BERNARD DEBROUX : Comment est né ce projet de monter COMBAT DE NÈGRE ET DE CHIENS à Atlanta avec des acteurs américains ?
Arthur Nauxyciel : Le théâtre 7 Stages (seven stages), un des principaux théâtres du sud des États-Unis, travaille depuis 25 ans à produire et à créer des textes contemporains, des auteurs du XX siècle, phénomène assez rare aux États-Unis. D’autant que les fonds étant essentiellement privés, il faut à chaque fois trouver des sponsors, des entreprises. Ce théâtre est situé dans un quartier autrefois noir, et qui petit à petit a été investi par une population blanche (milieu artistique, culturel) que ne gênait pas le fait de vivre dans un quartier à dominance noire. Le théâtre a également en résidence une compagnie de jeunes acteurs afro-américains. Dans ce contexte, les responsables de ce théâtre cherchaient depuis quelques années à monter une pièce de Koltès. Ils pensaient au RETOUR AU DÉSERT. C’était quasiment impossible pour eux de trouver des financements sur place pour monter un auteur français inconnu aux États-Unis. Ils ont pensé que ce serait bien de le monter en lien avec une structure et un metteur en scène français. À partir de là, ils ont contacté les services culturels de l’ambassade de France à Atlanta qui les a mis en contact avec un certain nombre de Centres dramatiques. Je venais de finir mon premier spectacle, LE MALADE IMAGINAIRE OU LE SILENCE DE MOLIERE, et j’étais associé depuis 1996 au Centre dramatique de Bretagne, le CDDB-Théâtre de Lorient, dirigé par Éric Vigner. La proposition d’Atlanta est arrivée à ce moment-là ; ça tombait assez bien. D’une part, parce qu’on essayait de travailler à Lorient sur l’idée de territoire, d’aller-retour. Lorient est une ville qui a été détruite pendant la Seconde Guerre mondiale, puis reconstruite, et qui a gagné sur la mer. Elle avait été bâtie de toutes pièces pour le commerce au XVII : siècle. Elle nous semblait avoir des points communs avec Atlanta. Et il y avait d’autre part au CDDB ce souci d’accompagner de jeunes metteurs en scène sur la durée (ce qu’Éric Vigner appelait « inventer l’avenir ») et en même temps d’interroger le rapport à l’autre, l’ailleurs… La proposition d’Atlanta était d’autant plus intéressante que, dès le départ, j’avais eu l’intention d’inscrire l’étranger comme une constante dans mon travail de metteur en scène. Pour moi, le contexte de création permet d’éclairer le sens du texte. Quand nous nous sommes rencontrés avec Faye Allen et Del Hamilton, les directeurs du 7Stages, on a tout de suite senti qu’on pouvait faire quelque chose ensemble. Je me suis rendu ensuite à Atlanta pour faire connaissance avec la ville et ce théâtre. Très vite, je me suis rendu compte que LE RETOUR AU DÉSERT n’était pas une bonne idée. Koltès, oui, ça avait du sens, car il a toujours été très inspiré par la culture américaine, la littérature, le cinéma américain, et aussi beaucoup par tout ce qui touchait à la culture afro-américaine (davantage que par l’Afrique). J’ai pensé que Koltès pouvait vraiment trouver un écho dans une ville comme celle-là. Atlanta m’apparaissait alors comme dans des documents d’archives, comme la ville de Martin Luther King, de DÉLIVRANCE ou AUTANT EN EMPORTE LE VENT, des Jeux olympiques, des gratte-ciel, de la guerre de Sécession, toute une série de mythes. En la découvrant, je me suis aperçu que c’était une ville qui avait passé son temps à se construire et à se déconstruire. À l’origine, c’était un nœud commercial et ferroviaire très important, où vivaient de grandes familles dont la richesse était liée à l’esclavage, aux plantations. Des villes comme Charleston, Savannah, Beaufort, Atlanta, étaient à cette époque plus puissantes que New York. La guerre de Sécession a été un immense traumatisme, et est, dans le sud, toujours de l’ordre du présent. Quand on dit « avant la guerre » ou « après la guerre », on ne parle pas de la Seconde Guerre mondiale, mais bien de la guerre de Sécession ! Il y a aussi tout le mouvement des « vil