Savoir être à l’écoute

Savoir être à l’écoute

Le 11 Jan 2006
Nathalie Cornet dans JOCASTE de Michèle Fabien, mise en scène Marc liebens, École des Vétérinaires, Bruxelles, 1996. Photo Alice Piemme.
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Les liaison singulières-Couverture du Numéro 88 d'Alternatives ThéâtralesLes liaison singulières-Couverture du Numéro 88 d'Alternatives Théâtrales
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Bernard Debroux : Com­ment s’est passée la pre­mière ren­con­tre avec Marc Liebens ? C’était, je crois, au con­ser­va­toire de Mons…

Nathalie Cor­net : C’était au moment des exa­m­ens, ma deux­ième année au con­ser­va­toire et ma pre­mière année de con­cours. Il avait été con­vo­qué par Lil­iane Vin­cent pour par­ticiper au jury extérieur. Je ne le con­nais­sais absol­u­ment pas, je ne con­nais­sais d’ailleurs per­son­ne dans le milieu théâ­tral. J’étais une jeune sotte, insou­ciante. Marc est venu me dire qu’il n’aimait pas du tout ce que j’avais présen­té (c’était un vaude­ville) mais qu’il trou­vait mon tra­vail intéres­sant. Je l’ai remer­cié. Il est venu une deux­ième fois, à la fin de l’année. Je présen­tais un extrait des Larmes amères de Petra von Kant de Fass­binder. J’ai obtenu mon pre­mier prix d’emblée même si le jury extérieur a dû se bat­tre pour que je l’obtienne. À ce moment, Marc enta­mait les répéti­tions de Tausk à Mons. Il avait engagé une jeune comé­di­enne du con­ser­va­toire mais elle éprou­vait des dif­fi­cultés face au tra­vail. Il m’a alors con­tac­tée, a décidé de se sépar­er d’elle et m’a engagée.

B. D. : Ce devait être tout à fait dif­férent de ce qui se pas­sait au con­ser­va­toire…

N. C. : Totale­ment ! C’était mon pre­mier spec­ta­cle. Je n’avais jamais ren­con­tré de met­teur en scène. C’était ma toute pre­mière expéri­ence, j’étais totale­ment vierge. Ça a été le choc absolu. J’ai été d’emblée con­fron­tée à ce qui se fai­sait de plus pointu au niveau théâ­tral en Bel­gique. Je ren­con­tre Michèle Fabi­en, auteure, dra­maturge, grande intel­lectuelle ; des comé­di­ens admirables : Jo Deseure, Dominique Bois­sel, fasci­nant (qui tra­vail­lait avec Marc depuis plusieurs années), et ce comé­di­en français extra­or­di­naire, Jean Dautremay, qui inter­pré­tait le rôle de Freud. Autant vous dire que la barre était placée très haut ! J’étais totale­ment per­due. Je par­lais peu, n’étais qu’yeux et oreilles, afin de capter le plus d’informations pos­si­bles et de com­pren­dre. Je me sou­viens que Marc était séduit par ma fac­ulté d’écoute. J’avais 21 ans à peine, mais j’ai tout de suite saisi l’enjeu. Il fal­lait trou­ver une autre manière de jouer, d’appréhender le texte. Dès le départ, il s’agissait d’aller ailleurs, d’explorer les lim­ites. Peu ras­sur­ant donc… La pièce était dif­fi­cile. Je n’avais pas un très grand rôle. J’avais le sen­ti­ment de ne pas répon­dre à ce qu’on attendait de moi, pour­tant Marc n’a pas été mécon­tent de mes pre­miers pas.

B. D. : As-tu sen­ti d’emblée que quelque chose allait se pass­er, qu’une col­lab­o­ra­tion allait s’installer ?

N. C. : Je l’espérais… Nos rap­ports étaient très agréables. J’avais appris énor­mé­ment en très peu de temps. Mais pour moi, ce n’était pas suff­isant, j’en voulais encore, évidem­ment.

B. D. : La rela­tion avec Michèle était très impor­tante, elle aus­si…

N. C. : Au début, c’était peut-être moins fla­grant. J’étais sans doute plus focal­isée sur Marc et très avide d’apprendre. Michèle quant à elle était un peu méfi­ante. Il n’y avait pas d’animosité, pas de ten­sions ni de désac­cords, juste de l’incompréhension. Le fruit de mon tra­vail n’était pas probant pour elle. Cela ne l’a pas empêchée de me con­sacr­er énor­mé­ment de temps, son aide était très pré­cieuse, elle s’est mon­trée très patiente, très péd­a­gogue, mes lacunes étaient si nom­breuses ! Je ne serais arrivée à rien sans elle. Elle jouait un rôle cap­i­tal dans l’élaboration du spec­ta­cle.

