Bartabas et l’idée du nomade

Bartabas et l’idée du nomade

Le 17 Juil 2006
BATTUTA, THEATRE ÉQUESTRE ZINGARO de Bartabas, Fort d’Aubervilliers, Paris, 2006. Photo Marc Enguerand.
BATTUTA, THEATRE ÉQUESTRE ZINGARO de Bartabas, Fort d’Aubervilliers, Paris, 2006. Photo Marc Enguerand.

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BATTUTA, THEATRE ÉQUESTRE ZINGARO de Bartabas, Fort d’Aubervilliers, Paris, 2006. Photo Marc Enguerand.
BATTUTA, THEATRE ÉQUESTRE ZINGARO de Bartabas, Fort d’Aubervilliers, Paris, 2006. Photo Marc Enguerand.
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AU RETOUR du Japon, au print­emps 2005, il racon­te la pre­mière his­toire ; celle d’un vieil arti­san de Tokyo qui insiste pour l’inviter chez lui et lui offrir le thé céré­moniel. Après avoir bu plusieurs gorgées du breuvage, l’hôte lui fait signe de ten­dre l’or­eille. Une chute retenue de gouttes d’eau, écla­tant sur des pier­res, com­pose une mélodie dont l’or­eille, dis­traite ou atten­tive, se délecte. À côté de la pièce du minus­cule apparte­ment, au rez-de-chaussée de tours de quinze étages et dans la courette grande comme un mou­choir de poche, un dis­posi­tif, imag­iné par le Japon­ais philosophe, pro­cure l’il­lu­sion sonore de La cas­cade dans une nature vierge. À Jodh­pur, dans le jardin du regret­té Komal Kothari, le musi­co­logue indi­en du Rajasthan, Bartabas demeure assis de longues heures, tétanisé par tous ceux qui arrivent du désert de Sind et font une halte dans la mai­son amie. Par­mi eux, sous leurs volu­mineux tur­bans de voile de coton, les musi­ciens Lan­gas et Man­ga­niars qui jouent pour leur maître-pro­tecteur et se tuent sut les march­es des palais lorsque leur chant a cessé de lui plaire. Par un léger signe de main ou un bat­te­ment de paupières, il ne peut s’empêcher de dévoil­er sa préférence pour le son le plus étranger, pour la voix la plus loin­taine. Sans doute se livre-t-il, sur Le champ, à une expéri­ence de dépouille­ment de ce qui con­stitue son champ de sen­sa­tions intimes.

Il laisse croire qu’il ne con­naît ni les modes indi­ens, ni les micro-tons ni la com­plex­ité des mélismes, ni les rythmes aux temps incon­grus pour les occi­den­taux. Pour­tant ses choix devi­en­nent des révéla­teurs, dans la mesure où le son engen­dré provo­quera des ques­tion­nements chez les futurs audi­teurs occi­den­taux. Dans les espaces desséchés du Nord de l’Inde, les voix, les cordes des kaman­cha, les claque­ments des kar­tal de bois, font naître des ondes liq­uides qui désaltèrent et rafraîchissent les peaux, les mus­cles, les sangs. Les musi­ciens, qui vien­nent du fond des temps, et dont les rêves se for­gent autour d’oasis et de lacs, le recon­nais­sent comme un chef et, sur le champ, le nom­ment Bar­ta Khan.

Où se situe le loin­tain dans la musique coréenne ? Les tim­bres des instru­ments à vent ou des cordes sub­tiles d’un ensem­ble sir­awi, dont les très larges ambi­tus pro­jet­tent, par saut ou glisse­ments démesurés, la con­science de l’espace vers des ter­ri­toires en ges­ta­tion, met­tent Bartabas dans un état d’attente. Cette espérance du moment révéla­teur va se dévoil­er lorsque la chanteuse de p’an­sori enton­nera une mélodie de sa « voix de sang ». Comme tous les musi­ciens qui se des­ti­nent à exé­cuter un p’an­sori, cet « opéra à un seul acteur » et qui peut dur­er six heures, elle a subi un appren­tis­sage que beau­coup qual­i­fieraient d’inhumain ; celui d’exercer sa voix devant une chute d’eau et d’essayer d’en domin­er le vacarme. Les cordes vocales s’irritent, gon­flent, cèdent sous l’ef­fort et finis­sent par saign­er. La cica­tri­sa­tion qui laisse des traces con­fère au chanteur ou à la chanteuse un tim­bre très par­ti­c­uli­er où l’enrouement n’empêche pas de jouer avec d’infinies sub­til­ités de pas­sages de voix de poitrine à faus­set. Ce son, à la fois mélodique et brisé qui sem­ble jail­lir d’un monde des orig­ines, développe un pathos qui fait jail­lir Les larmes des audi­teurs.