rights qui a suivi la ségrégation raciale en vigueur pendant presqu’un siècle qui, pour moi était de l’ordre de « l’Histoire », mais arrivé là, c’est devenu quelque chose de très concret. Je découvrais ce qu’était le communautarisme, une ville en noir et blanc, bien configurée dans ses quartiers, les riches noirs, Les pauvres blancs et inversement. Je découvrais un rapport à l’autre assez binaire. Je découvrais surtout qu’à mon âge, j’aurais pu connaître les années qui ont suivi la fin de la ségrégation raciale. Je me suis approprié cette notion. Je voyais des noirs de cinquante ans qui avaient connu ça et je me demandais comment ça se passait dans leur tête quand ils parlaient avec des blancs de la même génération, ou même avec moi ? C’était très troublant, je faisais des liens avec ma propre histoire. En sortant de cette ville de chantiers où les immeubles poussent en trois semaines, on se trouve dans une nature sauvage. C’est la « capitale » de six états très conservateurs : Mississipi, Tennessee, Alabama, les deux Caroline du Nord et du Sud, et la Géorgie. On appelle cette région the bible belr, il y a des églises partout. Et le Ku Klux Klan. Il y a quelques années, à l’Alliance théâtre, le théâtre de la ville d’Atlanta, Bill T. Jones avait présenté un spectacle où les danseurs étaient noirs et nus, et ça avait suffi pour qu’on aille chercher la police et qu’on arrête la représentation. Mais le sud est vraiment une région paradoxale et particulière : comme ces six états sont très conservateurs, la ville va attirer tout ce qu’ils comptent de marginaux, des gens qui ne se reconnaissent pas dans un modèle unique. C’est donc aussi la plus grande communauté lesbienne des États-Unis, une très grande communauté de noirs musulmans, de transsexuels, c’est une ville de congrès, le plus grand aéroport du monde, un brassage étonnant.
À l’époque où j’y étais, le maire était une femme noire. C’est donc un lieu très déroutant, qui est aussi le siège de Coca-Cola et de CNN. Mais j’ai appris à ne pas diaboliser le sud : l’histoire de cette région est très complexe, et Le nord a toujours eu une position ambivalente à l’égard de la communauté afro-américaine. Donc, l’histoire des conséquences de la guerre d’Algérie dans la province française, qui fait la trame de RETOUR AU DÉSERT, ne me semblait pas la plus pertinente pour cette première création. Je voulais aussi qu’en créant une pièce de Koltès, cela ouvre sur autre chose, qu’on défende artistiquement quelque chose de différent là-bas, que d’autres compagnies aient envie de s’intéresser à lui, que cela fasse boule de neige. Il fallait trouver une pièce qui fasse sens, qui propose un questionnement qui soit au centre des préoccupations des gens dans cette ville. L’intérêt de COMBAT DE NÈGRE ET DE CHIENS, c’est que Koltès ne se place pas comme auteur sociopolitique, avec un regard manichéen noir/blanc, mais comme poète, dans un geste artistique, et par là touchant à quelque chose d’universel. Le texte met en échec le politiquement correct, et ouvre sur autre chose.
Cela n’a pas été évident tout de suite parce que les responsables du théâtre savaient que la pièce allait poser problème. Garder le mot « nègre » dans le titre posait déjà problème ! Là-bas, c’est un mot qui ne se dit pas, on dit le « n word », le « mot qui commence par n>.…. Dans une école d’Alabama, une prof a été virée parce qu’elle a prononcé le mot « nègre » en classe alors que c’était pour expliquer la signification du mot en réponse à la question d’un élève !
Je trouvais très beau le titre de la traduction anglais existante BLACK BATTLES WITH DOGS. Non pas parce qu’il nous permettait de contourner la difficulté du mot « nègre » mais parce que dans BLACK BATTLES WITH DOGS, il y a une ambiguïté de sens, on ne sait pas si c’est un noir qui se bat avec des chiens ou si c’est un noir combat avec des chiens. Il y a quelque chose de très musical dans la phrase. Les gens ont très vite eu l’habitude d’appeler le spectacle BLACK ou BLACK BATTLES.
