Avignon 2006 : un festival libre

Avignon 2006 : un festival libre

Le 21 Oct 2006

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Article publié pour le numéro
Couverture du Numéro 90-91 - Marc Liebens
90 – 91
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Il y a des métaphores au souf­fle long et Heinz Wis­mann en a pro­posé une cet été : celle des spec­ta­teurs qui, chaque année, se diri­gent vers Avi­gnon comme des pèlerins à la foi tou­jours intacte. Cette attente, cyclique­ment réac­tivée, Vilar l’a com­pris, con­firme le suc­cès de l’aventure engagée il y a soix­ante ans : « Nous avons réus­si le pub­lic », dis­ait-il. Un pub­lic jeune qui se renou­velle et, en même temps, un pub­lic fidèle qui aime suiv­re le théâtre plusieurs généra­tions durant. Le sou­venir, comme en amour, de « la pre­mière fois » est récur­rent, pour qu’ensuite l’expérience per­dure et inscrive sur la mémoire de cha­cun les « cer­cles du temps », pareils à ceux qui scan­dent le fût des arbres, et finis­sent par la nos­tal­gie épique du « il était une fois »… Per­son­ne n’a vieil­li à Nan­cy, au fes­ti­val depuis longtemps dis­paru, à Avi­gnon oui !

Il régna cet été une atmo­sphère légère, et Vin­cent Bau­driller avec Hort­ense Archam­bault l’ont cul­tivée en com­pag­nie de Joseph Nadj qui l’instaura grâce à des pho­tos de sa cité d’enfance ou à des dessins à l’encre, d’une inten­sité ori­en­tale, de son ami Alexan­dre Holan, à des céramiques de Barceló ou à des con­certs de jazz… Sur les marges, les arts voisins, nulle­ment intem­pes­tifs, ont accom­pa­g­né le pro­gramme comme un sfu­ma­to dis­cret.

Pes­soa dis­ait que « la lit­téra­ture, de même que toute forme d’art, est l’aveu que la vie ne suf­fit pas ». Le théâtre con­firme pareil diag­nos­tic car ses réus­sites, tou­jours, se con­ver­tis­sent en événe­ments pro­pre­ment biographiques que l’on aime revivre en les racon­tant… Réc­its de « l’autre vie »… Réc­its de juil­let. Les réc­its d’Avignon.

L’art néces­saire

Seul l’art qui fait réson­ner l’être l’emporte dans un au-delà du quo­ti­di­en. Plus encore, seul le grand art, c’en est d’ailleurs la preuve, pro­duit en soi du texte. Certes, le chef‑d’œuvre laisse d’abord muet, per­plex­ité extrême qui demande du temps pour se con­ver­tir en com­men­taire, mais cer­taines œuvres ou spec­ta­cles, rares, ren­dent intérieure­ment loquace. L’œuvre par­le en moi et… me fait par­ler ! Certes, j’entends déjà les réserves à l’égard de pareils pro­pos con­sid­érés comme trop… lit­téraires ! J’assume. Pour moi, « un peu clas­sique » selon le diag­nos­tic d’une amie, le grand art se mesure à l’aune du texte qui sur­git en moi. Texte intérieur ! Cette pro­fes­sion de foi m’a été inspirée par Paso Doble, qui a ressus­cité l’expérience des représen­ta­tions exem­plaires qui, cha­cune, m’ont érigé en un véri­ta­ble geyser lit­téraire : La Classe morte de Kan­tor ou Argenti­na de Kazuo Ohno, La Con­férence des oiseaux de Brook ou Les Troyennes de Ser­ban, Tam­bours sur la digue de Mnouchkine ou Médée de Vas­siliev, Puri­fiés de War­likows­ki, Rwan­da 94 du Groupov, Les Aveu­gles de Denis Mar­leau… Elles pla­cent le spec­ta­teur dans la pos­ture sou­vent évo­quée par Gro­tows­ki, « dehors-dedans », et, à par­tir de cette incer­ti­tude, il par­le. Pour dire ce que l’expérience a sus­cité en lui. Et ain­si, la source ini­tiale­ment tarie qu’il était se mue en riv­ière ! Comme après ce Paso Doble unique ! De la glaise aux mots ! Voilà le mir­a­cle de l’art néces­saire.

