Comment voir et entendre, dire le monde ?

Comment voir et entendre, dire le monde ?

Le 13 Oct 2006

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Article publié pour le numéro
Couverture du Numéro 90-91 - Marc Liebens
90 – 91
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Bernard Debroux : Vous démar­rez votre pre­mière sai­son à la direc­tion du Théâtre du Grütli par ces qua­tre journées appelées Débats logoS en faisant se ren­con­tr­er des uni­ver­si­taires, des théoriciens, des philosophes et des artistes. C’est affirmer que vous prenez par­ti pour un théâtre de la pen­sée ?

Maya Bösch : Notre inten­tion est de créer à Genève une scène expéri­men­tale qui mette en avant la recherche théâ­trale, en per­me­t­tant aux créa­teurs de pren­dre le temps de tra­vailler et d’échanger des idées. Nous posons que, dans cette région où il y a beau­coup de Hautes Écoles, de fac­ultés divers­es, des cen­tres de recherch­es très poin­tus comme le CERN, etc., il est pos­si­ble de créer un champ de com­mu­ni­ca­tion entre la sci­ence, la fil­ière uni­ver­si­taire et les arts. Nous voulons pro­duire non seule­ment des spec­ta­cles mais aus­si de la ren­con­tre. La sai­son logoS, c’est aus­si la volon­té toute sim­ple de retourn­er à l’origine du théâtre, d’être curieux d’une autre langue, de l’organisation, de l’esthétique et de la poli­tique d’une société vieille de 2500 ans, tout en se posi­tion­nant pour un théâtre du futur, un théâtre qui invente de nou­velles formes, de nou­veaux rap­ports entre spec­ta­teurs et créa­teurs. Les Grecs reloaded, comme l’écrit Math­ieu Bert­ho­let dans son texte pour UTZGUR !

Michèle Pra­long : Un théâtre de la pen­sée, oui, cer­taine­ment, puisque c’est le ressort essen­tiel du théâtre : le lan­gage, les idées qui passent d’une tête à l’autre. Il y a là un bal­let de boîtes crâni­ennes : celle de l’auteur, du comé­di­en, du spec­ta­teur. J’aime l’expression de Brecht qui dis­ait que faire du théâtre, c’est penser dans la tête des autres. Mais il y a aus­si trans­fert, pas­sage, jeu entre les corps, et le théâtre qu’on cherche ne doit pas oubli­er le phys­i­ologique. Je pense très sincère­ment que le théâtre suisse romand doit miser sur deux choses aujourd’hui : une atten­tion ren­for­cée à la dra­maturgie et le frot­te­ment avec les autres arts, au pre­mier chef avec les arts plas­tiques et avec la danse. Donc un théâtre du corps aus­si. Ces débats en ouver­ture de sai­son ont été un peu comme une grande séance de tra­vail à la table, un tra­vail dra­maturgique qui prendrait libre­ment les pièces de la sai­son comme un cor­pus à ques­tion­ner. Toute approche dra­maturgique n’est intéres­sante que si elle com­mence par dyna­miter les idées reçues. Ce que les inter­ven­tions de Flo­rence Dupont notam­ment, pro­fesseur à Paris VII, n’ont pas man­qué de faire : elle s’est livrée à un véri­ta­ble exer­ci­ce d’essorage de l’Antiquité, d’essorage surtout de la fas­ci­na­tion pour l’Antiquité, ouvrant ain­si aux créa­teurs un immense champ de lib­erté. Pour ma part, j’en garde au moins ceci, posé par la philosophe Sophie Klim­is, que la force essen­tielle de la tragédie, c’est de se voir soi-même en autre, afin, en retour, de pou­voir com­pren­dre l’autre comme soi. Ces qua­tre jours étaient forts, et nous souhaitons pour­suiv­re avec une série de sémi­naires dra­maturgiques sur plusieurs tragédies et divers thèmes de logoS (le con­cours, le chœur, la guerre, la démoc­ra­tie, etc.), avec des vision­nements de cap­ta­tions scéniques emblé­ma­tiques, guidés dans ce périple par Bernard Schlurick, l’un des auteurs de la sai­son, spé­cial­iste de lit­téra­ture com­parée (1).

