L’ailleurs, tremplin pour un langage renouvelé Artaud et Brook, Grotowski, le Living, Barba, Mnouchkine
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L’ailleurs, tremplin pour un langage renouvelé Artaud et Brook, Grotowski, le Living, Barba, Mnouchkine

Le 27 Juil 2006
Voshi Oïda, Habib Dembele, Sotigui Kouyate et Bruce Myers dans TIERNO BOKAR de Amadou Hampaté Bä, mise en scène Peter Brook, Théâtre du Nord, Lille, 2004. Photo Marc Enguerand.
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Voshi Oïda, Habib Dembele, Sotigui Kouyate et Bruce Myers dans TIERNO BOKAR de Amadou Hampaté Bä, mise en scène Peter Brook, Théâtre du Nord, Lille, 2004. Photo Marc Enguerand.
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LE DÉTOUR par l’ailleurs cul­turel, la référence à la cul­ture « autre » con­stituent un phénomène très large qui touche tout le théâtre du XXe siè­cle ; mais c’est un courant qui a été par­ti­c­ulière­ment fort dans les années soix­ante et soix­ante-dix, sut fond de retour des grandes reven­di­ca­tions d’Antonin Artaud, avec Peter Brook, Jerzy Gro­tows­ki, Julian Beck et le Liv­ing The­atre, Euge­nio Bar­ba ou Ari­ane Mnouchkine.

Le détour par l’Autre, l’ex­plo­ration de l’ailleurs nour­rit Le procès du présent et se voit posé comme néces­saire à la quête de répons­es à trou­ver pour le futur d’un art et d’une cul­ture en crise. Instru­ment pour régénér­er un théâtre occi­den­tal qui a per­du ses forces créa­tri­ces, le détour sert de trem­plin à un véri­ta­ble retour aux sources. Il vient étay­er une volon­té de rup­ture plus ou moins rad­i­cale avec un présent du théâtre inca­pable, à leurs yeux, de fournir des répons­es. Il sert de point de départ, offre des principes d’ori­en­ta­tion pour créer. Chez tous — au-delà des diver­gences esthé­tiques ou idéologiques — il est une des clefs du renou­velle­ment du lan­gage théâ­tral.

On sait à quel point la référence à l’ailleurs cul­turel a pu ouvrir la porte aux brico­lages divers, aux syn­crétismes rapi­des, et laiss­er le champ libre à la ten­ta­tion de la copie ou de l’im­por­ta­tion pure et sim­ple. Ce n’est pas de cela qu’il s’agit chez Artaud ou dans les grandes expéri­ences des années soix­ante. Le détour par Les cul­tures autres doit con­duire vers un retour à soi, un retour à une force de créa­tion enrichie, renou­velée. Il n’est pas ques­tion d’im­porter des mod­èles, de copi­er des formes, mais de retrou­ver, pour repren­dre une expres­sion d’Artaud, cette « sci­ence per­due » d’un lan­gage théâ­tral effi­cace. Une sci­ence per­due d’un lan­gage lié au corps, plus ou moins indis­so­cia­ble d’une autre image du corps, inscrite dans une autre vision du monde.

Artaud, le retour aux sources et l’ef­fi­cac­ité retrou­vée

Artaud reste celui qui a pro­posé le dis­cours fon­da­teur et celui qui est allé le plus loin dans l’af­fir­ma­tion du néces­saire détour par l’Autre. Il l’a for­mulé dans toute sarad­i­cal­ité : pour chang­er le théâtre, il faut chang­er la cul­ture. Autrement dit, pour accéder à une effi­cac­ité retrou­vée du lan­gage au théâtre, il faut pou­voir se réap­pro­prier une vision du monde inscrite dans une cul­ture qui a le sens de l’u­nité. S’impose dès lors un détour par ces cul­tures de la pen­sée mag­ique dont la vision du monde s’or­gan­ise autour d’une énergé­tique de l’univers, et où le savoir d’une unité ne séparant pas le physique du spir­ituel ni le corps du monde fonde le pou­voir d’action du geste et du mot.

Ces ailleurs, pos­sesseurs d’une sci­ence per­due, les tra­di­tions ori­en­tales et la cul­ture mex­i­caine en représen­tent pour Artaud les ter­ri­toires priv­ilégiés et, en quelque sorte, les ter­ri­toires jumeaux. Le voy­age au Mex­ique d’Artaud, en effet, aurait très bien pu être un voy­age en Ori­ent, comme sa cor­re­spon­dance en témoigne. Si le voy­age en Ori­ent est resté un voy­age imag­i­naire, àtra­vers d’in­nom­brables lec­tures, iln’en apas moins con­sti­tué une véri­ta­ble explo­ration de l’espace de l’Autre. La ren­con­tre con­crète avec l’Ori­ent s’est cristallisée autour du choc de la décou­verte, en 1931, du théâtre bali­nais, mais dès les années vingt, Artaud regar­dait déjà du côté de l’Ori­ent pour chercher des répons­es à l’«impouvoir » du lan­gage et à la fis­sure d’un sujet inca­pable de se pos­séder lui-même comme de sen­tir en soi Le con­cret des choses, un sujet voué à cette expéri­ence de la sépa­ra­tion sur laque­lle Artaud revien­dra au moment du voy­age au Mex­ique.

