Sophie Lucet : L’une de tes caractéristiques, en tant que metteur en scène, est sûrement de travailler sur des périodes très longues avec tes acteurs : vingt ans avec Alain d’Haeyer ou Norah Krief, quatorze ans avec Daria Lippi. C’est Daria qui a fait le plus grand nombre de spectacles avec toi aujourd’hui. Comment l’as-tu rencontrée ?
Eric Lacascade : À cette époque, je dirigeais un stage à Pontedera sur l’invitation de Roberto Bacci, qui proposait quatre mois avec des maîtres, tels que Thomas Richards, Eugenio Barba, Yoshi Oida à un groupe d’apprentis. J’intervenais le dernier, pour trois semaines. Sur Les Trois Sœurs. Je venais de monter ce texte et j’avais présenté un spectacle qui avait eu du succès en France et occasionné une belle tournée à l’étranger. Malgré cette bonne réception publique, je restais insatisfait : j’avais l’impression d’être empêtré dans l’histoire singulière de ces femmes et de ne pas utiliser les énergies proposées par Tchékhov sur tous les personnages. Monter Tchékhov relève pour moi de la compétence du chef d’orchestre — il faut faire avancer la musicalité de chacun des protagonistes en même temps — et je n’avais pas assouvi ce désir. J’ai donc souhaité réinterroger ce texte tout de suite. Marteler cette matière. Traiter le mal par le mal… Dans cette perspective, j’ai proposé au groupe de briser la narrativité du texte pour en sonder la structure. Je suis reparti d’une série d’improvisations, en ne gardant du travail précédent que les séquences nourries d’impulsions, de tensions, d’énergie. J’ai tenté de raconter une autre histoire, proche des Trois Sœurs, mais qui évoquerait également la communauté des comédiens en présence. Cela supposait un montage textuel différent et un rapport différent au public : j’ai alors rompu l’espace frontal du spectacle français et proposé un cercle pour que les spectateurs soient au plus près d’un jeu qui devrait donc être épuré et très vivant. Comme si j’avais été frustré, avec les Français, d’obérer la puissance des comédiens au bénéfice de la narrativité et d’une mise en scène fondée sur le spectaculaire. Là, je ne voulais que l’essence des Trois Sœurs : un plateau nu, des acteurs en lutte pour le rôle dans une langue étrangère. Quelque chose de brut et de brutal. J’ai donc valorisé l’improvisation et l’engagement physique qui suppose une liaison du corps, de la conscience et de l’émotion. Daria Lippi correspondait à ce que j’attendais : elle inventait les rôles en partant de sa propre expérience et de son imagination. Me racontant des choses intimes, me parlant des personnages de Tchékhov. Elle comprenait les indications comme si elle les avait toujours connues, pratiquait un vocabulaire qu’elle n’avait pourtant pas appris, et moi je trouvais en elle un outil de travail efficace. Cette nouvelle version des Trois Sœurs — qui fut à l’origine du Cercle de famille pour Trois Sœurs — était enfin emplie d’images dangereuses, de suspensions périlleuses, de radicalité. J’y ai vraiment connu le plaisir de la mise en danger grâce à un engagement physique total et partagé.
S. L. : Quelle fut, après ce stage, votre première collaboration ?
E. L. : Avec certains de mes acteurs, on peut évoquer une relation de maître à élève qui évolue dans le temps. Et je ne donne pas de condition facile pour le démarrage. J’ai durement traité cette jeune actrice : pas violemment, mais durement, ce n’est pas la même chose… Elle a dû passer par un certain nombre de tâches qui me semblent figurer les paliers nécessaires à la relation : pour Daria, la difficulté c’était d’abord la langue, puis les incessants voyages entre la ville de Bruxelles (où elle avait décidé d’habiter) et Lille pour rejoindre un groupe d’acteurs très soudé, elle étant « l’étrange étrangère ». Elle a d’abord joué dans Rêve d’Électre, puis Électre, puis repris le personnage de Macha pour une tournée des Trois Sœurs au Brésil, puis encore une reprise de rôle dans Ivanov à l’Odéon (c’est difficile et peu gratifiant, les reprises), continué dans De la vie où elle avait une partition plus importante, puis repris un rôle dans Phèdre. Je sentais que je devais à la fois prendre le temps avec elle pour la rendre mature et la former à mon travail, et à la fois lui donner des clés pour me bousculer et me faire progresser. C’est après tout ce temps que j’ai commencé à lui confier des rôles plus importants, et notamment Nina pour La Mouette. On en a parlé. Cette discussion pourrait se résumer ainsi : elle me disait qu’elle avait travaillé à mes côtés depuis huit ans et qu’elle partirait si je ne lui confiais pas le rôle de Nina, tout en me disant qu’elle comprendrait très bien un autre choix mais qu’elle avait besoin de cette confiance pour grandir, ce que j’ai trouvé tout à fait légitime à ce stade de la relation. Moi, j’évoquais les difficultés qu’elle aurait à endosser ce personnage en fonction de ce que je connaissais déjà d’elle.
