Deux et l’argile

Deux et l’argile

Le 24 Juil 2006
Phase préparatoire de PASO DOBLE de Miquel Barceló et Josef Nadj, Église des Célestins, Avignon, mai 2006. Photo Rémi Nicolas.
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LE PASO DOBLE auquel se livrent Josef Nadj et Miquel Barceló dans l’église des Célestins à Avi­gnon échappe à toute déf­i­ni­tion, à toute caté­gorie. Ce n’est ni un spec­ta­cle, ni même une per­for­mance. Peut-être un événe­ment… une « pièce », au sens où on le dit d’un élé­ment con­cret dans une série, en l’occurrence d’une œuvre qui se réalise dans le champ de l’art.

Une œuvre d’art oui, sans doute. Dégagée, c’est-à-dire indemne de ce que Barceló lui-même appelle la « logique fétichiste du tableau ». Puisque, après coup, rien n’en sub­sis­tera sinon quelques images, quelques traces mémorielles. Puisque, dès l’origine, son efface­ment, sa dis­pari­tion est inscrite dans son pro­jet même.

Alors… une ren­con­tre en tout cas, une dou­ble con­fronta­tion avec l’argile, un défi et une expéri­ence de partage, l’ouverture d’un espace, d’un ter­ri­toire qui mobilise tous les sens et qui con­jugue la danse, le théâtre, les arts plas­tiques. Et puis le son et la lumière.

Pre­miers pas

Miquel Barceló : Je ne sais plus com­ment nous avons évo­qué la pos­si­bil­ité de nous lancer ensem­ble dans ce pro­jet. Nous n’en avons pas beau­coup par­lé et, pour cha­cun de nous, le point de départ de cette aven­ture est dif­férent, je crois. Ces dernières années, je voy­ais les pièces de Josef lorsqu’elles pas­saient à Paris et Josef venait sou­vent dans mon ate­lier : il suiv­ait mon tra­vail et il fai­sait des pho­togra­phies, de dessins sur les murs ou de frag­ments de tableaux…

Josef Nadj : De mon côté, tout a com­mencé par ma plongée dans l’univers plas­tique de Miquel : il m’a per­mis, non seule­ment de venir dans son ate­lier, mais d’y rester longtemps, plus longtemps qu’on ne peut le faire dans une expo­si­tion, d’être directe­ment en con­tact, en présence des œuvres, de sen­tir leur odeur, d’observer le relief, de recueil­lir des cen­taines d’informations qu’il est impos­si­ble de percevoir autrement. J’ai vu aus­si des œuvres en devenir, des œuvres encore ouvertes, et c’est une chance extra­or­di­naire de pou­voir vivre ça.

Mon his­toire avec l’argile remonte très loin puisqu’il y en a beau­coup dans ma région natale et que j’ai tou­jours aimé cette matière. Déjà dans Woyzeck1, nous l’avons util­isée sur les cos­tumes et en guise de maquil­lage, nous la por­tons, nous jouons avec.

Au fur et à mesure que j’approchais l’œuvre de Miquel, que je voy­ais quel rap­port il avait avec l’argile, l’envie a gran­di en moi d’aller plus loin dans mon pro­pre rap­port avec cette matière par le biais d’une expéri­ence à inven­ter.

M. B. : Quand nous avons com­mencé à par­ler de l’argile, je m’imaginais que je resterais à l’extérieur et que les danseurs seraient comme des exten­sions de ma main. Avec Peter Gemza, on a fait un pre­mier essai à Vietri sul Mare2, un essai qui n’était pas mal d’ailleurs, même s’il était un peu prévis­i­ble. Mais, peu après, au moment où je suis venu chez lui à Kanizsa3, Josef a pro­posé que nous soyons ensem­ble, lui et moi, dans l’espace. Au début, j’étais plutôt réti­cent, mais il a insisté.

