Bernard Debroux : Comment s’est passée la première rencontre avec Marc Liebens ? C’était, je crois, au conservatoire de Mons…
Nathalie Cornet : C’était au moment des examens, ma deuxième année au conservatoire et ma première année de concours. Il avait été convoqué par Liliane Vincent pour participer au jury extérieur. Je ne le connaissais absolument pas, je ne connaissais d’ailleurs personne dans le milieu théâtral. J’étais une jeune sotte, insouciante. Marc est venu me dire qu’il n’aimait pas du tout ce que j’avais présenté (c’était un vaudeville) mais qu’il trouvait mon travail intéressant. Je l’ai remercié. Il est venu une deuxième fois, à la fin de l’année. Je présentais un extrait des Larmes amères de Petra von Kant de Fassbinder. J’ai obtenu mon premier prix d’emblée même si le jury extérieur a dû se battre pour que je l’obtienne. À ce moment, Marc entamait les répétitions de Tausk à Mons. Il avait engagé une jeune comédienne du conservatoire mais elle éprouvait des difficultés face au travail. Il m’a alors contactée, a décidé de se séparer d’elle et m’a engagée.
B. D. : Ce devait être tout à fait différent de ce qui se passait au conservatoire…
N. C. : Totalement ! C’était mon premier spectacle. Je n’avais jamais rencontré de metteur en scène. C’était ma toute première expérience, j’étais totalement vierge. Ça a été le choc absolu. J’ai été d’emblée confrontée à ce qui se faisait de plus pointu au niveau théâtral en Belgique. Je rencontre Michèle Fabien, auteure, dramaturge, grande intellectuelle ; des comédiens admirables : Jo Deseure, Dominique Boissel, fascinant (qui travaillait avec Marc depuis plusieurs années), et ce comédien français extraordinaire, Jean Dautremay, qui interprétait le rôle de Freud. Autant vous dire que la barre était placée très haut ! J’étais totalement perdue. Je parlais peu, n’étais qu’yeux et oreilles, afin de capter le plus d’informations possibles et de comprendre. Je me souviens que Marc était séduit par ma faculté d’écoute. J’avais 21 ans à peine, mais j’ai tout de suite saisi l’enjeu. Il fallait trouver une autre manière de jouer, d’appréhender le texte. Dès le départ, il s’agissait d’aller ailleurs, d’explorer les limites. Peu rassurant donc… La pièce était difficile. Je n’avais pas un très grand rôle. J’avais le sentiment de ne pas répondre à ce qu’on attendait de moi, pourtant Marc n’a pas été mécontent de mes premiers pas.
B. D. : As-tu senti d’emblée que quelque chose allait se passer, qu’une collaboration allait s’installer ?
N. C. : Je l’espérais… Nos rapports étaient très agréables. J’avais appris énormément en très peu de temps. Mais pour moi, ce n’était pas suffisant, j’en voulais encore, évidemment.
B. D. : La relation avec Michèle était très importante, elle aussi…
N. C. : Au début, c’était peut-être moins flagrant. J’étais sans doute plus focalisée sur Marc et très avide d’apprendre. Michèle quant à elle était un peu méfiante. Il n’y avait pas d’animosité, pas de tensions ni de désaccords, juste de l’incompréhension. Le fruit de mon travail n’était pas probant pour elle. Cela ne l’a pas empêchée de me consacrer énormément de temps, son aide était très précieuse, elle s’est montrée très patiente, très pédagogue, mes lacunes étaient si nombreuses ! Je ne serais arrivée à rien sans elle. Elle jouait un rôle capital dans l’élaboration du spectacle.
B. D. : Après Tausk, une nouvelle aventure…
N. C. : Ce fut Orgie de Pasolini, une expérience très importante, fondatrice. J’étais heureuse parce que Marc me recontactait pour jouer le rôle d’une jeune fille, la prostituée, qui surgissait à la fin de la pièce. La création se passait au Théâtre de la Tempête à Paris. Je regardais travailler le couple Dominique Boissel – Sylvie Milhaud, deux comédiens extraordinaires. Peut-on rêver meilleur apprentissage ? Malheureusement, les relations se sont gâtées entre Marc, Michèle et Sylvie Milhaud. En fait, il s’agissait surtout d’incompatibilités d’humeur. Bref, dix jours avant la première, ils ont décidé de se séparer de Sylvie. C’était une catastrophe. Après une réunion de crise avec toute l’équipe, Marc a proposé que je reprenne le rôle de la Femme. C’était la seule solution, puisque j’avais assisté à toutes les répétitions. Prendre quelqu’un d’extérieur, en dix jours, eût été impossible… J’étais trop jeune pour le rôle, trop immature, tout était contre moi, mais ils ont finalement accepté, sans quoi il fallait tout arrêter ! Dominique Boissel se murait dans un silence obstiné en dehors du plateau. J’ai dû littéralement ingurgiter le texte en un laps de temps très court. Je crois que je suis restée à un mètre du sol pendant dix jours, comme droguée. Je n’oublierai jamais les quelques minutes qui ont précédé la première, cette sensation d’avoir à me jeter dans la fosse aux lions. C’était de l’inconscience, une expérience insensée…
B. D. : …qui s’est finalement bien passée…
N. C. : Oui, très bien. Marc et Michèle m’avaient totalement soutenue. Les critiques furent bonnes, nous étions parvenus à nous sortir d’un bien mauvais pas. Marc avait senti chez moi une sorte de folie, une fêlure, avec laquelle il a travaillé, et cela a été productif. On a repris ce spectacle a duré trois saisons. Et finalement, ça a été beaucoup plus facile pour moi de jouer le rôle de la Femme que celui de la prostituée, car celle-ci devait faire un strip-tease et se retrouver nue sur scène, ce qui m’était totalement impossible : trop pudique ! Marc s’est montré très délicat, cherchant tous les moyens possibles pour que je puisse éviter ce nu intégral. Cela devenait ridicule ! D’ailleurs, la comédienne qui m’a remplacée pour jouer la prostituée a fait cela sans aucun problème, tout naturellement, dès le premier jour des répétitions… Une bonne leçon encore une fois.