Le froid envahit les cel­lules du monastère accroché à une paroi rocheuse de la mon­tagne du Bhutan. Une odeur de beurre rance flotte dès le matin, alors que les sons métalliques des cloches tin­tent et que réson­nent les élé­ments osseux des tam­bours à boules fou­et­tantes for­més de deux calottes crÂni­ennes humaines accolées. Les moines, vêtus d’une robe grenat, se ren­dent en file dans la salle de prière et s’in­stal­lent, assis en tailleur devant des livres aux pages de bois. Leurs bras nus se croisent sans fris­son sur leurs genoux tan­dis qu’un bour­don sonore sem­ble s’élever des pier­res, du vent tour­nant dans les anfrac­tu­osités ou les poitrines. La bouche des renonçants devient source de vie car elle laisse pass­er les souf­fles les plus étranges, dans la puis­sance comme dans la sub­til­ité. Les deux émis­sions vocales simul­tanées des gens de l’Asie Cen­trale, Mon­golie, Altaï, Tou­va et Tibet, appelées, ici et là, diphonie, khomei, « voix de guim­barde » ou « voix de gorge » restent le signe de la plu­ral­ité des mon­des dans l’unité cos­mique, per­due aujourd’hui par les civil­i­sa­tions de la tech­nolo­gie. Plus tard, le son des trompes téle­scopiques dungchen ébran­le la mon­tagne. « Le toit du monde » frémit car des créa­tures mon­strueuses vien­dront tour­menter ou apais­er les humains. La musique organique des moines tibé­tains établit un indé­fectible lien entre tous les élé­ments de l’univers. Bartabas se retrou­ve dans une atmo­sphère chamanique. Celle-ci lui est dev­enue presque famil­ière. Peut-être a‑t-il appris lui aus­si à com­mu­ni­quer avec les bêtes et les plantes ? En mai 2005, la Tran­syl­vanie et la Mol­davie le tien­nent en éveil. Juché sur un tabouret entre les bosquets et les char­rettes du vil­lage de Cuevas, près des vio­lonistes tsi­ganes qui sen­tent l’ail et le feu de bois, ou appuyé con­tre un tronc d’arbre tout près de l’embouchure des cuiv­res pour s’éclabousser des éclats toni­tru­ants de la fan­fare mol­dave Shukar de Zezé Pra­ji­ni, il respire cette musique nomade qui, depuis des siè­cles, agglu­tine les courants sonores des ter­res de l’Asie et de l’Europe tra­ver­sées par des groupes migra­teurs, et qui sem­ble le régénér­er.

Une anec­dote sig­ni­fica­tive en Roumanie. L’encom- brante voiture où nous nous entas­sons cahote sur un chemin de terre. Une pouliche, attachée à un pieu par un long lien de corde, tra­verse la piste et, affolée, barre la route en refu­sant de bouger. Bartabas descend du véhicule et avançant la main, il lui sourit. La pouliche vient met­tre son nez dans le cou de cet étranger qui la con­duit sur le talus en face. Un lan­gage d’impalpables signes se met en place en un instant. Il fonc­tionne.