J. N. : J’avais fait appel à Peter, un danseur de ma com­pag­nie dont je suis très proche, car je voulais pour­suiv­re avec lui une recherche sur la notion de dou­ble. Mais dès le pre­mier acte à Vietri, je me suis ren­du compte que sa présence ajoutait trop d’ouvertures à cette matière de désir ou de pos­si­bil­ité déjà si riche en elle-même. Par ailleurs, c’était d’emblée une évi­dence pour moi : lorsque j’ai fait à Miquel cette propo­si­tion, je l’invitais du même coup à partager mon espace, l’espace de la représen­ta­tion. Mais je n’étais pas sûr de sa réac­tion, j’ai donc préféré lui laiss­er le temps d’accepter cette dimen­sion du pro­jet.

M. B. : En soi, le principe d’une col­lab­o­ra­tion était déjà assez nou­veau pour moi. Mon tra­vail est plutôt soli­taire et, il y a deux ans, je n’aurais jamais par­ié sur ma capac­ité à me lancer dans une aven­ture pareille. C’est grâce à Josef, à sa per­spi­cac­ité que nous avons pu le faire.

J. N. : Je suis con­stam­ment à la recherche de nou­veaux espaces. Et c’est parce que j’ai entre­vu des pos­si­bil­ités dans l’univers et la démarche de Miquel que je suis allé sur son ter­ri­toire et que je me suis ori­en­té vers ce pro­jet. Je suis en con­tact avec de nom­breux pein­tres dont j’aime le tra­vail, mais chez aucun il n’y a ce rap­port physique, cet engage­ment. Alors, quand j’ai vu les pho­tos de Miquel en train de marcher sur son tableau, ses œuvres en céramique ou son tra­vail pour la Cathé­drale de Pal­ma, tout cela com­biné à mon expéri­ence a pro­duit une étin­celle. La pos­si­bil­ité était là, il suff­i­sait de la dis­cern­er, de la recon­naître.

Pour moi, tout l’enjeu de cette expéri­ence tient dans l’idée de mon­tr­er le geste par lequel l’image, l’œuvre advient. Autrement dit, la par­tie cachée de l’engagement. Parce que le pein­tre, le sculp­teur fait atten­tion à l’effet, au résul­tat, jamais au geste qui le pro­duit. Et que c’est tou­jours l’œuvre achevée qu’on donne à voir, pas les étapes qui précè­dent. Alors qu’ici, dans cet espace de représen­ta­tion, nous mon­trons les étapes suc­ces­sives avec ces cen­taines de détails qui défi­lent dans la durée devant des yeux qui perçoivent. C’est cela qui, for­cé­ment, crée une dra­maturgie et fait que l’œuvre pic­turale peut devenir une œuvre dra­ma­tique.

La forme du geste, le geste du pein­tre

M. B. : Cela m’oblige à repenser le geste, la matière, ce qui est très salu­taire. En fait, je ne me vois jamais en train de pein­dre. J’ai fait autre­fois de nom­breux tableaux qui représen­taient le pein­tre dans son ate­lier et j’accentuais tou­jours sa présence physique : j’en fai­sais un assas­sin de Michelan­ge­lo, un guer­ri­er, avec des mus­cles très exagérés, gon­flés, rac­cour­cis. Comme si l’acte de pein­dre était une vraie bataille. Le geste était donc dans le tableau, mais d’une manière totale­ment exces­sive.

La plu­part du temps, je tra­vaille par terre et c’est pour moi une chose hon­teuse : j’ai sou­vent l’impression de faire sem­blant, comme si pein­dre des tableaux par terre ce n’était pas vrai­ment de la pein­ture. Je n’ai jamais aimé qu’on me regarde tra­vailler, ça me bloque. Alors cette expéri­ence avec Josef m’amène à rompre un énorme tabou. Mais comme elle est en quelque sorte rit­u­al­isée, elle devient pos­si­ble.

J. N. : Du même coup, tu décou­vres que ton œuvre con­te­nait déjà une dimen­sion théâ­trale, rit­uelle. En ce qui me con­cerne, je voulais vrai­ment essay­er de vivre l’œuvre de Miquel de l’intérieur. Jusque-là, mon degré de prox­im­ité avec elle était de plus en plus grand, mais je restais à l’extérieur. L’étape suiv­ante, c’était d’y entr­er physique­ment, sans pour autant la désacralis­er. Le défi con­sis­tait donc à trou­ver une présence, des gestes justes pour l’aborder en pro­fondeur. À trou­ver les gestes orig­inels, pri­mor­diaux que ses tableaux me sug­gèrent.