Devant la représen­ta­tion du théâtre bali­nais, Artaud vit la ren­con­tre avec l’Autre dans l’éblouissement mais aus­si sur le mode de la recon­nais­sance, celle d’un théâtre qu’il appelle de ses vœux et dont il lui sem­ble voir une réal­i­sa­tion, une matéri­al­i­sa­tion con­crète. À la fin de son texte sur le théâtre bali­nais, Artaud n’exprime-t-il pas l’é­trange sen­ti­ment que « c’est nous qui par­lions » ? En effet, il se recon­naît dans ce théâtre qu’il se réap­pro­prie, où la force des signes, dans la pro­fu­sion de leur matéri­al­ité, ouvre au jeu des analo­gies, de la mul­ti­plic­ité des sig­ni­fi­ca­tions ; où le con­cret donne accès à un invis­i­ble qui dou­ble la réal­ité. Un théâtre où l’ac­teur est relié à des forces qui le débor­dent et le tra­versent sans cesse. Ce n’est pas seule­ment le pou­voir des signes qui se révèle mais à tra­vers lui toute une vision du monde et du rap­port du corps au monde, où le con­cret et l’abstrait, le vis­i­ble et l’invisible ne sont jamais détachés l’un de l’autre.

Seul le savoir de l’unité peut redonner au geste fait, au mot pronon­cé sa force d’ébranlement, son pou­voir de manip­uler, de mobilis­er des forces. Lorsque Artaud, quelques années plus tard, s’ex­plique sur le sens de son voy­age au Mex­ique, sur sa valeur de retour aux sources, iltient à pré­cis­er qu’il ne s’agit en rien de sat­is­faire une nos­tal­gie du passé ou de céder à une ten­ta­tion archéologique mais de retrou­ver un « esprit » en rup­ture rad­i­cale avec sa pro­pre tra­di­tion cul­turelle. « Je suis venu auMex­ique chercher une nou­velle idée de l’Homme », proclame Artaud, cette idée de « l’homme entier », véri­ta­ble « bloc d’u­nité », tou­jours inscrit dans une vaste cir­cu­la­tion de forces, tou­jours relié au monde. La fig­ure cen­trale des rit­uels Tarahu­maras, n’est-ce pas pré­cisé­ment le dieu qui com­mande aux rela­tions ? Et n’est-ce pas cette pen­sée de la rela­tion qui donne, dans le rit­uel, au geste fait et à la parole pronon­cée sa valeur d’ac­tion, qui per­met au souf­fle d’être chargé de toute sa puis­sance d’ébran­le­ment ?

De l’ex­péri­ence mex­i­caine, Artaud attend une réponse con­cer­nant « les secrets éter­nels de la cul­ture » (selon Le titre même d’une de ses con­férences pronon­cées là-bas), secrets qui con­cer­nent la ques­tion de l’homme et de la vie mais aus­si secrets touchant aux pou­voirs
du lan­gage. Trou­ver la clé qui ouvre tous les moyens d’ex­pres­sion… c’est là l’enjeu dont témoignent cer­taines let­tres, et Artaud a pro­fondé­ment con­science que dans cette aven­ture, il part « à la recherche de l’im­pos­si­ble ».

Ten­ter l’impossible ou du moins vouloir tou­jours reculer les lim­ites du théâtre, c’é­tait assuré­ment choisir la rad­i­cal­ité d’une vision-lim­ite. Mais cette vision-lim­ite, si on la donne au théâtre comme un hori­zon vers lequel avancer, lui per­met d’a­vancer sur le chemin des répons­es con­crètes.

Brook : une physique du lan­gage en quête d’universalisme

C’est ce que les héri­tiers d’Artaud que furent les grandes fig­ures du théâtre des années soix­ante vont, cha­cun à sa manière, démon­tr­er.

