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Le 15 Jan 2006

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Les liaison singulières-Couverture du Numéro 88 d'Alternatives ThéâtralesLes liaison singulières-Couverture du Numéro 88 d'Alternatives Théâtrales
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les légen­des témoignent de ce que, entre deux êtres, .tout peut par­fois se jouer lors de la pre­mière ren­con­tre. Or, David, ce jour-là, m’avait enfer­mé dans un cylin­dre, un cylin­dre noir qui n’était pas sans me rap­pel­er le cachot noir de mon enfance, celui où mon grand-père aimait à m’enfermer, « pour me calmer », dis­ait-il.
Et ce cylin­dre dans lequel j’étais enfer­mé la pre­mière fois que je vis l’acteur David War­rilow avait cinquante mètres de pour­tour et seize de haut, « pour l’harmonie », pré­tendait-il, et il nous démon­tra qu’il ne nous servi­rait à rien de ten­ter une sor­tie ; et si je dis nous, c’est que nous étions soix­ante-quinze dans le cylin­dre, et que, quand bien même nous parvien­dri­ons à fuir (et ce ne pour­rait être qu’au prix d’excessives acro­baties), cela ne nous mèn­erait nulle part, puisqu’il n’y avait rien à voir à l’extérieur, et que, donc, nous devions nous con­tenter d’être là, sim­ple­ment là, dans l’attente du coup de sif­flet final. Dans le même temps où il prononçait notre con­damna­tion à vie, l’acteur War­rilow manip­u­lait soix­ante-quinze petits bon­shommes, de petits bon­shommes nus de qua­tre ou cinq cen­timètres enfer­més eux-mêmes dans un cylin­dre en tout point com­pa­ra­ble au nôtre, à l’échelle comme on dit, et à l’issue de sa démon­stra­tion, il se dénu­da et vint s’asseoir par­mi nous, plus pré­cisé­ment à côté de moi qu’il ne con­nais­sait pas, et ensem­ble nous regardâmes alors ce que Beck­ett, dans le dépe­u­pleur, appelle le Nord, à savoir l’entrejambe ouvert d’une femme, et je crois me sou­venir que c’est sur cette ultime image, celle donc de la porte d’entrée du cylin­dre, mais qui ne pou­vait en aucun cas servir d’issue de sec­ours, que la lumière, déjà pass­able­ment jaune sale, vira au noir.
Dans l’intervalle, un pro­fond boule­verse­ment s’était opéré en moi, tout comme, je pense, en d’autres petits bon­shommes, mais habil­lés, que nous étions. J’avais, je crois, com­pris la belle obscénité de ma vie, de toute vie, et mon exis­tence, je l’ai, je crois, conçue depuis comme un défi, le plus beau des défis, puisque le seul qui soit gra­tu­it et indis­cutable­ment voué à l’échec, oui, grâce au dépe­u­pleur, je venais de com­pren­dre que si mon grand­père m’enfermait régulière­ment dans un cachot noir, ce n’était pas qu’il pen­sait à mal, non, du tout ; c’était, à l’image des rites des Indi­ens wayana de la forêt ama­zoni­enne, pour m’initier au silence et à la mort, faire du silence et de la mort, mes enne­mis jusqu’alors, de sin­guliers bien que déli­cats com­plices depuis ; et je com­pris, dans le même temps, que les ver­tus du mono­logue intérieur étaient bien supérieures aux dia­logues de sourds, et notam­ment aux dia­logues de sourds quo­ti­di­ens que j’avais avec mon aïeul, lesquels avaient le don de le met­tre hors de lui, et donc de me con­duire au cachot, « pour me calmer », répé­tait-il en tour­nant la clé.
Or, ce n’est pas à Beck­ett, du moins à lui seul, que je devais de telles révéla­tions, mais à l’acteur War­rilow, puisque la représen­ta­tion avait lieu en anglais, une langue qui con­tin­ue aujourd’hui de m’être absol­u­ment étrangère, une langue qui m’a tou­jours ren­du sinon muet, du moins bègue, ce que je dois là encore à celui que j’appelle aujourd’hui le Vieux, lequel m’imposait l’écoute quo­ti­di­enne de Radio-Moscou sur ondes cour­tes, et pour qui la langue anglaise était celles des Yan­kees, du plan Mar­shall et de Mlk Mon­roe. Mais, et pour ce seul soir-là (c’était à Saint-Denis, dans le cadre du fes­ti­val d’Automne de Michel Guy, au Théâtre Gérard-Philipe alors dirigé par René Gon­za­lez), l’anglais devint ma langue, j’ose dire natale : je com­pre­nais tout, les mots de l’auteur s’imprégnaient en moi, leur sens me par­ve­nait par la seule musique, et la musique était inter­prétée par ce soliste dont une heure avant j’ignorais encore jusqu’au nom.
C’est donc en anglais et grâce à David que l’illumination me parvint : mon enfance, que j’exécrais jusqu’alors, avait été une pure mer­veille.
