« Parce que c’était lui, parce que c’était moi »

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Le 31 Jan 2006

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Les liaison singulières-Couverture du Numéro 88 d'Alternatives ThéâtralesLes liaison singulières-Couverture du Numéro 88 d'Alternatives Théâtrales
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Au petit matin, à l’heure où l’on vient vous arrêter, plus vul­nérable que jamais, entre jour et nuit, j’attendais mon ami Bernard Debroux, pour par­ler des numéros futurs, de nos défaites et des réal­ités qui nous entourent. Dans l’inconfort du lieu, à une heure incon­grue ce matin-là, après la réal­i­sa­tion du cahi­er con­sacré aux Choral­ités1, m’est apparu la néces­sité de revenir sur l’autre ver­sant, tout aus­si décisif, celui des Sin­gu­lar­ités. Sin­gu­lar­ités des acteurs qui font corps com­mun avec un met­teur en scène d’exception, qui poussent à l’incandescence son esthé­tique, incar­nent ses vœux et ain­si, eux-mêmes, à leur tour, se décou­vrent. Hélène Weigel, Gérard Philipe, Ryszard Cies­lak, Vladimir Wys­sot­s­ki, Iben Nagel Ras­mussen, David War­rilow et tant d’autres, plus proches de nous, Olivi­er Per­ri­er, Ariel Gar­cia Valdez, Piotr Ski­ba, Fiona Shaw, Dominique Val­adié, Nico­las Bouchaud… En y pen­sant, leurs images se pré­ci­saient, cortège de bon­heurs d’acteurs accom­plis sur les scènes européennes. Mais j’ai com­pris égale­ment que l’on pou­vait répli­quer ain­si à tous ceux qui con­sid­èrent que l’avènement de la mise en scène s’accompagne de l’essor de l’équipe, certes, mais aux dépens du grand acteur ain­si sac­ri­fié. Par ce numéro, je pen­sais que nous pou­vions cor­riger le malen­ten­du depuis longtemps entretenu. Non, la mise en scène, ce n’est pas l’acteur de génie qu’elle a étouf­fé, mais « la star » qui, seule et isolée, se détachait, aupar­a­vant, au milieu d’une dis­tri­b­u­tion cen­sée n’être qu’un faire-val­oir. Son statut sera sac­ri­fié, mais tout grand met­teur en scène saura que, pour se réalis­er, il devra s’appuyer sur la plu­ral­ité d’une équipe autant que sur l’exemplarité d’un acteur. C’est par cette alliance que se définis­sent pleine­ment les grandes aven­tures… Elles con­juguent démoc­ra­tie du groupe et rareté d’un comé­di­en. Gro­tows­ki, ici même, le con­firme : « Cies­lak a existé, dit-il, en s’épanouissant dans la com­pag­nie du Théâtre Lab­o­ra­toire. Et le con­stat se con­firme pour Gérard Philipe ou, avant lui, pour Hélène Weigel. Ils ne furent pas les Sarah Bern­hardt des temps mod­ernes, mais les fig­ures hors pair qui se détachent au sein d’une famille, groupe ou com­mu­nauté, peu importe le terme, solide­ment con­sti­tué. Ils ne nais­sent pas de l’écume de la mer comme des divinités grec­ques, mais d’une for­ma­tion et d’une col­lab­o­ra­tion. Elles se dévelop­pent dans la durée. »

Ce matin-là, l’idée nous sem­bla juste. Et pro­gres­sive­ment, ce numéro a pris corps. Nous souhaitions qu’il soit actuel et, mal­gré les désil­lu­sions récentes, le plus pos­si­ble « européen », qu’il allie paroles de met­teurs en scène et aveux des comé­di­ens. Au CDN de Caen, Éric Lacas­cade et Angeli­na Berfori­ni se sont mon­trés sen­si­bles à notre propo­si­tion, et nous nous réjouis­sons de réalis­er ensem­ble cette réflex­ion. Au fond, à sa manière, notre numéro s’attaque à la ques­tion qui, depuis longtemps, agite les études de l’histoire, celle de la rela­tion entre le héros et le col­lec­tif. Elle ne man­quera pas au débat pro­posé et, bien que nous ne devions l’évoquer que sub­rep­tice­ment, elle tra­versera sans cesse ce cahi­er.