Peter Brook le pre­mier, qui a tou­jours revendiqué l’héritage et vu dans l’idée d’un hori­zon jamais atteint mais qui indique la direc­tion la véri­ta­ble fécon­dité d’‘Artaud. Au moment du voy­age en Afrique, en 1972, lorsque Brook choisit de faire l’épreuve con­crète du détour par l’ailleurs, dont Le séjour en Iran avec ORGHAST avait été un prélude impor­tant, on voit bien que comme Artaud au Mex­ique, ce ne sont pas des rit­uels à copi­er mais un « esprit » sus­cep­ti­ble de nour­rir son tra­vail théâ­tral que Brook va chercher en Afrique. Cet esprit se man­i­feste d’abord dans ce sens de l’unité des choses et des plans de l’existence. C’est ce que Brook voit d’essentiel dans cette cul­ture africaine, qui lui révèle notre divi­sion, pro­duit de cet intel­lect qui nous sépare de la vraie manière de sen­tir. Chez les Africains en effet, sen­si­bles à la dou­ble nature de la réal­ité, existe en per­ma­nence un libre pas­sage entre le con­cret et l’abstrait, entre le vis­i­ble et l’invisible. C’est ce qui fonde cette effi­cac­ité d’un lan­gage où l’én­ergie du texte et de la voix est telle qu’elle pour­rait, dit-on, arrêter un lion en chemin. C’est en tout cas ain­si que Brook l’évoque lors de la Ses­sion améri­caine de 1973, pré­cisant qu’il trou­ve là son « théâtre idéal ».

Si dans la cul­ture africaine, mots et gestes sont capa­bles de pro­duire une action effec­tive, c’est parce qu’ils sont reliés au corps. C’est en effet dans le corps que se trou­ve la clé, telle est la leçon essen­tielle pour Brook du détour par l’ailleurs. L’ex­péri­ence africaine donne toute sa force à l’idée que si l’on peut tra­vailler dans le théâtre au-delà des racines par­ti­c­ulières, c’est dans la mesure où « le corps en tant que tel devient source de tra­vail ». En effet, pour Brook, « le corps humain ne con­tient pas seule­ment ses racines nationales, régionales. Dans sa vie organique, il est un ter­rain com­mun à l’hu­man­ité entière. » Et c’est au moment du détour par l’ailleurs dans son sens Le plus con­cret, c’est-à-dire du voy­age en Afrique, que Brook développe sa célèbre théorie de « l’arc-en-ciel ». L’Homme blanc et l’Homme noir n’ex­is­tent pas. L’homme est comme un arc-en-ciel où l’on peut trou­ver toute la gamme du prisme des couleurs — une Europe mais aus­si une Afrique ou une Asie. Le détour par l’autre per­met d’at­tein­dre ce quelque chose de com­mun qui est au-delà de l’enracinement spé­ci­fique dans une couleur, une cul­ture, une tra­di­tion.

Le dia­logue des cul­tures, Brook l’avait inscrit dans la con­sti­tu­tion même du groupe inter­na­tion­al au moment de la créa­tion du CIRT. Trou­ver quelque chose de com­mun au-delà des dif­férences d’héritages, tel était l’en­jeu de la recherche — une recherche qui se don­nait pour hori­zon un lan­gage des sources por­teur d’une dimen­sion uni­verselle, et capa­ble de fonder une com­mu­ni­ca­tion théâ­trale indépen­dante de la tra­di­tion cul­turelle de cha­cun. Le détour par la cul­ture autre rem­plit dès ce moment une fonc­tion essen­tielle sous la forme de la con­fronta­tion à la langue de l’autre. Cette con­fronta­tion per­met d’a­vancer sur le chemin d’un lan­gage de sonorités, de tonal­ités reliées au corps, un lan­gage con­sid­éré comme un com­porte­ment physique expres­sif, et non plus pris dans sa sig­ni­fi­ca­tion con­ceptuelle. Les sons, indépen­dam­ment de leur inscrip­tion dans des com­bi­naisons gram­mat­i­cales ou de leur con­texte con­ceptuel, peu­vent, tout comme les mou­ve­ments, com­mu­ni­quer des sen­ti­ments et des idées ; le détour par l’ailleurs d’une langue incon­nue sert à Le véri­fi­er. Ain­si tout le groupe est invité à tra­vailler avec Yoshi Oïda sur un ancien chant japon­ais ou avec Mal­ic sur un chant africain.

Ce détour passe aus­si par un ailleurs dans le temps des langues, avec par exem­ple le grec ancien. Les lan­gages anciens, frag­ments venus de cul­tures du passé, seront au cen­tre d’ORGHAST, spec­ta­cle présen­té à Perse­po­lis en 1971. Au grec ancien et au latin, Brook join­dra l’Avesta, une anci­enne langue sacrée de la tra­di­tion zoroasti­enne — cette langue dont les sons n’opèrent que si leur orig­ine réelle et leur tra­jet dans le corps sont respec­tés — ain­si qu’une langue inven­tée, « l’orghast », à laque­lle tra­vaille le poète Ted Hugh­es, selon les mêmes principes. Pour Brook, le détour par ces langues anci­ennes per­met d’ex­plor­er une gamme émo­tion­nelle plus com­plète car ce sont des véhicules plus ouverts, des voca­bles davan­tage chargés de force.

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Écrit par Monique Borie-Banu
Monique Borie a enseigné à la Sor­bonne Nou­velle l’approche anthro­pologique du théâtre et étudié ses rela­tions avec les...Plus d'info
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