Un Ruzzante avec bestiaux

Un Ruzzante avec bestiaux

Le 20 Jan 2006
Cécile Bouillot, Olivier Perrier et Vincent Garanger dans L'ÉCOLE DES FEMMES de Molière, mise en scène de Jacques Lassalle au Théâtre de l'Athénée, Paris, 2001. Photo Ramon Senera, Agence Enguerand
Cécile Bouillot, Olivier Perrier et Vincent Garanger dans L'ÉCOLE DES FEMMES de Molière, mise en scène de Jacques Lassalle au Théâtre de l'Athénée, Paris, 2001. Photo Ramon Senera, Agence Enguerand

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Cécile Bouillot, Olivier Perrier et Vincent Garanger dans L'ÉCOLE DES FEMMES de Molière, mise en scène de Jacques Lassalle au Théâtre de l'Athénée, Paris, 2001. Photo Ramon Senera, Agence Enguerand
Cécile Bouillot, Olivier Perrier et Vincent Garanger dans L'ÉCOLE DES FEMMES de Molière, mise en scène de Jacques Lassalle au Théâtre de l'Athénée, Paris, 2001. Photo Ramon Senera, Agence Enguerand
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Les liaison singulières-Couverture du Numéro 88 d'Alternatives ThéâtralesLes liaison singulières-Couverture du Numéro 88 d'Alternatives Théâtrales
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Yan­nic Man­cel : Par­mi les quelques acteurs que, tout au long de votre car­rière de met­teur en scène, vous avez retrou­vés dans des rôles prin­ci­paux — je pense à Jean Dautremay ou Andrzej Sew­eryn —, c’est Olivi­er Per­ri­er que vous avez choisi pour cet entre­tien. Pourquoi ?

Jacques Las­salle : J’ai des attache­ments, il est vrai. Et par­mi les plus jeunes, vous auriez pu citer Denis Poda­ly­dès… Avec Olivi­er, la rela­tion est anci­enne, mais pas la col­lab­o­ra­tion. Je le voy­ais de loin. J’éprouvais pour lui un sen­ti­ment de fra­ter­nité très pro­fond qui tenait à son his­toire : d’abord enseignant, puis étu­di­ant du CUIFERD de Nan­cy, et enfin, et presque simul­tané­ment, un des mem­bres les plus créat­ifs et les plus pas­sion­nants du Théâtre de l’Espérance. Je suis de plus en plus con­va­in­cu que la com­pag­nie Vin­cent-Jour­d­heuil aura été un immense vivi­er du théâtre français de ces quar­ante dernières années : Desarthe, Clévenot, Dautremay, et bien d’autres…, une par­tie d’entre eux étant d’ailleurs issus de l’École de la Comédie de l’Est. De même que je ne manque jamais une occa­sion de ren­dre hom­mage à Bernard Sobel pour l’originalité et la cohérence de son réper­toire, je ne manque pas non plus la moin­dre occa­sion de saluer Vin­cent et Jour­d­heuil pour la pra­tique d’acteur qu’ils ont instau­rée en France depuis l’articulation des années 60 – 70.

Y. M. : Avez-vous encore en tête votre pre­mier sou­venir d’Olivier Per­ri­er dans ce con­texte ?

J. L. : Oui, il s’agissait de Cap­i­taine Schelle, cap­i­taine Eçço de Rez­vani. Olivi­er y jouait une sorte de chef révo­lu­tion­naire échap­pé des soutes et pro­po­sait avec ce per­son­nage une fig­ure physique­ment ter­ri­ble du jusqu’au-boutisme révo­lu­tion­naire. Puis je l’ai retrou­vé dans le rôle de Woyzeck, mis en scène par Vin­cent. Et beau­coup plus tard chez Lang­hoff, dans une for­mi­da­ble inter­pré­ta­tion du Lopakine de La Ceri­saie que j’avais pro­gram­mée à Stras­bourg. Peu à peu, un dia­logue s’était instau­ré entre nous, par­fois tri­an­gu­laire quand s’y joignait Michel Vinaver. Nous nous ren­con­tri­ons de temps à autre à la faveur de quelques col­lo­ques sur le théâtre con­tem­po­rain ou le théâtre dit « du quo­ti­di­en ». Mais c’est l’acteur en lui qui me fasci­nait, mag­nifique, extra­or­di­naire­ment pré­cis et rigoureux, qui ne sac­ri­fi­ait jamais le sens ni le par­ti pris d’interprétation de l’œuvre à je ne sais quelle hys­térie du jeu. Ce très sin­guli­er Olivi­er avait doté le théâtre français d’une sorte d’acteur médié­val, de « jon­gleur » aurait pu dire Dario Fo, mais avec ani­maux : un Ruz­zante avec cheval, vache et tru­ie. Car il faut évo­quer cette curieuse rela­tion qu’Olivier le rur­al, l’Auvergnat, l’enfant de Héris­son, entre­tient avec le monde paysan et son « bes­ti­aire », au sens le plus noble et le plus sym­bol­ique du terme. Il fal­lait voir cet auteur, met­teur en scène et acteur — mais ces mots ont-ils encore un sens dans la sin­gu­lar­ité d’une telle démarche ? —, véri­ta­ble parte­naire de ses bes­ti­aux dans les qua­tre ou cinq spec­ta­cles qu’il a enchaînés après Les Mémoires d’un bon­homme : dans la car­togra­phie du théâtre français des années 70 – 80, il y avait là quelque chose d’incroyablement éton­nant. Pour une fois, le sno­bisme ambiant fai­sait bien les choses, et Olivi­er pas­sait sans sour­ciller des granges auvergnates aux ors et aux tapis rouges de la République et de ses plus grandes insti­tu­tions : imag­inez la bétail­lère sta­tion­née au pied de l’Odéon ! Tout cela cohab­i­tant avec un amour de la langue qui peut aller jusqu’au scrupule. Quand je lui ai pro­posé de jouer Molière, son pre­mier réflexe a été de défense et d’humilité : « Ah non, Molière, j’ose pas… » Parce qu’il y a chez lui comme chez les enseignants laïcs de la IIIᵉ République, aux­quels orig­inelle­ment il reste lié, une exi­gence, je dirai même une « reli­gion » de l’écrit et de la pen­sée. Yan­nic Man­cel est con­seiller artis­tique et lit­téraire au Théâtre du Nord (direc­tion Stu­art Sei­de). Il enseigne l’histoire du théâtre et la dra­maturgie à l’Université Charles-de-Gaulle Lille III, ain­si qu’au Stu­dio Théâtre de Dunkerque et à l’École Pro­fes­sion­nelle Supérieure d’Art Dra­ma­tique du Théâtre du Nord. Il est aus­si mem­bre du comité de rédac­tion d’Alter­na­tives théâ­trales.