B. D.: Vous avez travaillé avec la traduction existante ?
A. N.: Elle était assez problématique. Elle passait à travers le filtre de la dramaturgie anglo-saxonne. Mais ce n’est pas évident de traduire Koltès, et ces traducteurs étaient des pionniers. Le premier problème, c’est qu’ils avaient tendance à remettre Les mots dans ce qui, pour eux, semblait être le bon ordre ; ce qui leur permettait de produire une langue fluide. Or l’écriture de Koltès n’est pas fluide. Elle est accidentée. Quand Le mot ne semble pas exactement au bon endroit, c’est le but recherché et cela oblige l’acteur à le prendre en charge d’une certaine façon. Cela empêche l’acteur d’être dans un rapport au texte trop naturaliste ou trop psychologique. La diction, l’articulation et la tension sont nécessaires pour aller au bout de la phrase. Des virgules nombreuses allongent la phrase, volontairement. À la place de ces phrases longues, les traducteurs avaient mis des point partout et créé des phrases courtes. Cela rendait la phrase aisée, facile à dire. Le problème c’est que cela produisait un jeu inadapté.
Comme les acteurs américains viennent déjà naturellement d’une tradition « stanislavkienne », cela produisait un jeu très « réaliste psychologique », qui faisait de Koltès un « Tennessee Williams du pauvre ».
Donc la première étape a été de réécrire la partition, en corrigeant la ponctuation et en replaçant les mots aux « bons/mauvais » endroits ; on cherchait, en anglais, le rythme de l’écriture en français, en s’attachant à retranscrire une construction enrichie d’accents, de distorsions et de mots inversés. Phrase après phrase, un long travail avec les acteurs a permis d’en rétablir le rythme et la musicalité. Sans cela, ce théâtre est injouable.
Chez Koltès, comme chez Bernhard ou Claudel, on trouve un rapport assez organique à la langue. En tant qu’acteur, quand on prend en charge cette forme, qu’on la respecte, Le sens s’éclaire et le sentiment peut naître.
Quand on est au plus près du texte, qu’on se contente de le dire en éprouvant ce qu’on dit, on est au bon endroit. Je trouve que ce sont des auteurs magnifiques pour cette raison.
À côté de ce long travail sur la forme, il y a aussi eu un important travail sur le fond. Les traducteurs anglais avaient eu tendance à Lire le texte sous un angle sociopolitique (les rapports de classe). Et même s’il y a quelque chose de politique dans la démarche de Koltès, il n’est pas un auteur politique, ne traite pas de problèmes de sociétés, ne donne surtout pas de leçon. Dès les premières répliques, en français, Alboury et Horn se parlent en se disant « Monsieur ». Dans la traduction anglaise, Alboury dit « Sir » tandis qu’Horn dit « Alboury ». Comme si cela semblait inconcevable, inexplicable, qu’un ouvrier noir et un patron blanc
se parlent d’égal à égal. Cette égalité dans le langage est pourtant délibérée de la part de Koltès.
Il fallait expliquer aux acteurs que c’était ça qui était intéressant. Les enjeux de la pièce ne sont pas dans un rapport ouvrier noir/patron blanc. Ces deux hommes sont d’accord, mais sur quoi ? C’était important de montrer aux acteurs qu’en enlevant quatre fois le mot « monsieur » dès la première scène, on changeait complètement le sens et les enjeux du texte. Donc, ce rapport, qu’on ne peut pas expliquer selon une grille de lecture du monde conventionnelle, de quelle nature est-il ?