La ren­con­tre-événe­ment

Comme dans l’amour, à l’origine de cette rela­tion, se trou­ve sou­vent une révéla­tion qui fait événe­ment, une recon­nais­sance partagée. Comme dirait Stend­hal, il y a une immé­di­ate « cristalli­sa­tion ». On recon­naît soi-même dans l’autre et, ensem­ble, acteur et met­teur en scène éprou­vent la révéla­tion d’une unité pos­si­ble, d’un dépasse­ment du dou­ble et du… mul­ti­ple. Si dans le tra­vail de l’équipe, le met­teur en scène se difracte, c’est grâce à l’acteur exem­plaire que ses désirs se sin­gu­larisent. Et la plu­part des témoins l’attestent, le pressen­ti­ment d’une pareille union l’emporte dès la pre­mière ren­con­tre. La col­lab­o­ra­tion, ensuite, mûrit, mais elle est d’emblée amoureuse­ment révélée, réponse con­crète à une attente secrète. D’ailleurs, même si ce n’est pas tou­jours vrai, la rela­tion de tra­vail s’accompagne le plus sou­vent d’une autre, affec­tive, une rela­tion de cou­ple, con­sti­tuée à par­tir d’un vœu de théâtre. Il s’agit d’une décou­verte réciproque, décou­verte qui débor­de le tra­vail et implique pleine­ment les deux parte­naires grâce à des « affinités élec­tives » qui con­cer­nent la vie autant que la scène. Elles ne se dis­so­cient pas ici. Dans ce con­texte rela­tion­nel fort, acteur et met­teur en scène œuvrent, et par­fois, vivent, ensem­ble.

Longévité et sépa­ra­tion

À l’événement de la ren­con­tre suc­cède ensuite la durée de la for­ma­tion, car ce qui s’impose comme recon­nais­sance ini­tiale appelle ensuite la mat­u­ra­tion artis­tique : on avance à deux… Les exem­ples abon­dent, car la for­ma­tion ne prend pas le sens d’une édu­ca­tion, mais d’une col­lab­o­ra­tion dans le temps où l’on apprend en cher­chant et en explo­rant ensem­ble, d’année en année, de spec­ta­cle en spec­ta­cle. Cette rela­tion est le fruit d’une révéla­tion, qui se parachève seule­ment dans la durée. Elle doit se déclin­er à tra­vers des travaux et des jours partagés, dans la longévité d’un effort com­mun. Ici, le met­teur en scène n’érige pas son inter­prète de choix en un matéri­au à utilis­er, comme chez Kan­tor ou Wil­son, il est son parte­naire puisqu’en com­mun, ils s’efforcent d’approcher un hori­zon de théâtre. C’est d’une entraide qu’il s’agit. Pour preuve, dès qu’il y a sépa­ra­tion, l’autre reste invalide. Au fond de lui-même incon­solable. Cies­lak n’a jamais plus trou­vé le bon­heur ailleurs.

Cha­cun le sait, il faut que le temps con­firme le choix pre­mier et per­me­tte de con­stituer une vraie alliance. Elle s’appuie sur une recon­nais­sance d’origine qu’ensuite la coex­is­tence artis­tique con­forte : cette œuvre à deux — Lupa ou Znorko, Jouan­neau ou Las­salle le rap­pel­lent — se nour­rit de la fièvre d’une liai­son, mais elle réclame aus­si la mise à l’épreuve d’une mat­u­ra­tion.