Paso Doble, l’œuvre unique

Le Cloître des Célestins. À Avi­gnon, com­bi­en l’on éprou­ve cette réver­béra­tion ono­mas­tique des lieux jadis sacrés ! À tra­vers le vit­rail cen­tral — sub­til effet poé­tique —, les rayons du soleil joints à ceux d’un pro­jecteur nim­bent un plateau dressé presque à 90° à par­tir de la scène. Nadj et Barceló se lan­cent dans une sorte de work in progress grâce à la mobil­ité de la terre glaise dont ils mod­è­lent des amphores ou des masques grotesques pro­jetés avec énergie ensuite sur le mur devant eux. Tout ce qui sur­git dis­paraît dans la sec­onde d’après, inlass­able reprise d’un geste de créa­tion voué à la destruc­tion : que rien ne dure ! Il y a de l’improvisation et du jeu dans ces gestes qui rap­pel­lent aus­si la pul­sion ludique des enfants face aux châteaux de sable emportés par les eaux ou effon­drés sous l’impact de leurs pro­pres bâtis­seurs d’un jour. Plaisir régres­sif, mais aus­si plaisir inven­tif de l’artiste qui ébauche des formes, les fait appa­raître et dis­paraître, tel Picas­so dans le film de Clouzot. Le pub­lic s’apparente alors à la caméra et, pareil à elle, plonge éper­du­ment dans le chaos de ce gri­moire de la ges­ta­tion. Fig­u­ra­tion de la créa­tion… Grâce à ce brouil­lon, le spec­ta­teur suit, en témoin atten­tif, le proces­sus de la nais­sance aus­si bien que de l’effacement, jusqu’au moment où Nadj, le danseur, s’immobilise pour s’ériger en sup­port pour les vas­es que Barceló entasse sur ses épaules jusqu’à ce que son allié s’effondre. Corps englouti sous les œuvres… Il rap­pelle alors les légen­des balka­niques du Maître Manole en Roumanie ou du Pont de Dma en Ser­bie, selon lesquelles les rit­uels de con­struc­tion exi­gent une vic­time pour que le mon­u­ment hors pair tienne : il se paye au prix de la vie ! Ain­si l’union binaire ini­tiale se scinde et Nadj sem­ble se sac­ri­fi­er pour l’œuvre de Barceló qui l’écrase. L’enterrement du vivant, sous nos yeux, dans la terre des céramiques sem­ble, un instant, accom­plir le rêve pre­mier de Nadj qui souhaitait « dis­paraître dans le tableau ». Faux final ! Géniale relance. Barceló, tout en agglu­ti­nant ses vas­es qui por­tent telle­ment la mar­que des Dogons d’Afrique, se livrait en même temps à des lacéra­tions énig­ma­tiques sur le plateau de glaise. Rap­pel de ces dessins étranges qui zèbrent les sols péru­viens pour servir, sem­ble-t-il, à d’improbables extrater­restres, hiéro­glyphes prim­i­tifs indéchiffrables pour un œil non aver­ti, secrets kab­bal­is­tiques… Simul­tané­ment, d’un côté le mys­tère de ces signes, de l’autre l’épreuve du corps, Barceló et Nadj, « Paso Doble », ironique détourne­ment d’une réputée fig­ure de danse. Mais une fois la sur­face argileuse cou­verte d’incrustations et la sur­charge par­v­enue à son point extrême, les deux artistes se retrou­vent ensem­ble et passent, pour de bon, au-delà de la sur­face en lais­sant der­rière eux deux trous géants. Ils creusent, avec leurs corps, les deux yeux qui don­nent sens aux grif­fures du plas­ti­cien : c’est un por­trait qu’il dessi­nait, mais pour qu’il se con­stitue en vis­age, il récla­mait la dis­pari­tion dou­ble de ces artistes-aven­turi­ers. Et, eux une fois évanouis, un être nous regarde du plus pro­fond de sa terre. C’est l’homme issu de la glaise et du sac­ri­fice partagé. Fig­ure « pre­mière » dont je suis le parte­naire de choix. Je le vois et il me voit. Ce n’est pas Dieu, mais moi-même rehaussé par l’Art qui en a esquis­sé les con­tours, et par les artistes qui ont payé de leur être. Cha­cun a besoin de l’autre… Art partagé ! Ce vis­age qui évoque la créa­tion pri­mor­diale rend con­crète et physique la métaphore niet­zschéenne du « ravin qui vous regarde ». Ici, la scène me voit, jusqu’au plus pro­fond de moi-même. Mais parce que j’ai vu ce vis­age d’Homme engen­dré sous mes yeux par des hommes qui s’y sont engouf­frés, je par­le. Il me regarde de l’au-delà de la Mort et sur­plombe ma vie.