B. D. : Dans votre note d’intention pour la direc­tion à don­ner à ce théâtre, vous utilisez le mot « déplac­er ». Qu’entendez-vous par cette notion ?

M. B. : Déplac­er, c’est inven­ter ses pro­pres instru­ments, sor­tir de ce qui est très prég­nant ici, une sorte de clas­si­cisme à la française, et tra­vailler sur des formes con­crètes, avec des out­ils pré­cis. Regardez ce qui s’est passé lors de la lec­ture des Pers­es, pro­jet mené par Clau­dia Bosse, lors des Débats logoS. C’était la pre­mière fois que l’équipe vien­noise de ce tra­vail mon­u­men­tal ren­con­trait l’équipe genevoise : cha­cun pou­vait voir et enten­dre ce qui se passe lorsqu’un proces­sus de tra­vail est ren­du pub­lic, lorsque deux approches, deux manières de dire se ren­con­trent. Il y a choc, saut, échange. Où l’on voit, sim­ple­ment, que le théâtre nous con­cerne tous, qu’il ne pro­pose pas seule­ment des spec­ta­cles mais qu’il est une pra­tique poli­tique, un lieu d’analyses et d’expérimentation des réal­ités d’aujourd’hui. On est des créa­teurs. On doit chercher. C’est comme une pâte à mod­el­er : il faut inven­ter plutôt que courir tou­jours à la même inter­pré­ta­tion qui finit par fer­mer le sens. Pour revenir à ces Débats, il faut avoir à l’esprit qu’à la Volks­bühne de Berlin, lorsque les philosophes sont invités à pren­dre la parole, le théâtre est rem­pli de spec­ta­teurs et de prati­ciens. C’est vrai­ment une plate-forme. Pour les artistes, un matéri­au est fourni là qui sera ensuite déplacé, malaxé, con­crétisé par des recherch­es.

B. D. : Un élé­ment impor­tant pour vous aus­si, c’est ce lieu dans lequel on se trou­ve. Ce théâtre avec ces espaces très par­ti­c­uliers…

M. P. : Nous avons conçu notre pro­jet en fonc­tion du paysage théâ­tral région­al, de la mis­sion du Grütli, et surtout de son infra­struc­ture. Nous dis­posons de deux salles, toutes les deux poly­va­lentes, qui sont inscrites dans une mai­son des arts (arts plas­tiques, ciné­ma, danse, bib­lio­thèques, restau­rant, etc.). Tout ça au cen­tre d’une ville très active cul­turelle­ment mais qui, tra­di­tion­nelle­ment, val­orise essen­tielle­ment la musique clas­sique. On a com­mencé par réfléchir aux con­di­tions de tra­vail qu’on allait don­ner à ces espaces et au moyen d’inviter les créa­teurs à occu­per le Grütli dans ses grandes largeurs. Exem­ple : la propo­si­tion faite à Oskar Gomez Mata de pren­dre toute la mai­son pour un spec­ta­cle déam­bu­la­toire, instal­latif et éclaté, Épiphaneïa.