Il y avait aussi, par exemple, une vision de Leone qui était extrêmement réductrice. Parce qu’elle travaillait à Pigalle, parce qu’elle était boniche, comme elle dit, on sentait un regard condescendant sur le personnage. Parce qu’elle venait d’un milieu populaire, on la chargeait de caractéristiques grossières, parce qu’elle a suivi un homme sur un coup de tête et tombe amoureuse d’un noir, on la chargeait de connotations sexuelles, une allumeuse, une femme facile. Ce n’est pas dans le texte. Je raconte souvent l’exemple de la scène Cal/Leone où Cal est ivre mort. Il essaye de l’entraîner dans sa chambre, il se colle un peu à elle. Elle refuse, quitte le plateau et il lui dit « cockteaser », et elle répond « bastard », ce qui peut se traduire par « allumeuse » et « connard ». Or, dans le texte français, il lui dit : « pudique » et elle répond : « bandit ». Je trouve que dans « pudique » et « bandit », il y a quelque chose de très émouvant. Quand il dit « pudique », il sait que c’est foutu et il crée un rapport assez doux finalement, respectueux, et elle lui répond sur un mode un peu enfantin, presque affectueux. Ce qui s’est passé entre eux dans la scène pour qu’ils en arrivent à se dire ça ne peut donc pas être de nature à produire des insultes. Les traducteurs avaient sur la scène un regard un peu schématique, et sur cette femme-là en particulier. Parce qu’elle suit un homme en Afrique, parce qu’elle travaille à Pigalle, on peut facilement voir tous Les stéréotypes qu’il y avait derrière et ça traversait toute la traduction. Il a fallu beaucoup travailler, à la fois pour retrouver le sens et son ouverture, l’étrangeté des mots et de certaines situations, la musicalité, le rythme, le phrasé, rendre la diction difficile, pour que les acteurs puissent alors comprendre et investir cette écriture.
B. D.: Votre travail est fortement lié à la notion de voyages, de déplacements ?
A. N.: Cette idée du voyage est très importante pour moi. Pour entendre et faire parler un texte en scène, j’ai besoin de passer des frontières. Dans le déplacement, j’entends quelque chose parce que j’entends différemment, mon écoute est autre. Ce processus devient le sujet même. Ou bien le thème de l’exil et de la séparation est au centre des textes que je monte. Mais avec l’idée d’aller-retour, avec l’envie de partager cette expérience ici, en France, et plus précisément à Lorient, où je travaille. Le retour donne le sens à l’ensemble. Lorient est un ville portuaire, de marins, les gens comprennent cette démarche. Tous mes spectacles ont été construits sur cette dimension-là. C’est comme ça, je ne peux pas faire autrement, je dois accepter cet entre-deux, entre ici et ailleurs sans pouvoir choisir, comme la famille Schuster dans PLACE DES HÉROS. C’est évidemment lié à mes origines.
Lorsque LE MALADE IMAGINAIRE OU LE SILENCE DE MOLIÈRE a été repris en Russie, j’ai invité dans le spectacle une comédienne russe qui jouait dans sa langue. Mon père qui n’était pas acteur jouait dans le spectacle et n’avait jamais été en Russie, un pays important pour lui, pour des raisons historiques et familiales. Recréer ce spectacle là-bas était juste par rapport à ce projet sur la transmission et la filiation, et cela a nourri la tournée qui a suivi en France, ça a servi de fondation pour les acteurs.
BLACK BATTLES, c’est parce que c’était à Atlanta que c’était intéressant, je n’aurais pas créé COMBAT DE NÈGRE ET DE CHIENS en France. La création a eu lieu dans la conscience des enjeux politiques et artistiques que cette ville induisait. La surprise, pour moi, fut d’y redécouvrir Koltès en le faisant connaître, et de pouvoir le faire parce que justement nous étions ailleurs et que sa résonance était autre. On découvrait Koltès dans sa confrontation avec une autre langue, d’autres corps et dans un autre monde. C’est pour ça que le spectacle peut être présenté aussi ici, il témoigne de cela.

De même, je n’aurais jamais monté OH LES BEAUX Jours ! en France avec une actrice française. Je l’ai fait parce que Marilù Marini, comédienne argentine, me l’a demandé. Elle a une histoire très forte avec l’exil. En entendant pourquoi elle avait intimement envie de le faire, au moment où l’Argentine s’écroule, j’ai vu comment cela pouvait rejoindre ma propre histoire, comment entre Lorient, l’Odéon et Buenos Aires (où Marilù avait été niée en tant qu’artiste et emprisonnée en 1974), cela devenait juste. Je me suis dit que si OH LES BEAUX JOURS ! pouvait lui permettre de se réconcilier avec une part d’elle-même à ce moment de sa vie, de retourner dans son pays trente ans après son départ et en même temps de le jouer à l’‘Odéon où ça avait été créé, ça avait du sens. Marilù Marini, grâce à ce spectacle, a d’ailleurs été faite citoyenne d’honneur de la ville de Buenos Aires. Je trouve le sens dans ces histoires et ces déplacements.