Quelques années plus tard, ce même acteur, que je con­nais­sais, mais qui, lui, ne me con­nais­sait pas, était assis dans une baig­noire. C’était à Bobigny, un dimanche après-midi ; il inter­pré­tait Marat, et à l’issue de la représen­ta­tion, j’allai le rejoin­dre dans sa loge, je lui don­nai un petit livre blanc, un texte de Robert Pinget, L’Hypothèse, je lui demandai de bien vouloir le lire, je désir­ais en effet le présen­ter au fes­ti­val d’Avignon, et je lui con­seil­lai, avant que de me don­ner une réponse, met­tons, le mois suiv­ant, de le lire lente­ment, lente­ment et à haute voix, et c’est alors que nos regards se sont croisés, pour la pre­mière fois, puis il a ouvert le livre, et ses yeux se sont ain­si trou­vés con­fron­tés à un ensem­ble de car­ac­tères gras, un ensem­ble com­pact d’une trentaine de pages, sans ponc­tu­a­tion ni para­graphe ; il regar­dait, il souri­ait en regar­dant, puis il le refer­ma, et : « Je crois que si je le lis, je ne pour­rais que vous dire non, alors dis­ons que je le fais. » Nous sommes ensuite sor­tis, il neigeait, et avant de par­tir, il me deman­da de le rap­pel­er à New York dans deux mois, et comme je lui demandais ce qu’il pen­sait de ce Marat, alors il a ri, et pour la pre­mière fois j’entendis ce rire, son rire, et il par­tit en courant vers le métro, affublé de son para­pluie et chaussé de ses iné­narrables Clarks, et c’est là que j’ai pen­sé à Mon­sieur Hulot, là que j’ai su que cet homme qui courait incar­nait plus que l’alliance du grave et du léger : leur fusion. Aujourd’hui que j’écris cela, je ne peux tou­jours pas m’expliquer le pourquoi de son oui ce jour-là, ce oui don­né à un être qu’il ne con­nais­sait pas, sinon par les mots de Walser, ceux du con­te : « Il y avait une fois des flo­cons de neige qui volaient, parce qu’ils ne savaient rien faire de mieux, et descendaient sur la terre. Beau­coup atter­rirent sur des toits et restèrent là où ils étaient, d’autres atter­rirent sur les cha­peaux et les man­teaux de pas­sants pressés et restèrent là où ils étaient, quelque­suns, pas beau­coup, atter­rirent sur un cheval qui attendait devant sa char­rette, sur les yeux fidèles et doux d’un cheval, et restèrent posés là sur ses longs cils ; un flo­con entra par une fenêtre mais l’histoire ne dit pas ce qu’il fit ensuite ; en tout cas, il res­ta là où il était. » Ce jour de neige, j’avais sans doute été ce flo­con-là pour lui, tout comme il l’avait été pour moi quelques années avant dans son cylin­dre du dépe­u­pleur, et nous allions, neuf années durant, être appelés tous deux à fon­dre dans ces boîtes noires que sont les théâtres.
[…]
Avec le peu de recul qui est le mien aujourd’hui, j’avancerai que, peut-être, nous avions en com­mun ce choix tardif qui fut le nôtre — et au même âge : trente-six ans — de chang­er tout de notre vie pour nous con­sacr­er exclu­sive­ment au théâtre, et que, inévitable­ment, lorsque ce choix se révèle être aus­si tardif, c’est que soit ce qui a précédé a été épuisé ou n’a pas sat­is­fait, soit que l’appel a répon­du à un impératif tel que c’est trop fort, et alors et mal­gré les peurs il faut y aller, il n’est plus pos­si­ble de reculer ; oui, peut-être, prob­a­ble­ment, nous sommes venus au théâtre comme d’autres entrent dans les ordres : ils ne peu­vent plus rien faire d’autre, et c’est finale­ment leur seul moyen de con­tin­uer d’être là, présents au monde, mais c’est aus­si le choix d’aller au plus pro­fond de l’aventure intime et de la quête de soi. C’est cette aven­ture-là, intérieure et qui repose sur la con­science de l’éphémère, non seule­ment du théâtre mais prin­ci­pale­ment de la vie, à laque­lle nous avions don­né le nom de « tra­vail ». « Notre tra­vail ! », dis­ait-il tou­jours.
[…]
On peut dire de l’acteur War­rilow qu’il était un chaman, tant il avait une expéri­ence mys­tique du verbe ; c’est le verbe qui l’incarnait, lui, War­rilow, le verbe qui lui don­nait un corps (jamais il n’avait d’a pri­ori sur le corps de son per­son­nage, lequel ne se con­sti­tu­ait qu’au fil de l’exploration du texte).
[…]
Notre « tra­vail » impli­quait une absolue con­fi­ance en l’autre, sa totale lib­erté. Je sais n’avoir jamais, en neuf ans, indiqué un geste ou une into­na­tion à David, cela d’ailleurs l’aurait fait sourire ; de même, je n’ai pas sou­venir qu’il soit jamais inter­venu sur ma lec­ture d’une œuvre et les options scéno­graphiques qui en résul­taient. Et ce n’était évidem­ment pas là une ques­tion de ter­ri­toire (nous avions la même hor­reur des bar­belés), mais la volon­té de préserv­er l’univers de cha­cun, son iden­tité, de per­me­t­tre à l’autre de pour­suiv­re son chemin, ce chemin vers ce que Rilke appelle « sa pro­pre mort ».

David Warrilow dans L'HYPOTHÈSE de Robert Pinget, mise en scène Joël Jouanneau. Photo Brigitte Enguerand.
David War­rilow dans L’HYPOTHÈSE de Robert Pinget, mise en scène Joël Jouan­neau. Pho­to Brigitte Enguerand.

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Écrit par Joël Jouanneau
Joël Jouan­neau est auteur et met­teur en scène. À par­tir de 1990 et jusqu\\\‘en 2003, il est artiste...Plus d'info
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