Y. M. : De quelle pièce et de quel per­son­nage s’agissait-il ?

J. L. : D’abord un dip­tyque com­posé de deux cour­tes farces, Le Cocu imag­i­naire et Le Mariage for­cé, dans lequel Olivi­er jouait les deux Sganarelle. En réal­ité, nous n’avons tra­vail­lé ensem­ble que trois fois : pour ces Sganarelle de Molière, pour Tout comme il faut, pièce peu jouée de Piran­del­lo, et enfin plus récem­ment pour l’Arnolphe de L’École des femmes. Or à cha­cune de nos ren­con­tres, ce qui m’a le plus émer­veil­lé est ce va-et-vient per­ma­nent chez Olivi­er entre le théâtre et la vie, cette façon si sin­gulière dont récipro­que­ment l’un se nour­rit de l’autre. Un exem­ple par­mi d’autres : s’il n’y avait pas eu ce mag­nifique rôle de maître de chai, éleveur de Cognac dans le film Les Des­tinées sen­ti­men­tales d’Olivier Assayas, dou­blé de son expéri­ence alsa­ci­enne, Olivi­er ne serait peut-être pas aujourd’hui le dis­til­la­teur de whisky qu’avec pas­sion il est devenu. C’est une chose qui me comble et que je vis moi-même comme une utopie : à la base de tout, un soupçon rad­i­cal du théâtre, et dans le même temps la cer­ti­tude que c’est à par­tir de ce soupçon même, de cette non-allégeance, de cette extrater­ri­to­ri­al­ité que le théâtre peut se con­stru­ire. Lorsque, dans cette sai­son inter­mé­di­aire 91 – 92 où j’étais déjà admin­is­tra­teur du Français mais où mon suc­cesseur au TNS n’était pas encore nom­mé, j’ai souhaité présen­ter ce dip­tyque des Sganarelle, j’aurais pu songer à Jean Dautremay, qui de Molière a aus­si la verve et la colère, mais Olivi­er Per­ri­er s’est imposé d’évidence comme le grand acteur moliéresque, dès qu’il s’agit de reli­er Molière à la grande tra­di­tion du tréteau de plein vent. Olivi­er Per­ri­er est, dans sa généra­tion d’acteurs, le garant de la fil­i­a­tion Ruz­zante – Arle­quin – Sganarelle, celui qui a le mieux assim­ilé la leçon brechti­enne de la dis­tance et du ges­tus, celle de Dario Fo aus­si, tou­jours à cheval entre le jeu et le réc­it, entre la cita­tion et l’incarnation. Et puis ce qui est mer­veilleux chez lui, enfin, c’est la place amoureuse de l’objet. Il est avec les objets comme avec les bêtes. Une bouteille, un chan­vre, dans ses mains devi­en­nent une fête poé­tique et sen­suelle. Il les fait vivre. Quand Olivi­er, assis à l’avant-scène, face au pub­lic, déguste une gorgée de vin rouge et se délecte de la langue de Molière, les deux actions par­ticipent soudain de la même sen­su­al­ité gus­ta­tive.
Plus tard, à une péri­ode de ma vie où je ne trou­vais plus ma place dans le théâtre pub­lic, j’ai été amené à pro­pos­er au Théâtre Héber­tot une admirable pièce de Piran­del­lo, Tout comme il faut, totale­ment oubliée depuis sa révéla­tion par Dullin dans les années 30. J’ai donc demandé à Olivi­er d’incarner la fig­ure ter­ri­ble de ce séna­teur fas­cisant, embar­qué dans la con­quête mus­solin­i­enne du pou­voir, mais qui détourne ce pou­voir au ser­vice de sa vie per­son­nelle, un per­son­nage vul­nérable, frag­ile, atten­dris­sant, mais aus­si infâme puisque duplice…

Y. M. : Dans quelle humeur tra­vaillez-vous ensem­ble, ten­sion ou sérénité ?

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Écrit par Yannic Mancel
Après l’avoir été au Théâtre Nation­al de Stras­bourg puis au Théâtre Nation­al de Bel­gique, Yan­nic Man­cel est depuis...Plus d'info
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