B. D. : Après Tausk, une nou­velle aven­ture…

N. C. : Ce fut Orgie de Pasoli­ni, une expéri­ence très impor­tante, fon­da­trice. J’étais heureuse parce que Marc me recon­tac­tait pour jouer le rôle d’une jeune fille, la pros­ti­tuée, qui sur­gis­sait à la fin de la pièce. La créa­tion se pas­sait au Théâtre de la Tem­pête à Paris. Je regar­dais tra­vailler le cou­ple Dominique Bois­sel – Sylvie Mil­haud, deux comé­di­ens extra­or­di­naires. Peut-on rêver meilleur appren­tis­sage ? Mal­heureuse­ment, les rela­tions se sont gâtées entre Marc, Michèle et Sylvie Mil­haud. En fait, il s’agissait surtout d’incompatibilités d’humeur. Bref, dix jours avant la pre­mière, ils ont décidé de se sépar­er de Sylvie. C’était une cat­a­stro­phe. Après une réu­nion de crise avec toute l’équipe, Marc a pro­posé que je reprenne le rôle de la Femme. C’était la seule solu­tion, puisque j’avais assisté à toutes les répéti­tions. Pren­dre quelqu’un d’extérieur, en dix jours, eût été impos­si­ble… J’étais trop jeune pour le rôle, trop imma­ture, tout était con­tre moi, mais ils ont finale­ment accep­té, sans quoi il fal­lait tout arrêter ! Dominique Bois­sel se murait dans un silence obstiné en dehors du plateau. J’ai dû lit­térale­ment ingur­giter le texte en un laps de temps très court. Je crois que je suis restée à un mètre du sol pen­dant dix jours, comme droguée. Je n’oublierai jamais les quelques min­utes qui ont précédé la pre­mière, cette sen­sa­tion d’avoir à me jeter dans la fos­se aux lions. C’était de l’inconscience, une expéri­ence insen­sée…

B. D. : …qui s’est finale­ment bien passée…

N. C. : Oui, très bien. Marc et Michèle m’avaient totale­ment soutenue. Les cri­tiques furent bonnes, nous étions par­venus à nous sor­tir d’un bien mau­vais pas. Marc avait sen­ti chez moi une sorte de folie, une fêlure, avec laque­lle il a tra­vail­lé, et cela a été pro­duc­tif. On a repris ce spec­ta­cle a duré trois saisons. Et finale­ment, ça a été beau­coup plus facile pour moi de jouer le rôle de la Femme que celui de la pros­ti­tuée, car celle-ci devait faire un strip-tease et se retrou­ver nue sur scène, ce qui m’était totale­ment impos­si­ble : trop pudique ! Marc s’est mon­tré très déli­cat, cher­chant tous les moyens pos­si­bles pour que je puisse éviter ce nu inté­gral. Cela deve­nait ridicule ! D’ailleurs, la comé­di­enne qui m’a rem­placée pour jouer la pros­ti­tuée a fait cela sans aucun prob­lème, tout naturelle­ment, dès le pre­mier jour des répéti­tions… Une bonne leçon encore une fois.

B. D. : À par­tir de ce moment, la col­lab­o­ra­tion s’est instal­lée et les spec­ta­cles se sont suc­cédés…

N. C. : Oui, et pour­tant il y a eu encore un troisième spec­ta­cle, Atget et Bérénice, où les rap­ports ont été « com­pliqués ». Nous jouions au Fes­ti­val de la pho­togra­phie à Arles. Mon parte­naire, Jean Dautremay, ce comé­di­en sub­lime, m’intimidait énor­mé­ment. J’avais un rôle rel­a­tive­ment impor­tant, assez lourd, que je ne par­ve­nais pas à saisir. Je ne com­pre­nais pas la struc­ture de la pièce et l’écriture était très com­plexe. Michèle ne voulait pas admet­tre qu’il y avait peut-être des prob­lèmes de con­struc­tion, quant à moi je n’étais pas assez crédi­ble à ses yeux pour lui soutenir le con­traire. Je me sen­tais très seule, plus per­son­ne ne me soute­nait, je réal­i­sais l’étendue de mon incom­pé­tence. Blocage ! Jean Dautremay était en out­re quelqu’un d’assez dif­fi­cile­ment gérable. La pre­mière s’est très mal passée. Marc m’a mise en cause dis­ant que j’étais respon­s­able de cet échec, et là j’ai décidé d’arrêter. Je le lui ai dit, et on s’est dis­putés comme un cou­ple dans la cui­sine d’Hubert Nyssen. Je lui ai dit que le théâtre de cette façon-là, je n’en avais rien à faire (quelle provo­ca­tion quand j’y songe !), que je ne voulais plus tra­vailler avec lui. J’étais dégoûtée. Ce fut une époque charnière. À cette époque, et c’est un détail révéla­teur, je n’arrivais pas à appel­er Marc, à le tutoy­er, ni même à le vou­voy­er, je ne le nom­mais pas (c’est d’ailleurs un reproche qu’il m’a fait ce soir-là). C’est égale­ment à cette occa­sion que Michèle m’a fait part de son incom­préhen­sion : pourquoi Marc s’obstinait-il à tra­vailler avec moi ? Il n’avait pas besoin d’une danseuse mais d’une comé­di­enne. Il fal­lait être réal­iste, j’avais échoué. À ce moment-là, il était clair que la col­lab­o­ra­tion était ter­minée : je n’allais plus tra­vailler avec eux.