Au lien fon­da­teur, ini­tial et pre­mier, des cor­rec­tions peu­vent être apportées par la vie. Comme dans un cou­ple, il y a des sépa­ra­tions et des réc­on­cil­i­a­tions, des désil­lu­sions et des rachats. Les parte­naires craig­nent à un cer­tain moment le con­fort d’un rap­port trop longtemps pro­longé et ils déci­dent de s’en éloign­er, avec ou sans l’accord de l’autre. La longévité n’est pas tou­jours preuve de qual­ité. Mais quelque­fois plutôt de con­fort et de pré­cau­tions sécu­ri­taires. Chéreau quit­ta Gérard Desarthe, et plus récem­ment, Philippe Girard, comme s’il con­sid­érait qu’il avait accom­pli tout le par­cours et craig­nait d’être assim­ilé à une seule approche de mise en scène, s’éloigne de Braun­schweig. Il y a des pannes d’amour. Et on les com­prend. C’est pourquoi la non-recon­duc­tion de ce con­trat « affec­tif » ne se passe jamais sans heurts, publics ou pas. La sépa­ra­tion à l’amiable n’a pas lieu d’être ici. Com­ment oublierais-je la haine déployée par Peter Stein me par­lant un soir dans un café d’Edith Clever qui l’avait aban­don­né au prof­it de Syber­berg ? Il se sen­tait spolié. Et ne se promet­tait-il pas, par un de ces défis qui le définis­sent, de se la réap­pro­prier de nou­veau ? Edith Clever était indis­pens­able à son rêve de théâtre ! Philippe Caubère, à tra­vers sa longue saga anti-mnouchkini­enne, ne témoigne que d’un dépit amoureux. Il aura man­qué au Soleil tout autant que le Soleil lui aura man­qué.
Par ailleurs, à la suite des pris­es de dis­tance, plus ou moins con­flictuelles, on assiste, par­fois, à des retrou­vailles qui, implicite­ment, attes­tent la per­sis­tance d’un désir, d’un besoin de l’autre. Aujourd’hui, com­ment inter­préter autrement le choix de Georges Lavau­dant qui procède au sac­ri­fice de son équipe et, simul­tané­ment, à la réac­tu­al­i­sa­tion du lien priv­ilégié avec Ariel Gar­cia Valdez ? De tels gestes théâ­traux ne peu­vent pas être séparés d’une logique biographique.

Une rela­tion tri­an­gu­laire

Ce dont nous souhaitons par­ler ici, peut-on facile­ment nous répli­quer, est mon­naie courante au ciné­ma où, plus qu’au théâtre, le met­teur en scène s’affiche en démi­urge des « stars » per­son­nal­isées. Il agit véri­ta­ble­ment en Pyg­malion dans la mesure où rien ne précède la ren­con­tre : ils ont un pro­jet partagé, ils s’aiment ou pas, mais ils souhait­ent s’affirmer en com­mun. Le scé­nario du film peut être mod­elé selon leurs vœux, tout se laisse sub­or­don­ner à leur cou­ple qui façonne à volon­té la matière à représen­ter. Au théâtre, par con­tre, il y a le préal­able du réper­toire, de ce musée imag­i­naire au sein duquel le met­teur en scène doit opér­er des choix pour dévelop­per la rela­tion priv­ilégiée qu’il entre­tient avec un acteur. Joël Jouan­neau ne nav­igue-t-il pas entre Beck­ett, Pinget et Thomas Bern­hard lorsqu’il tra­vaille avec David War­rilow ? Et Lupa, en priv­ilé­giant le mono­logue intérieur, n’est-il pas soucieux de répon­dre à l’identité de son acteur de génie, Piotr Ski­ba ? Et les choix de Vilar ne sont-ils pas en par­tie induits par l’identité de Philipe ? Au théâtre, on se retrou­ve à deux, mais pour s’accomplir, il faut pass­er par… le troisième, le per­son­nage. Et dans la réus­site de cette rela­tion binaire, une place indé­ni­able revient à la per­ti­nence des rôles pro­posés. La sélec­tion doit être tou­jours juste ! Le Prince de Hom­bourg pour Philipe et Le Prince con­stant pour Cies­lak.