Dif­fi­cile de dire si Bartabas éprou­ve des émo­tions. « Une émo­tion et tout est dit, comme si l’émotion était une fin », s’exclame Jean Duvi­g­naud dans LA RUSE DE VIVRE. Et il cite « le jeune Sartre dans un texte que sa notoriété ultérieure a fait oubli­er : l’é­mo­tion n’est pas une banale affec­tion des sens, elle est une con­duite qui ani­me tout l’être, pris­on­nier d’une sit­u­a­tion ou de ces pièges que tend le hasard — une « con­duite mag­ique », la genèse d’une muta­tion créa­trice de com­porte­ments divers. Un change­ment de soi et de l’univers, bien enten­du, inef­fi­cace, comme toute magie ».

Il ressent plutôt les légères sec­ouss­es d’auto- appro­ba­tion lui sig­nifi­ant qu’il ne s’é­gare pas. Où mène le chemin qu’il suit ? Il se détecte à peine dans sa vie, mais se des­sine dans les spec­ta­cles qu’il crée avec les écuy­ers, les danseurs, les voltigeurs, les pale­fre­niers et toute la gente au ser­vice des seigneurs-chevaux, énig­ma­tiques créa­tures, points de repère dans l’errance de tous les nomades, ani­maux-gar­di­ens des chamanes, témoins impas­si­bles de l’Ur-Welt. Eux qui repo­saient, voici des mil­lions d’an­nées, sur la plante de leurs pieds, ne touchent plus le sol que du bout de l’ongle.

Ils mutent lente­ment vers la légèreté du danseur, indis­pens­able à la spir­i­tu­al­ité de Niet­zsche. Et Bartabas voudrait bien goûter à ce monde des orig­ines où tous les chaos, toutes les béances deviendraient des jail­lisse­ments à l’ex­is­tence. Comme beau­coup de ses con­tem­po­rains, il en éprou­ve une nos­tal­gie, car tous savent que le point de non-retour est atteint. À la manière des mys­tiques, il cherche la clef d’un par­adis per­du. Et ce sésame, il le trou­ve par­fois, grâce aux musiques de l’univers qui tournoient autour de lui et lui envoient des signes. Elles lui mon­trent les couleurs de peau et les gestes, la chaleur du ven­tre et l’allure des déplace­ments des êtres vivants, les vête­ments et les parures, les nour­ri­t­ures et les bois­sons, les colères et les ten­dress­es, les sourires et les pleurs.

Ain­si, depuis plus de quinze ans, vien­nent à l’ex­is­tence les spec­ta­cles de CABARET ÉQUESTRE, d’OPÉRA ÉQUESTRE, de CHIMÈRE, d’É­CLIPSE, de T’RIPTYK, de LOUNGTA et de BATTUTA. Les chevaux atten­dent à Aubervil­liers celui qui apportera régulière­ment l’in­spi­ra­tion corsetée par les musiques qui vont imprégn­er leurs oreilles pen­dant les mois de répéti­tion. Peut-être guet­tent-ils l’in­ter­mé­di­aire aux mains douces qui les mèn­era sur la piste des songes. L’in­termédi­aire, le medi­um, celui qui incite à la médi­ta­tion ou entrée dans les mon­des cachés, le médecin tou­jours d’origine sacrée, qui restau­re les esprits et Les corps. des noms que Bartabas pour­rait porter au retour de ses chas­s­es sonores !

BATTUTA, THEATRE ÉQUESTRE ZINGARO de Bartabas, Fort d’Aubervilliers, Paris, 2006. Photo Marc Enguerand.
BATTUTA, THEATRE ÉQUESTRE ZINGARO de Bartabas, Fort d’Aubervilliers, Paris, 2006. Pho­to Marc Enguerand.

Bartabas explore, par Le son, l’autre, celui qui se trou­ve près de lui ou celui qu’il va chercher loin de sa car­a­vane. Les bruits, les musiques, les soupirs, les silences lui four­nissent des infor­ma­tions rich­es. Lorsqu’elles se font lan­goureuses, elles soulig­nent la joie ou l’élan d’amour, lorsqu’elles jouent à se mon­tr­er entraf­nantes, elles cul­tivent le doux-amer, cet étrange pavot qui trou­ble l’entendement.

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Écrit par Françoise Gründ
Françoise Gründ aété direc­trice du Fes­ti­val des Arts Tra­di­tion­nels de Rennes, de la Mai­son des Cul­tures du Monde...Plus d'info
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