B. D. : Et pour­tant…

N. C. : Et pour­tant, effec­tive­ment, on a con­tin­ué ! Nous n’avons pas tra­vail­lé ensem­ble pen­dant un petit temps, puis ils m’ont recon­tac­tée mal­gré tout pour Déjanire. Je jouais une jeune femme, Iole, un petit rôle qui me con­ve­nait à mer­veille parce que je ne voulais plus avoir la respon­s­abil­ité d’un spec­ta­cle sur les épaules. J’adorais ce rôle, je me sen­tais à la hau­teur, Marc et Michèle étaient ravis. Mais selon Marc, j’étais arrivée tout de suite avec une propo­si­tion très forte qui avait, paraît-il, désta­bil­isé la comé­di­enne prin­ci­pale. Bref, nous avons mis un cer­tain temps, c’est vrai, à trou­ver une manière har­monieuse de fonc­tion­ner ensem­ble sans que ma présence ne pose prob­lème dans une dis­tri­b­u­tion ! Plus tard, une réelle com­plic­ité est née entre Michèle et moi, j’étais de plus en plus sen­si­ble à son écri­t­ure, sa langue était dev­enue un peu la mienne. Je con­sid­érais le tra­vail que nous fai­sions sur le texte ain­si que le tra­vail dra­maturgique comme de purs bon­heurs. Notre col­lab­o­ra­tion est alors réelle­ment dev­enue pro­duc­tive.

B. D. : Quels sont les avan­tages ou les risques d’une col­lab­o­ra­tion priv­ilégiée comme celle-là ?

N. C. : C’est sim­ple, ils m’ont tout appris : l’exigence, la rigueur, l’investissement, la recherche… J’ai décou­vert ma famille : un théâtre engagé, con­tem­po­rain, dense, sub­til… J’ai égale­ment eu la grande chance de pou­voir abor­der des fig­ures de femme d’une richesse inouïe (Jocaste, Claire Lacombe, Cas­san­dre…). Je crois que je suis peu à peu dev­enue comme le corps, le pen­dant de Marc et de Michèle sur le plateau. C’est très appré­cia­ble et cela facil­i­tait le tra­vail lorsque nous nous retrou­vions avec des comé­di­ens qui, comme moi au début, se sen­taient désar­més face à l’approche que Marc leur pro­po­sait. Voilà pour les avan­tages. Le risque, c’est de se laiss­er enfer­mer dans une seule pra­tique, de ne pas rester ouvert, de ne pas être disponible face à d’autres méth­odes de tra­vail.

B. D. : Marc a en effet la répu­ta­tion d’avoir une approche intel­lectuelle du théâtre. Com­ment te situes-tu par rap­port à cela ?

N. C. : C’est tout à fait exact. Aujourd’hui, cela fait par­tie de moi. Mais il n’y a pas que l’intellect qui inter­vient dans son tra­vail, fort heureuse­ment d’ailleurs. Bien d’autres mécan­ismes obscurs se met­tent en bran­le lorsqu’il est ques­tion de jeu. Ce serait réduc­teur et faux de dire que son théâtre est unique­ment intel­lectuel. J’estime énor­mé­ment le tra­vail de Marc, ain­si que celui de Michèle, c’était une grande chance de les ren­con­tr­er et d’être for­mée par eux.

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Bernard Debroux
Écrit par Bernard Debroux
Fon­da­teur et mem­bre du comité de rédac­tion d’Al­ter­na­tives théâ­trales (directeur de pub­li­ca­tion de 1979 à 2015).Plus d'info
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