B. D. : À partir de ce moment, la collaboration s’est installée et les spectacles se sont succédés…
N. C. : Oui, et pourtant il y a eu encore un troisième spectacle, Atget et Bérénice, où les rapports ont été « compliqués ». Nous jouions au Festival de la photographie à Arles. Mon partenaire, Jean Dautremay, ce comédien sublime, m’intimidait énormément. J’avais un rôle relativement important, assez lourd, que je ne parvenais pas à saisir. Je ne comprenais pas la structure de la pièce et l’écriture était très complexe. Michèle ne voulait pas admettre qu’il y avait peut-être des problèmes de construction, quant à moi je n’étais pas assez crédible à ses yeux pour lui soutenir le contraire. Je me sentais très seule, plus personne ne me soutenait, je réalisais l’étendue de mon incompétence. Blocage ! Jean Dautremay était en outre quelqu’un d’assez difficilement gérable. La première s’est très mal passée. Marc m’a mise en cause disant que j’étais responsable de cet échec, et là j’ai décidé d’arrêter. Je le lui ai dit, et on s’est disputés comme un couple dans la cuisine d’Hubert Nyssen. Je lui ai dit que le théâtre de cette façon-là, je n’en avais rien à faire (quelle provocation quand j’y songe !), que je ne voulais plus travailler avec lui. J’étais dégoûtée. Ce fut une époque charnière. À cette époque, et c’est un détail révélateur, je n’arrivais pas à appeler Marc, à le tutoyer, ni même à le vouvoyer, je ne le nommais pas (c’est d’ailleurs un reproche qu’il m’a fait ce soir-là). C’est également à cette occasion que Michèle m’a fait part de son incompréhension : pourquoi Marc s’obstinait-il à travailler avec moi ? Il n’avait pas besoin d’une danseuse mais d’une comédienne. Il fallait être réaliste, j’avais échoué. À ce moment-là, il était clair que la collaboration était terminée : je n’allais plus travailler avec eux.
B. D. : Et pourtant…
N. C. : Et pourtant, effectivement, on a continué ! Nous n’avons pas travaillé ensemble pendant un petit temps, puis ils m’ont recontactée malgré tout pour Déjanire. Je jouais une jeune femme, Iole, un petit rôle qui me convenait à merveille parce que je ne voulais plus avoir la responsabilité d’un spectacle sur les épaules. J’adorais ce rôle, je me sentais à la hauteur, Marc et Michèle étaient ravis. Mais selon Marc, j’étais arrivée tout de suite avec une proposition très forte qui avait, paraît-il, déstabilisé la comédienne principale. Bref, nous avons mis un certain temps, c’est vrai, à trouver une manière harmonieuse de fonctionner ensemble sans que ma présence ne pose problème dans une distribution ! Plus tard, une réelle complicité est née entre Michèle et moi, j’étais de plus en plus sensible à son écriture, sa langue était devenue un peu la mienne. Je considérais le travail que nous faisions sur le texte ainsi que le travail dramaturgique comme de purs bonheurs. Notre collaboration est alors réellement devenue productive.
B. D. : Quels sont les avantages ou les risques d’une collaboration privilégiée comme celle-là ?
N. C. : C’est simple, ils m’ont tout appris : l’exigence, la rigueur, l’investissement, la recherche… J’ai découvert ma famille : un théâtre engagé, contemporain, dense, subtil… J’ai également eu la grande chance de pouvoir aborder des figures de femme d’une richesse inouïe (Jocaste, Claire Lacombe, Cassandre…). Je crois que je suis peu à peu devenue comme le corps, le pendant de Marc et de Michèle sur le plateau. C’est très appréciable et cela facilitait le travail lorsque nous nous retrouvions avec des comédiens qui, comme moi au début, se sentaient désarmés face à l’approche que Marc leur proposait. Voilà pour les avantages. Le risque, c’est de se laisser enfermer dans une seule pratique, de ne pas rester ouvert, de ne pas être disponible face à d’autres méthodes de travail.
B. D. : Marc a en effet la réputation d’avoir une approche intellectuelle du théâtre. Comment te situes-tu par rapport à cela ?
N. C. : C’est tout à fait exact. Aujourd’hui, cela fait partie de moi. Mais il n’y a pas que l’intellect qui intervient dans son travail, fort heureusement d’ailleurs. Bien d’autres mécanismes obscurs se mettent en branle lorsqu’il est question de jeu. Ce serait réducteur et faux de dire que son théâtre est uniquement intellectuel. J’estime énormément le travail de Marc, ainsi que celui de Michèle, c’était une grande chance de les rencontrer et d’être formée par eux.