Corps et con­di­tion éthique

Le met­teur en scène trou­ve dans l’acteur de choix l’esprit de la troupe porté à son incan­des­cence, il éprou­ve aus­si l’attrait pour un poten­tiel créatif à même de s’accorder, tel un vio­lon par­fait, avec ses attentes et, par­fois, de les dépass­er, d’apporter de l’imprévu. La rela­tion se fonde sur l’accomplissement d’un désir tout autant que sur la sur­prise de l’inédit, sur le rap­port act­if entre un pro­jet et un acte. Il se nour­rit de la per­sis­tance d’une quête com­mune de même que des décou­vertes non pro­gram­mées, des écarts et des chemins de tra­verse. Ni l’un ni l’autre des parte­naires en présence ne sont entière­ment prévis­i­bles. Mais ils savent que des com­mu­nions comme les leurs, com­mu­nions dont ils éprou­vent les mérites, sont rares, excep­tion­nelles. Si la choral­ité d’une équipe sera tou­jours le résul­tat d’une déci­sion et d’un don de leader effec­tif pro­pre au met­teur en scène apte à réu­nir et à ani­mer des êtres, la sin­gu­lar­ité d’un comé­di­en tient du désir et du… hasard. Peut-être que, pareil à un amant épris d’un mod­èle men­tal, le met­teur en scène le cherche partout, mais sa décou­verte reste tou­jours improb­a­ble, et nom­breux sont ceux qui finis­sent leur car­rière sans l’avoir con­nue.

Les acteurs évo­qués ici sont perçus par le met­teur en scène qui les accom­pa­gne et le pub­lic qui les suit comme des acteurs-poètes, non pas isolés, mais inté­grés dans un ensem­ble. Ce que l’on iden­ti­fie, d’une manière dis­séminée, dans la choral­ité d’un col­lec­tif, se trou­ve exalté dans la sin­gu­lar­ité d’un corps. Tout se joue dans la ten­sion de cet équili­bre mou­vant entre des forces en présence, néces­saires les unes aux autres. Qu’aurait été Gérard Philipe sans l’équipe du TNP autour de lui, et l’extraordinaire mou­ve­ment choral de la trilo­gie antique d’Andreï Ser­ban sans la soli­tude de cette torche brûlante qu’était Priscil­la Smith ?
Ces con­fig­u­ra­tions d’exception sont le fruit d’un tra­vail à long terme, con­séquence d’un effort con­sen­ti aus­si bien que d’une con­fi­ance con­fir­mée. Mais le théâtre ne sera pas leur seule assise. Ni l’art, mais plus que cela, la morale, son exi­gence à la scène comme dans la vie. L’acteur sin­guli­er incar­ne une pos­ture dan­gereuse… dis­ons même sac­ri­fi­cielle, à laque­lle les autres, bril­lants par­tic­i­pants au « chœur », n’accèdent pas. Vladimir Wys­sot­s­ki allait plus loin que tous dans les com­bats qu’il engageait dans la Russie de l’époque ; et com­ment ne pas me rap­pel­er ici l’émotion extrême lorsque tout le col­lec­tif de la Tagan­ka réu­ni lui rendait hom­mage après sa dis­pari­tion dans un spec­ta­cle qui lui était con­sacré ? Et Gérard Philipe n’était-il pas plus rad­i­cal poli­tique­ment que Vilar et les autres mem­bres du TNP ? Et Cies­lak n’a‑t-il pas pour­suivi le com­bat alors que Gro­tows­ki l’avait sus­pendu ? Plus qu’un acteur, l’acteur sin­guli­er par­venu à son essence est un héros cul­turel dans le sens anthro­pologique du terme. L’acteur sin­guli­er est l’affirmation d’une poé­tique et l’expression d’une con­duite. Réu­nies, les deux le fondent.

Égare­ments et errances

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Portrait de George Banu
Écrit par Georges Banu
Écrivain, essay­iste et uni­ver­si­taire, Georges Banu a pub­lié de nom­breux ouvrages sur le théâtre, dont récemment La porte...Plus d'info
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Par Angelo Pavia
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