Piotr et moi travaillons ensemble depuis des années.
Alors que je débutais dans la mise en scène, il préparait le spectacle de fin d’études de l’École de cinéma de Lodz. C’est pour préparer son diplôme qu’il est venu à Jelenia Gora où je montais de mon côté mon premier spectacle — à vrai dire mon deuxième, mais je le considère comme mon premier spectacle important — à savoir Les Mignons et les guenons de Witkacy. La directrice du théâtre de Jelenia Gora avait déjà travaillé avec Piotr avant qu’il ne parte étudier à Lodz. Il avait eu une année sabbatique, entre l’échec de ses premières études à Varsovie et son entrée au département de théâtre de Lodz. C’est pendant cette année qu’il fit un stage au théâtre de Jelenia Gora, et que la directrice de celui-ci, Alina Obidniak, personne très ouverte et très favorable à la recherche dramatique, avait tout de suite vu dans Piotr le comédien idéal pour le rôle de Tarkwiniusz (Tarquin) : un jeune homme indocile, fasciné et fascinant à la fois, un élève un peu narcissique, un peu fantasque… que dis-je, un peu ! Il faudrait mettre ces deux adjectifs au superlatif. C’est ainsi que Piotr Skiba arriva à Jelenia Gora. Le rôle qu’il reçut dans mon spectacle était pour lui son travail de fin d’études. 
Dès le début j’ai senti que c’était le comédien que je cherchais, et pas seulement pour ce spectacle. En effet, d’un côté, il est doué d’une formidable imagination et d’un sens intuitif, et d’un autre côté, il a des fascinations — qui vont au-delà du métier de comédien — pour les sphères expérimentales autour de l’humain, pour le psychisme, des fascinations philosophiques et littéraires.
À cette époque, à Jelenia Gora, un cercle de gens s’est assez vite constitué autour de moi, avec Maria Maj, Piotr Skiba, Ziemianski et Irmina Babinska. Ce que nous faisions alors ne se bornait pas à faire du théâtre. C’étaient des excursions dans le large domaine des sciences humaines, des expérimentations sur l’écoute de la musique dans des états seconds, de la philosophie, de la littérature ; nous lisions des livres, nous écrivions des livres, nous faisions toutes sortes de jeux littéraires, nous concevions et écrivions des pièces de théâtre, nous voyagions sans jamais nous quitter un instant.
Bien entendu, il est important qu’à la complicité dans le travail se soit ajoutée une profonde amitié entre Piotr Skiba et moi, et qu’il ait été quelqu’un qui partageât mes fascinations pour les limites de la connaissance de l’homme et pour la vie en compagnie des autres, cette vie fantastique, une vie décidée et non pas seulement passive, une vie créative et portée au point le plus intense. Maria Maj a peut-être appartenu à ce cercle d’intimes.
Dès le début, Piotr Skiba est apparu comme une personne, Dieu merci, dépourvue d’humilité, parfois même insubordonnée et têtue. Dans le travail de motifs plus essentiels et plus profonds et dans la discussion de mes propositions, nous avons toujours avancé par affrontements et par conflits, par des discussions très agitées. Ce n’était pas qu’il fût d’un avis contraire au mien ou qu’il vît les choses autrement que moi. Mais il a toujours refusé, et avec une extrême détermination, de faire le moindre compromis. Tout ce qu’il finissait par accepter devait avoir été confirmé par lui, et non seulement parce qu’il m’avait fait confiance, mais parce que lui-même avait fini par y croire fanatiquement. De là son esprit chicaneur. J’ai senti qu’il avait besoin de cela pour susciter une sorte de processus spirituel, pour augmenter la température nécessaire à l’amorce de ce processus. D’ailleurs, nos conflits sont devenus célèbres au théâtre. Au moment où nous commencions à nous disputer, les autres comédiens nous laissaient car ils savaient que cela pouvait durer des heures. Donc ils sortaient prendre un café. Ils ne s’énervaient pas — quoique bien sûr il arrivait parfois qu’ils s’énervent — mais ils savaient que cela devait se passer ainsi.