Imag­i­naire état des orig­ines

De Bartabas, nous con­nais­sons les per­for­mances et les excès, la pose ou l’extrême engage­ment : étrange alliage. Il cap­tive ou exas­père ! Mais après avoir vu Bat­tuta, com­ment rejoin­dre ceux qui déplo­raient sa présence en Avi­gnon cet été ? Le suc­cès n’est pas syn­onyme de qual­ité, mais son con­traire non plus : il y a encore des suc­cès qui hon­orent et ras­surent. En voilà un…

Au-delà de ses exploits recon­nus, Bartabas, inspiré par le nomadisme tzi­gane, esquisse ici une image du monde. Monde des com­mence­ments que les chevaux au galop, sans selle ni cav­a­lier, ressus­ci­tent par leur course effrénée. On retrou­ve alors men­tale­ment la steppe mon­gole ou les plaines de la Camar­gue… Lieux des orig­ines ! D’ailleurs, l’image finale ne rap­pelle-t-elle pas le leit­mo­tiv de Tarkovs­ki, chez qui si sou­vent un cheval erre sous la pluie dans des paysages sans âme qui vive ? Ici aus­si tout se ter­mine avec un bel étalon qui s’avance et se place sous la colonne d’eau, véri­ta­ble poutre maîtresse du spec­ta­cle. Un cheval et de l’eau… Voilà le début, le Grand début !

Dans Bat­tuta, les cav­a­liers bondis­sent en pleine course et, hissés sur le dos de leurs chevaux libres, ils racon­tent des his­toires d’amour et d’enlèvement de femme, de mariage et de fête. Rapid­ité et pas­sions ryth­mées par un orchestre mol­dave et une fan­fare gitane qui se relayent pour entretenir le rythme débridé du spec­ta­cle. Bartabas, au terme de ces divers exploits équestres, sur­git dérisoire­ment à dos d’âne pour déclin­er ensuite, à toute allure, les fig­ures de la mytholo­gie gitane, comme dans un film de Kus­turi­ca en accéléré. La vitesse, ici, tout se place sous son signe auquel s’ajoute cet humour que nous avions décou­vert dans J’ai même ren­con­tré des Tzi­ganes heureux ! C’est du nomadisme exac­er­bé sur fond de dépense exaltée.

En écho, Bartabas con­vie les spec­ta­teurs au lever du soleil dans la car­rière Boul­bon où, au cœur du cratère de pierre, il se dresse seul, pour engager, dans cet autre lieu des orig­ines, le dia­logue mati­nal avec son parte­naire, le désor­mais célèbre cheval noir Car­avage. Et alors, tel un Gro­tows­ki du « théâtre équestre », nous retrou­vons la force pri­mor­diale du « théâtre des sources ». L’homme muni d’une tech­nique dans un monde inau­gur­al.