C’est la même chose avec PLACE DES HÉROS : cette parole-là, dans ce lieu-là, avec ce que je suis et ce que ça raconte à la Comédie-française, c’était un véritable déplacement. En même temps, je me rends compte qu’il y a aussi un désir de réparation, de réconciliation derrière tout ça. Je ne me décide pas sur un texte en particulier mais sur un ensemble d’éléments et de rencontres qui, réunis, me donnent l’envie et la force de porter le projet jusqu’au bout. Tant que je ne sais pas dans quel lieu et dans quel contexte une pièce va être créée, il y a quelque chose qui ne se déclenche pas. Ces notions d’exil, de déplacements, de voyages, ne sont pas seulement des thèmes de pièce, elles sont le processus même d’élaboration des spectacles. C’est cela qui m’inspire. Le sentiment de l’inconnu, cette excitation, cette peur parfois, le vide. Être dans une autre culture, une autre langue, confronté à d’autres traditions théâtrales, se poser la question du contexte et comment il va peser sur la création, c’est Le terreau sur lequel je peux travailler. Ça renouvelle ma façon de voir, et surtout d’entendre les textes. Ensuite, il s’agit d’un geste artistique, il faut dépasser le contexte et tenter de s’en dégager pour atteindre l’intime, ou l’universel, c’est comme on veut. Il y a sans doute à cela une explication familiale. Mes grands-parents parlaient une langue que je ne pouvais pas traduire mais que je comprenais. Je peux me trouver dans n’importe quel pays, il y a toujours un endroit de moi qui va comprendre quelque chose : c’est un paradoxe, l’inconnu est familier. Cela fait partie de ma démarche, un certain arrachement, être là sans être là, cette chose un peu flottante, « entre-deux » me motive pour choisir et réaliser un projet. J’aime cette idée de l’entre-deux : être entre deux villes, être entre deux langues, être entre les morts et les vivants, travailler sur quelque chose qui est de l’ordre du théâtre et qui ne l’est pas. Je ne travaille jamais sur le personnage. Ce qui m’intéresse, ce sont les « personnes » qui sont sur le plateau et comment elles se laissent résonner par rapport à ce qu’elles énoncent. C’est pourquoi le travail sur le texte est vraiment maniaque. Les deux tiers du temps de répétition se passent à la table. C’est vraiment un travail obsessionnel. Il faut déchiffrer et lire le texte comme on le ferait d’une partition, veiller à ne pas réduire le sens, laisser les choses ouvertes. Dégager l’acteur d’une interprétation « a priori » ou « générale », car ilpeut alors se laisser construire par le texte, et quelque chose de la personne va commencer à advenir. C’est ce qu’on va sentir là qui va être intéressant. Mais encore une fois, dans l’entre-deux, on ne sait pas très bien si c’est l’acteur ou le personnage qui parle, qui agit, qu’on entend. Là, il peut se passer quelque chose qui va relever de l’intime, de la vie, de l’invisible…
À Atlanta, il y a eu un glissement progressif des spectateurs blancs vers des spectateurs noirs. Le spectacle échappait aux grilles de lecture manichéennes. Ce n’était pas de bons noirs avec de méchants blancs, c’était quelque chose de beaucoup plus universel et en même temps de troublant, de l’ordre de l’intime.…. Il y a eu ensuite deux compagnies qui ont monté des pièces de Koltès là-bas : DANS LA SOLITUDE DES CHAMPS DE COTON et LA NUIT JUSTE AVANT LES FORÊTS. L’Université m’a invité à faire des ateliers sur Koltès qui maintenant fait partie du programme du département théâtre. On m’a invité ensuite à monter ROBERTO ZUCCO qu’on a fait avec une partie de la distribution de BLACK BATTLES. Et BLACK BATTLES WITH DOGS a été présenté à Chicago il y a deux ans. Le travail aura essaimé sur quatre ans, dépassant la simple création d’une pièce dans un théâtre.
