren­con­tre avec Marc Liebens ? C’était, je crois, au con­ser­va­toire…

Par Bernard Debroux
Précédent
9 Jan 2006 — Yannic Mancel : Pour évoquer une histoire de complicité avec un acteur, vous avez choisi Alain Rimoux. Sauriez-vous retrouver votre…

Yan­nic Man­cel : Pour évo­quer une his­toire de com­plic­ité avec un acteur, vous avez choisi Alain Rimoux. Sauriez-vous retrou­ver votre pre­mier sou­venir ou votre pre­mier con­tact avec cet acteur ? Stu­art B. Sei­de : J’avais…

Par Yannic Mancel
La rédaction vous propose

Bonjour

Vous n'avez pas de compte?
Découvrez nos
formules d'abonnements

Mot de passe oublié ?
Mon panier
0
Ajouter un code promo
Sous-total