À la source. La Cat­e­dral bajo el mar

M. B. : Lorsque j’ai fait cet énorme tra­vail en céramique pour la Cathé­drale de Pal­ma, j’avais instal­lé un grand mur d’argile en plan incliné, sur lequel je mar­chais. Le but était bien sûr de con­serv­er ce mur. Par hasard, on a filmé mon geste de tra­vail, ces coups de poing, de genou, de coude… tous ces impacts cor­porels ou ce rap­port derrière/devant que nous avons repris ici ; les coups que je por­tais de part et d’autre, et qui par­fois tra­ver­saient l’épaisseur de l’argile… Dans le film, on voit ces bulles d’argile éclore, s’ouvrir, on voit par­fois appa­raître des doigts… tout à coup le tableau com­mence à s’animer, à se gon­fler et, à la fin, c’est vrai­ment l’éclatement total. Ce que nous faisons avec Josef provient lit­térale­ment de ce tra­vail.

Ordre de la matière

M. B. : Finale­ment, la cal­ligra­phie de l’œuvre, ce sont ces gross­es bulles qui écla­tent, ces boss­es, ces fentes, ces per­fo­ra­tions, ces éro­sions, ces brisures. Même les acci­dents ont leur place. C’est un lan­gage que j’utilise régulière­ment, qui a un sens plas­tique, mais aus­si choré­graphique, dra­ma­tique. Cepen­dant, nous n’en par­lons pas. Nous abor­dons les aspects pra­tiques, tech­niques, mais nous ne théorisons rien, pas pour l’instant. C’est à la fin que l’œuvre pren­dra tout son sens.

J. N. : C’est comme un brouil­lard qui com­mence à se dis­siper. À chaque séance de tra­vail, nous décou­vrons par l’expérience des solu­tions que la matière nous pro­pose.

M. B. : Je dis tou­jours que c’est une grande erreur de faire un tableau à par­tir d’une théorie. Pour moi c’est exacte­ment l’inverse, c’est l’œuvre qui pro­duit des théories, y com­pris des théories con­tra­dic­toires. C’est exacte­ment de cette manière que nous avons procédé avec Josef dès le début et jusqu’à aujourd’hui. C’est la matière qui nous guide. La matière est respon­s­able.

Ce qui est extra­or­di­naire avec l’argile, c’est qu’on prend un vase frais, tout mou – c’est-à-dire de l’air, de la terre, de l’eau et du vide –, on le place en équili­bre sur nos têtes ou on l’applique sur nos vis­ages et, en quelques sec­on­des, il se met à bouger et prend des formes très dif­férentes. C’est ful­gu­rant, comme l’aquarelle ou le dessin. L’aquarelle, c’est de l’eau col­orée qui fuse sur le papi­er et qui change de forme plus vite que l’œil ne peut le percevoir, comme des éclairs, ou des nuages. Ça se fige quand c’est sec, mais aus­si longtemps que c’est humide, ça change. Pour l’argile c’est exacte­ment pareil, et c’est mag­nifique.

L’argile est sim­ple, brute, rad­i­cale, élé­men­taire. Elle per­met ou plutôt elle nous impose la même sim­plic­ité, la même rad­i­cal­ité. Et puis elle est à la fois vieille comme le monde et très con­tem­po­raine. Dans chaque fente, chaque fis­sure, chaque acci­dent, on voit appa­raître de façon presque mag­ique des pois­sons, des fruits ouverts, des faces ou de grands pro­fils d’animaux… Ils se relient à un art très ancien, qui remonte à des mil­lé­naires, mais aus­si bien au baroque.

Cela me plaît de con­stater que l’histoire de l’art est tou­jours con­tem­po­raine et désobéit à la con­cep­tion chronologique habituelle, c’est-à-dire à l’idée d’une suc­ces­sion de péri­odes qui s’annulent les unes les autres. J’aime l’idée que tout se passe au même moment puisque les œuvres par­lent toutes de la même chose : leur néces­sité est la même, ce qui change ce ne sont que des détails cir­con­stan­ciels.