J’avais besoin de quelqu’un comme lui, de ce genre de partenaire : un partenaire railleur, sans humilité, qui me traitait déjà en quelque sorte comme un maître, mais comme un maître contre lequel il faut se battre. Et je pense qu’il m’a poussé, durant les années de travail qui ont suivi, à aborder des processus plus risqués, plus difficiles et plus exigeants que ceux auxquels j’avais d’abord pensé, des processus dont je n’avais même jamais envisagé la possibilité. Sa résistance m’obligeait à parcourir à nouveau le terrain même du problème, de sorte qu’à la fin nous ne savions jamais très bien qui au juste avait raison. Car durant ces conflits, nous évoluions tellement l’un et l’autre et nous trouvions au problème tant de nouveaux territoires que jamais la question ne se posait de savoir qui avait eu raison. Le fait de ne pas pouvoir dire qui avait eu raison ne nous a jamais posé de problème. C’est-à-dire qu’aucune des parties ne revendiquait la victoire, car la victoire consistait simplement pour nous à nous être retrouvés à un niveau supérieur. Les gens qui ne m’offrent pas de résistance, qui acceptent humblement mes propositions m’endorment en quelque sorte. À vrai dire, avec ce genre de personne, je perds rapidement le fil et le voyage s’arrête très vite, car j’ai l’impression que nous ne sommes pas arrivés là où il fallait. D’un partenaire, on attend toujours une stimulation, c’est-à-dire ce genre de relation qui contraint à faire quelque chose à quoi l’on ne peut se contraindre soi-même. C’est une relation réciproque car je contrains sans cesse moi-même des comédiens à faire des efforts avec leur propre corps auxquels ils ne peuvent pas toujours se contraindre eux-mêmes. Et ce n’est même pas une question de volonté ou de disposition physique, mais c’est une question d’accès : il s’agit d’accéder, à un moment donné, au point où naît l’action. Le fait que dans cette relation, en tant que partenaires, nous nous attaquions sans cesse l’un l’autre, au point même de nous faire souffrir, au fond cela nous oblige l’un comme l’autre à une activité incessante.
Chez Piotr, il y a quelque chose de démoniaque, quelque chose d’incorruptible. Il a une nature tout à fait différente de la mienne. Il est absolument intuitif, il suit complètement la voie de son intuition et, très souvent, mes conceptions lui paraissent incompréhensibles, parce qu’il les trouve trop conceptuelles, trop factices, trop invraisemblables. À vrai dire, je suis moi aussi un intuitif, mais nos intuitions ont des contours différents, et il arrive un moment où nous cessons de parler la même langue. S’il est vrai qu’il y a des comédiens qui adoptent tout à fait ma langue et qui se mettent à la parler, ça n’a jamais été le cas de Piotr Skiba. Jusqu’ici, il n’a jamais parlé ma langue, et je ne sais pas pourquoi il en est ainsi. Peut-être est-ce son caractère, sa sincérité qui l’en empêchent, ou peut-être n’a‑t-il jamais voulu renoncer à son autonomie et souhaite-t-il préserver un rapport de friction. Il arrive qu’il m’irrite. Je lui dis alors qu’il est celui qui travaille avec moi depuis le plus longtemps, qui m’est le plus proche, et qu’il est en même temps celui avec qui il m’est le plus difficile de m’entendre. Aussitôt que nous reprenons le travail, nous nous heurtons à nouveau aux mêmes résistances, et cela porte à nouveau ses fruits. Il me force par sa résistance à me débarrasser de mes automatismes verbaux et à parler d’une manière véritablement neuve. Il apparaît alors qu’il savait et comprenait depuis le début ce dont il s’agissait, mais la conversation devait toujours avoir monté d’une température suffisante pour lui inspirer l’acte de foi et pour l’engager à voyager, lui, dans son rôle.
Je n’ai pas à apprendre à Piotr le monologue intérieur parce qu’à vrai dire, il l’emploie d’une manière primitive. Il fait partie des comédiens pour qui le monologue intérieur est le fondement intuitif de l’existence. Par conséquent, la façon dont j’apprends le monologue intérieur aux autres comédiens, qui ne savent pas s’en servir ou qui ne savent pas qu’ils peuvent s’en servir, semble à Piotr trop théorique. Étant un homme d’intuition, il rejette certains superflus littéraires du monologue intérieur. Il dit ne pas avoir besoin de cette littérature. Il se sert d’images que la parole ne peut exprimer et qui la précèdent, il se sert d’une sorte de température. Mais certains comédiens ne savent pas éveiller en eux ce type d’images ni cette température dans leur forme primitive ; ils doivent donc se construire un appareil de fantasmes, une sorte d’échafaudage grâce auquel ils peuvent y arriver.
Dans notre travail, nous prenons le monologue intérieur en deux sens. Le premier, c’est la mise par écrit de ces fantasmes sous la forme d’un monologue intérieur du personnage. Par une série d’expérimentations, on dégage les motifs invisibles de celui-ci, que l’analyse ne peut permettre d’atteindre mais que l’imaginaire laisse découvrir.
Ce genre de fantasmes, Piotr les pratique en se promenant, en parlant, en voyant toutes sortes de perspectives sur les personnages et surtout ces perspectives et ces motifs qui ne sont pas dans la pièce, ces motifs qui sont secondaires, qui entourent le personnage ou qui prennent leur source dans le fondement de son existence, dans son enfance, dans toutes sortes d’expériences vécues qui vont avoir une influence sur lui. Piotr n’écrit pas les monologues intérieurs, Piotr les construit spontanément en lui. Piotr est une personne qui dispose spontanément de ce type d’univers fantastique, qui côtoie ce type d’univers. Il a en lui cet enfant qui fantasme et qui n’a pas été tué. Il n’est pas nécessaire de réveiller en lui cet enfant, de lui réapprendre à faire ses premiers pas spirituels.