Ça a vraiment permis de travailler dans cette région, de créer des liens avec d’autres lieux, différents partenaires français ou américains (dont le Fond Étant Donnés, fondation franco-américaine qui nous arégulièrement soutenus). Le spectacle a aussi laissé des traces à Lorient. La rencontre entre les acteurs et le public a été forte dans cette ville détruite à 85 % par les alliés. C’est d’ailleurs là qu’au XVIIT siècle s’est créée la première ligne transatlantique entre la France et les États-Unis, suite à la guerre d’indépendance américaine et aux perspectives commerciales que cela ouvrait. C’était comme des retrouvailles.
B. D.: Vous dites : « J’aime travailler en considérant l’espace du plateau et celui de la salle comme un monde des morts et un monde des vivants dont on ne sait plus très bien lequel est quoi. »
A. N.: Je m’aperçois que dans chaque spectacle, cette histoire revient. Quand on entre en répétitions, que les choses se construisent, je m’aperçois qu’il peut se passer quelque chose qui n’est pas nécessairement de l’ordre de ce monde, de notre monde. Quand on ressent ça, on se rend compte que l’«ici et maintenant » est traversé par quelque chose qui viendrait d’ailleurs. Ce n’est pas une vision mystique. Dès que je parviens à identifier ça, j’ai tendance à Le renvoyer aux acteurs comme étant ce qui doit sous-tendre l’ensemble. Je pars de cette fable : c’est comme si on était dans un théâtre vide d’un seul coup envahi, réinvesti par des fantômes qui, à l’occasion d’un rituel, d’une cérémonie viennent à nouveau hanter l’endroit, viennent témoigner de quelque chose, revivre quelque chose qui a déjà eu lieu. Ce sont des passeurs. Ils racontent l’histoire qu’ils auraient vécue s’ils avaient vécu. Ou ils parlent pour d’autres, qui ne sont plus. En même temps, c’est ici et maintenant, et il y a quelque chose de très troublant qui se passe qui me fait dire que je ne sais plus très bien de quel côté est le monde des morts et de quel côté est le monde des vivants.
Je me souviens, dans LE MALADE IMAGINAIRE, quand la fille de Molière disait à son père (Molière/Argan): « Je suis morte », ça me faisait vraiment peur, ça me rappelait qu’elle n’était pas vivante, j’avais oublié qu’elle était morte. Quand elle le disait, on croyait vraiment qu’elle était morte et pourtant elle était là… Une de mes préoccupations est d’essayer de transformer la relation entre la scène et la salle, et de faire en sorte que le 4 mur devienne un mur flottant ; c’est pourquoi cette histoire des morts et des vivants est parlante pour moi. J’aime que la scène et La salle soient un seul et même lieu, où se crée un rapport de personnes à personnes, celles sur Le plateau et celles dans la salle, et pas d’acteurs jouant des personnages devant des spectateurs passifs. Dans PLACE DES HÉROS, les acteurs regardaient tout le temps la salle, mais ils ne regardaient pas les spectateurs en leur adressant le texte : ils regardaient la salle comme s’ils regardaient un monde qu’ils avaient quitté, et dont ils ne faisaient plus partie.
Dans BLACK BATTLES, il y avait aussi quelque chose de cette dimension, on cherche un corps mort qui a disparu, on est comme face à une tombe vide.
Que ce soit dans LE MALADE IMAGINAIRE, OH LES BEAUX JOURS!, PLACE DES HÉROS, BLACK BATTLES, je suis troublé par la présence des morts, ou des absents. Je parle souvent du film LES AUTRES d’Alejandro Amenabar, avec Nicole Kidman. C’est une femme qui s’installe dans une maison avec ses enfants et des domestiques très étranges. Les enfants et elle commencent à percevoir des sons, des phénomènes bizarres, ils ont l’impression que la maison est hantée, ils commencent à avoir peur. Mais à la fin, elle réalise que c’est elle qui est morte, ses enfants aussi, et que ce qui la hante, ce sont des vivants qui viennent de s’installer dans la maison.