Y. L. : Lorsque j’ai assisté aux répétitions de Platonov pour écrire le livre intitulé Tchékhov / Lacascade : la communauté du doute, j’ai eu un entretien avec Daria qui m’a raconté son approche du personnage de Nina de la sorte : elle n’a jusqu’à présent joué que des rôles de moindre envergure et souhaite se confronter à un personnage fort. Elle te demande donc d’interpréter le rôle de Nina. Cette attitude est contraire à la pratique habituelle, les acteurs étant rarement distribués dans un rôle au commencement du travail. Pourtant, dans un stage préparatoire au spectacle qui se tient au Chili, Daria se souvient n’avoir jamais joué Nina mais Arkadina. Après une période de doute, Daria comprend que tu veux emplir l’actrice d’une frustration semblable à celle de Nina qui a tellement soif de théâtre. Au bout du compte, l’expérience véritable du manque colore le parcours de l’actrice, Nina et Daria étant dès lors indissociables.
E. L. : Oui, c’est ainsi que j’ai su qu’elle était prête à jouer Nina. La discussion dont je parlais tout à l’heure était particulière. À l’époque, plus que maintenant, je bâtissais un mur entre les comédiens et moi. Je restais très à distance des acteurs pour ne livrer de choses intimes et personnelles que sur le plateau. Je ne discutais pas en dehors du théâtre, je gardais tout pour le travail.
S. L. : Votre relation a‑t-elle été continue tout ce temps ?
E. L. : À un seul moment, alors que je travaillais avec Norah Krief sur Phèdre, elle est partie en Italie pour jouer Kleist. Elle a tout eu, du succès et un grand prix d’interprétation dans sa langue et son pays d’origine, puis elle est revenue. Refusant ainsi deux ans de tournée. Je crois que c’est un tournant dans sa vie. Sachant qu’elle revenait travailler des rôles qui a priori la mettaient moins en valeur, mais servaient ma recherche. J’avais la sensation d’un choix quasiment politique de sa part. Elle a alors choisi la recherche plutôt que la célébrité facile. Mais d’une autre manière, je pourrais aussi bien parler de Norah Krief, d’Alain d’Haeyer, de Stéphane Jaïs, de Jean Boissery pour dire la force de ces rencontres et le lien qui nous relie dans le temps. Parler d’elle, c’est parler de tous. Parler d’eux, c’est parler de moi.
S. L. : As-tu alors le sentiment que tes acteurs sont façonnés par toi, ou bien que tu hérites également de leurs pratiques ?
E. L. : Au début, Daria a uniquement servi mon travail : elle allait là où je lui disais d’aller. Elle a exécuté mieux que quiconque mes indications, mais sans avoir encore le potentiel de déranger l’acquis. La Mouette, après huit ans de travail quasi quotidien, a été comme un nouveau commencement entre elle et moi. Elle s’est engagée différemment et a commencé à viser « par-delà la cible ». Il y a eu comme un lâcher-prise, une faiblesse jaillissant d’un socle structuré par huit années de travail. C’est là que la seconde phase a commencé.
S. L. : Qu’as-tu découvert auprès d’elle qui a pu transformer ta méthode de travail ? Comment avez-vous redéfini vos places ?
E. L. : Récemment, après Platonov, Daria m’a proposé une expérience radicale : elle voulait que six metteurs en scène et chorégraphes la dirigent dans une adaptation de Penthésilée. J’étais l’un de ceux-là. Elle m’a demandé de redéfinir ma place en apportant des éléments qui n’appartiennent pas à mon champ habituel, tels que la vidéo ou la performance. J’ai accepté de me faire surprendre. C’est très intéressant de former quelqu’un, de lui apprendre un vocabulaire, de le mettre à l’épreuve, d’en faire un bon soldat pour tes spectacles et de la voir petit à petit trouver la latitude d’une expression personnelle. La base, le terreau, c’est le tien. Et ce qui pousse ensuite puise ses racines dans ton travail sans que tu aies imaginé la courbe de la floraison.
S. L. : L’acteur redevient alors un étranger, un étranger que tu connais bien, c’est ça ?
E. L. : Oui, exactement ça. Le plus proche devient alors le plus lointain. Je m’interroge toujours sur mes acteurs avec cette simple question : qu’est-ce qui est bon pour cet acteur-là à ce moment-là ? À l’intérieur des cadres de travail que je propose, mais aussi au-delà du rôle, voire en dehors des répétitions d’un spectacle. Au moment où nous répétions Électre, par exemple, Jérôme Bidaux est revenu d’un long séjour à Pontedera auprès de Grotowski. Comme il n’était plus temps de l’intégrer au groupe de production, il a travaillé seul pendant deux mois en parallèle du spectacle et venait présenter le résultat de son travail au groupe toutes les semaines, devenant ainsi un aiguillon créatif. Puis je l’ai intégré au groupe lors du spectacle suivant. Le processus avec Jérôme est très différent de celui que j’ai mené avec Daria. J’ai la chance d’avoir des acteurs très exigeants avec eux-mêmes. Norah Krief chante aujourd’hui avec une présence, une force et une sensualité inouïe. Elle aussi, à un moment, comme Daria, est venue après dix ans de travail provoquer et planter une graine étrangère dans le terreau commun. Dès le début de mon travail, j’ai pris l’habitude de noter sur des cahiers le nom des acteurs et la façon dont je pourrais construire avec chacun d’entre eux pour les trois ans à venir. La question centrale étant toujours la même : comment les amener à un endroit qui serait juste pour moi et juste pour eux ? Comment développer leurs capacités personnelles ?
S. L. : Tu n’envisages donc pas le rôle, mais l’accomplissement de la personne pour avancer dans ton travail ?
E. L. : C’est le seul projet valable.
S. L. : Que notes-tu sur ce cahier ? Là où l’acteur en est, là où tu veux l’amener, les tâches que tu lui confies pour ce faire, et ce vers quoi il pourrait tendre ?