Dans l’église des Célestins

M. B. : Dans les années 1980, j’avais un ate­lier dans une chapelle à Paris. Je viens de ter­min­er cet énorme tra­vail pour la Cathé­drale de Pal­ma et j’ai aus­si tra­vail­lé dans une église aban­don­née à Palerme… Ces espaces me sont très naturels, très fam­i­liers. Ils sont bons pour l’esprit, quand ils sont désacral­isés.

J. N. : Ce sont des lieux désaf­fec­tés, déjà désacral­isés et, d’une cer­taine manière, nous les resacral­isons en y inven­tant un autre culte, jamais vu.

M. B. : En effet, il y a une dimen­sion rit­uelle, presque sac­ri­fi­cielle dans ce que nous faisons. Ces lieux ont été con­stru­its pour ren­dre des cultes, faire des célébra­tions, trans­former le vin en sang. Ce que nous faisons est un peu du même ordre, nous trans­for­mons de l’argile en chair, en vie…

J. N. : Et c’est pour cette rai­son que le geste est plus fort ici qu’il ne pour­rait l’être dans un théâtre ou dans n’importe quel autre lieu.

Les out­ils et le temps

M. B. : Pour la Cathé­drale de Majorque, j’avais fab­riqué toutes sortes d’outils, de gross­es mas­sues en bois, des pilons, des marteaux, des out­ils de céramiste agran­dis, ébau­choirs, grat­toirs… J’utilisais des gants de boxe aus­si. Dans tous les cas, il s’agissait d’agrandir la main. Ici, c’est la même chose. Nous avons fab­riqué des out­ils – un peu ratés pour cer­tains. À Kanizsa d’abord, en dessi­nant directe­ment sur des bouts de bois qu’un menuisi­er découpait dans la nuit.

Ce sont de très bons out­ils, que nous util­isons encore aujourd’hui. Là encore, c’est la néces­sité qui com­mande : ces out­ils n’ont rien d’esthétique ou de déco­ratif. Cer­tains sont très extrav­a­gants, très bizarres, du même coup ils sont entrés dans la dra­maturgie, mais pour et par leur fonc­tion.

Par ailleurs et, c’est une évi­dence pour moi, si ça marche plas­tique­ment, ça doit marcher choré­graphique­ment. Josef ne m’a don­né aucune con­signe, c’est moi qui lui en ai demandé. En vision­nant les vidéos de nos séances de tra­vail, je me rendais compte que j’étais totale­ment fréné­tique – je le suis tou­jours un peu quand je tra­vaille, parce que j’essaye d’aller plus vite que la pen­sée. Entre Josef et moi, le con­traste était vrai­ment trop fort : j’avais ten­dance à me pré­cip­iter et Josef à choré­gra­phi­er son geste. Nous avons réus­si à trou­ver un équili­bre et j’essaye de ne pas trop y penser car je ne veux pas maniér­er le geste, mais je reste atten­tif à cer­taines choses : ne pas regarder le pub­lic, ne pas revenir en arrière si je me trompe… 

J. N. : Nous devons encore essay­er de gag­n­er quelques sec­on­des d’immobilité avant de com­mencer, de retenir le geste avant de l’amorcer.

M. B. : C’est très dur pour moi, et l’expérience de Josef m’apporte beau­coup. Je com­prends main­tenant à quel point ne pas essay­er de repren­dre ce qui est raté, ne pas essay­er de cor­riger est impor­tant. Dans la pein­ture, au fond, c’est la même chose : quand je me dis que c’est raté, je con­tin­ue et à la fin j’efface tout ce qui me parais­sait bon. Tan­dis que ce que je croy­ais raté est devenu bon pour des raisons que je ne savais pas encore. On ne peut jamais cor­riger, on ne peut jamais revenir en arrière, c’est passé.

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Écrit par Myriam Blœdé
Myr­i­am Blœdé est chercheur à l’Institut d’Esthétique des arts con­tem­po­rains (Ideac) du CNRS et mem­bre du comité de...Plus d'info
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