J’aime cette idée formulée par Saint Augustin, qui attend de l’art qu’il rende sensible ce qui est de l’ordre de l’invisible. Cela a à voir aussi avec la transmission.
On est à chaque fois porteur d’une histoire qui est l’histoire des autres. Par exemple dans PLACE DES HÉROS, c’est une douleur archaïque qui est transmise de génération en génération.
Dans BLACK BATTLES, je racontais aux acteurs qu’il n’y avait pas qu’un seul corps à trouver, mais tous ceux qui sont morfts sans sépulture ou jetés à la va-vite dans des fosses ou des charniers. Cela a pris tout son sens quand, après le 11 septembre, nous avons joué à Chicago. Ce n’était plus le thème de la ségrégation raciale qui était au premier plan. À ce moment-là, il y avait 2000 corps qui étaient partis en fumée et qu’on n’avait pas pu enterrer. C’était devenu complètement concret pour eux…
Le théâtre est Le seul lieu où l’on peut avoir l’impression à un moment donné que quelque chose d’un autre monde, d’un au-delà, se rejoue. Et puis les morts se lèvent à la fin. C’est le moment de la résurrection. On est inconsolable de l’idée de la mort, de l’idée qu’on est mortel. Le théâtre nous dit, peut-être pas. Et pourtant si. Cet aller et retour entre les morts et les vivants est assez émouvant.
B. D.: Vous dites aussi : « Il y a une blessure très archaïque, enfouie, une blessure constitutive, commune, qui doit être liée à l’abandon, à la séparation, à l’amour, à la consolation. Mettre en scène, c’est questionner cette blessure, tenter de la réparer et la réactiver aussi. » Êtes-vous pour un théâtre de la douleur ?
A. N.: La douleur n’est pas nécessairement doulou- reuse, ce n’est pas une souffrance, c’est une émotion profonde. J’aime quand, à la sortie des spectacles, les gens sont émus par quelque chose qu’ils ne peuvent pas nécessairement nommer, qu’ils n’arrivent pas à identifier. À un certain moment, qui n’est pas le même pour tout le monde, ils sont pris par une émotion et ne savent pas d’où ça leur vient ni comment c’est arrivé. C’est quelque chose de diffus, de l’ordre du secret, et qui est très enfoui. Bien sûr, je cherche à changer le regard du spectateur, à le solliciter intellectuellement, à le rendre actif, mais ce que j’aime dans le travail de metteur en scène c’est agencer les éléments du théâtre pour susciter chez le spectateur quelque chose de l’ordre de l’intime. Il y a chez moi un désir de réparation qui me pousse vers un théâtre que j’espère « de la réconciliation ». Comme si cet art me permettait de rattraper quelque chose de raté, ou d’insupportable du monde.
B. D.: Ce qui fonde aussi votre travail, ce sont les thèmes de l’autre, de l’exil, et ce que vous nommez « notre inconsolable sentiment d’abandon. »

A. N.: C’est quelque chose de très partagé. Il y a quelque chose d’inconsolable chez l’être humain. Le théâtre, je pense, est un art consolateur. Dans ce qu’il peut proposer sur l’amour, Le regard sur l’autre, le rapport à la mort, il y a quelque chose qui peut apaiser. Le théâtre est intéressant parce qu’il permet à la fois de travailler comme un peintre et comme un musicien. On dispose d’un certain nombre d’éléments : le son, la lumière, les couleurs, les matières, l’espace et bien sûr les acteurs.
Un acteur, c’est une texture de peau, une voix, une façon de bouger. J’espère que l’agencement de tous ces éléments-là va produire chez le spectateur un sentiment qui rend compte de ce dont on parle. Si les spectacles que j’ai montés abordaient ces thèmes-là — l’amour, la mort, le rapport à l’autre, l’exil, la séparation —, il s’agissait toujours pour moi d’arriver à les rendre concrets pour le spectateur, qu’il puisse les éprouver. C’est comme la présence de mon père dans LE MALADE IMAGINAIRE : exister ensemble sur une scène permettait de poser de manière simple et évidente la question des origines, dire quelque chose comme : « On est là, vivants ».
Je crois comme Braque que l’art transforme les blessures en lumière…