La voix du Grand Extérieur

Le Grand Extérieur, c’est ain­si qu’Antoine Vitez désig­nait le ter­ri­toire de la mort. Et c’est de là qu’il m’a sem­blé enten­dre la voix off qui racon­te l’histoire des Marchands de Joël Pom­mer­at. Voix du dehors, loin­taine, qui fait appa­raître ou s’évanouir des per­son­nages pris dans les rets d’un quo­ti­di­en sans issue, que seul l’électrochoc d’un meurtre d’enfant pour­ra dénouer. Cette jeune mère meur­trière tient de Médée autant que de Jeanne d’Arc. Le geste hors norme ou l’illumination — voilà les seules répons­es face à la cru­auté d’un monde sans issue ! Monde dom­iné par l’économique… Par l’absence de réponse raisonnable et le mir­a­cle comme unique solu­tion, Pom­mer­at ren­voie au Grand Extérieur, à ce pays inac­ces­si­ble où le Deus ex machi­na est pos­si­ble. Scep­ti­cisme indé­pass­able !

C’est de là aus­si que se lève la voix de Claire Goll dont les mémoires bigar­rées — éditées par un ami, Adam Biro, je l’apprends en ren­trant à Paris — for­ment la matière du réc­i­tal de Viviane De Muynck mis en scène par Jan Lauw­ers. Qu’est-ce que la vieil­lesse avancée sinon l’antichambre du Grand Extérieur où, comme dis­ait Gide, elle trou­ve solu­tion ? Arrivé là, on tourne la tête et, une dernière fois, avec nos­tal­gie ou joie, comme ici, on revis­ite chemins, pays, per­son­nes, bref la vie. Lauw­ers, grâce à des pro­jecteurs accrochés aux poulies qui descen­dent lors de chaque étape franchie, accom­pa­gne et con­duit les con­teuses Claire et Viviane réu­nies vers un extra­or­di­naire rideau final de lumière. Claire Goll joue de la biogra­phie et de ses pro­tag­o­nistes en se plaçant dans l’entre-deux du vrai/faux qu’ensuite, à son tour, Viviane De Muynck restitue avec brio : du passé, on se sépare en s’amusant… C’est pourquoi, avec les années qui passent, ni Claire ni Viviane ne s’enfoncent dans la nuit, mais s’approchent de nous en pleine lumière jusqu’à l’éblouissement ultime qui mar­que l’accès au Grand Extérieur.

Et de quoi d’autre par­le Chaise de Bond dans la mise en scène d’Alain Françon ? Elle est l’épure de la douleur. Rarement les gestes sur une scène furent plus économes et les paroles plus égrenées pour dress­er, comme dans un tableau naïf, non pas l’image du bon­heur, mais, bien au con­traire, la déso­la­tion con­tenue du monde. C’est du « théâtre du quo­ti­di­en » tra­ver­sé par le désar­roi extrême. Valérie Dréville, avec une émo­tion con­tenue, en se livrant à des gestes d’une pré­ci­sion pic­turale, restitue l’ampleur du désas­tre. Comme d’ailleurs une autre comé­di­enne, Madali­na Con­stan­tin, décou­verte dans une pièce de Matei Vis­niec mise en scène par Alexan­dra Badea. Comme jadis pour Grüber, pour les deux aujourd’hui, il n’y a plus de cri trag­ique que mur­muré ! Voix embuée… Écho d’une souf­france qui se dérobe à la démesure et entraîne vers le cen­tre anéan­ti de l’être.

De ce même fos­sé intérieur s’élèvent les mots qui, à la lim­ite de l’extinction, racon­tent ce que l’homme peut faire à l’homme dans Rouge décan­té. Et de nou­veau, c’est l’histoire d’une femme poussée jusqu’au bord de l’abîme que l’on revis­ite. Ce réc­it du traite­ment infligé aux pris­on­niers hol­landais dans les camps japon­ais en Indo­chine plonge les spec­ta­teurs que nous sommes au cœur de l’Enfer, d’où nous parvi­en­nent des mots à peine audi­bles qui, enfin, en douceur, libèrent… Voix blanche pour dire l’absolu de l’horreur. Voix de l’intime, voix qui remonte du plus pro­fond de soi dans un ultime sur­saut. Vic­toires arrachées au prix d’un effort inouï con­tre le silence, con­tre le mutisme auquel pareilles expéri­ences con­duisent. Le mur­mure de ces voix-là, on l’a enten­du cet été à Avi­gnon.

Ambiva­lences ludiques

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