Du cercle de personnages « en quête de bonheur » à l’exil de Médée, en passant par l’épopée d’Achille à l’âme éprise d’ailleurs et insatiable de Baudelaire ou de Pouchkine/Onéguine, le voyage traverse l’œuvre de Vassiliev tel un filigrane. Il ne s’agit cependant pas tant d’un thème littéraire ou de déplacements géographiques que d’une métaphore du projet théâtral lui-même. Dans les années 80, le metteur en scène russe obtient ses premiers succès à Moscou et en Europe avec Cerceau de Victor Slavkine, texte déjà manifeste de la quête utopique qu’il ne cesse de mener depuis. Son activité théâtrale perdure en effet depuis près de quarante ans sur un chemin passionné et sans cesse mouvant. « Chemin en art » dit-il sans cacher la démesure du projet et de l’ambition. La base ne reste pas moins fixe, celle du théâtre laboratoire et d’une véritable fascination de la relation entre théorie et pratique et du « théâtre total » comme tâche et idéal. Tâche du pédagogue, idéal de l’éthique rigoureuse de ses acteurs au sein du Théâtre Ecole d’art dramatique à Moscou, « mission » du metteur en scène qui tend à embrasser un pan toujours plus enfoui de la littérature, des idées, et de l’aspect syncrétique de la création. Au fil de son travail sur le jeu de l’acteur et à travers les œuvres montrées ou non au public, Vassiliev garde intact son rêve de voir surgir ne serait-ce qu’une heure ou un instant l’illusion « vraie » d’un autre possible.
Stéphanie Lupo : A Avignon vous montrez Le 23eme chant de l’Iliade d’Homère et Mozart et Salieri d’après Pouchkine. Pourquoi choisir des textes non dramatiques ?
Anatoli Vassiliev : Que je ne montre pas des textes dramatiques, c’est un fait réel et récemment je me suis posé la question de combien ma carrière en comptait. Bien sûr il y a longtemps j’ai travaillé sur Pirandello mais déjà je coupais des morceaux. Et même avant avec Cerceau, le texte était inventé collectivement pendant les répétitions avec l’auteur, et c’est devenu un texte tout à fait différent. Pour Tchekhov par exemple je n’ai jamais monté un texte complet, j’ai monté une œuvre qui s’appelait La Mouette IVe acte. Et de même pour Amphitryon. Bien sûr à la Comédie française j’ai monté le texte entier, mais en Russie le spectacle s’intitulait Huit dialogues tirés d’Amphitryon. J’ai aussi monté beaucoup de romans mais ça ne signifie pas que je fais des adaptations, jamais. Pour le roman de Dostoïevski Le songe de l’oncle, j’ai sélectionné quelques chapitres et je les ai utilisés sans rien changer ni réécrire, sans rien non plus découper dans le morceau choisi. Bien sûr ce serait possible de mettre en scène le texte entier mais ça ne m’intéresse pas. Qu’est-ce que je monte ? Je me suis posé moi-même la question.
S. L. : Les deux spectacles présentent une composition complexe mêlant texte littéraire, interludes musicaux, chant et parties chorégraphiées. Peut-on dire que le choix des textes est lié au thème qui vous est cher de la polyphonie ?
A. V. : C’est probablement sur ce terrain que se trouvent les racines. Pour Mozart et Salieri par exemple, on peut dire que c’est un texte dramatique, une tragédie, mais j’y ai inclus un requiem et aussi quatre poèmes de jeunesse de Pouchkine. J’appelle la scène centrale où Mozart boit le poison et où sont inclus des poèmes de jeunesse, l’atelier d’artiste. Le théâtre polyphonique, ou « synthétique » pour nous les Russes, c’est une vraie question. Je pense que les fondements on peut les trouver dans ceci : je maîtrise les structures dramatiques mais mon intérêt concerne des formes qui n’appartiennent pas aux drames. Ce que je souhaite c’est transmettre des structures dramatiques à ces autres textes. Transformer le monde de textes non dramatiques en drame. Mais surtout, la nature comme telle est polyphonique. Le monde et notre nature à nous êtres humains sont fondés sur une loi universelle et c’est à travers la polyphonie que cette loi se révèle. C’est en suivant cette voie que je suis arrivé au théâtre du mystère.
S. L. : Prendre d’autres textes comme une autre matière, n’est-ce pas aussi une manière d’ aborder le thème du potentiel utopique du théâtre ?
A. V. : Je ne sais dire s’il s’agit ou non de théâtre. Ce qui est sûr c’est que je me suis toujours intéressé à des mondes qui peuvent faire l’épreuve du monde dramatique. Avec la métaphysique, avec l’homme, avec son âme, avec la conscience. Par exemple on a répété Eugène Onéguine de Pouchkine. C’est un roman, et le défi le plus grand a été de créer une œuvre dramatique qui du point de vue de la structure serait identique au roman. Depuis Cerceau déjà, je m’intéresse aux structures du roman. J’ai écrit un texte à ce sujet. Parce que dans le drame les espaces sont fermés. Et j’ai commencé à m’intéresser aux espaces ouverts, puis aux instruments qui permettent de trouver une expérience adéquate pour les traverser. Et même quand j’ai pris des textes à espaces plutôt fermés comme pour Mozart et Salieri j’ai cherché à les ouvrir. Prendre le monde fermé du drame et essayer de l’ouvrir, prendre le monde ouvert du roman et trouver le moyen de le fermer comme dans le drame, on peut dire que c’est un chemin.
S. L. : Celui de confondre ces deux mondes ?
A. V. : Oui, bien sûr.