M. B. : Il y a eu au départ cette déci­sion risquée de dire : on enlève les gradins dans les deux salles. Il s’agissait d’élargir le champ des pos­si­bles et de laiss­er ouverte la géométrie dans laque­lle on peut trans­former à chaque fois la ren­con­tre entre comé­di­ens et spec­ta­teurs. Mais pour nous, l’espace du Grütli, c’est aus­si la rue ! Lors de la con­férence de presse, il y avait huit voitures ren­ver­sées, posées sur leur toit, pro­pre­ment garées, « à la suisse » mais à l’envers. Il y a aus­si la ville, vers laque­lle il faut aller. Cela passe par des rela­tions de bon voisi­nage : à une banque proche, nous avons pro­posé d’organiser con­join­te­ment un cours de yoga… Il s’agit de manière générale de cass­er le cir­cuit fer­mé du théâtre et de s’ouvrir à la société. C’est dans ce sens aus­si que nous nous sommes intéressées au pro­jet Let’s exper­i­ment democ­ra­cy, qui recon­stitue un chœur de 500 citoyens pour Les Pers­es : 340 per­son­nes se sont man­i­festées pour en faire par­tie, autant de liens inédits entre la ville et le théâtre. De même pour le pro­jet Sta­tions urbaines, suc­ces­sion d’interventions éch­e­lon­nées sur deux ans dans dif­férentes archi­tec­tures publiques, et qui se con­fronte au texte Sport­stück d’Elfriede Jelinek, à sa langue qui radi­ogra­phie la com­plex­ité de la pen­sée con­tem­po­raine. L’urbanisme nous donne là des appuis pour inves­tiguer, pour voir et enten­dre cette cri­tique féroce, véhé­mente, ludique de la société.

M. P. : Le théâtre est vrai­ment un espace pub­lic impor­tant. Il y a donc ici des spec­ta­cles, des con­férences, des ren­con­tres. Le chaos, le bruit, la tour­mente du monde doivent y entr­er avec les spec­ta­teurs et les artistes. J’ai tou­jours beau­coup aimé le pro­jet dans lequel Thomas Oster­meier avait rem­placé un des murs de son pre­mier théâtre à Berlin, la Baracke, par une paroi trans­par­ente, met­tant ain­si en rela­tion immé­di­ate et non maîtris­able le théâtre et la rue.

B. D. : Votre pro­jet est très ambitieux. Vous démar­rez votre pre­mière sai­son sur le thème de la tragédie grecque ; la sec­onde serait vouée au théâtre de la Renais­sance et la troisième cen­trée sur les auteurs con­tem­po­rains… Comme si vous vouliez faire toute l’histoire du théâtre en trois ans ! Bien sûr les choses sont mêlées puisque, dans la créa­tion des Sept con­tre Thèbes, il s’agit du texte d’Eschyle et en même temps d’un véri­ta­ble texte con­tem­po­rain…

M. B. : Ce qui est le plus impor­tant au théâtre, c’est de se con­fron­ter à. Comme tu viens d’en don­ner l’exemple avec Les Sept con­tre Thèbes : il s’agit d’une tra­duc­tion con­tem­po­raine batail­lant avec un texte de l’Antiquité. Pour nous, il y a là un champ de frot­te­ment. Notre pre­mière sai­son n’est nulle­ment une ten­ta­tive de recon­sti­tu­tion du théâtre grec mais une mise en ques­tion, en sit­u­a­tion, en con­fronta­tion des démarch­es con­tem­po­raines avec celles de l’Antiquité. Par exem­ple, je ne m’attends pas du tout au retour des masques (peut-être des masques de Mick­ey Mouse !). Mais je crois que le tra­vail sur un matéri­au aus­si riche peut nous ouvrir d’autres per­spec­tives, une pen­sée très forte qui nous oblige à inven­ter de nou­velles formes ou sim­ple­ment à utilis­er l’espace et le temps autrement. La curiosité et le désir sont essen­tiels dans les domaines de l’art ; sans eux, on arrêterait tout. Depuis cinq ou six ans, il me sem­ble aus­si que les mythes revi­en­nent en force comme référence : la fig­ure d’Achille, Troie, Ulysse, etc., ce qui se passe au Moyen-Ori­ent, les con­flits et les guer­res… Je pense que pour être un théâtre expéri­men­tal, il faut non seule­ment s’engager dans une démarche pluridis­ci­plinaire, cela avec des out­ils con­crets, mais aus­si revenir sur le passé, sur les formes du passé. Il ne s’agit pas d’une école mais d’un lieu d’expérimentation qui a besoin de se frot­ter à des élé­ments qui peu­vent résis­ter. Comme l’Antiquité, par exem­ple… Peter Slo­ter­dijk dit : « Sont clas­siques les textes qui résis­tent à leurs inter­pré­ta­tions. » C’est utile, cette force-là.

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Bernard Debroux
Écrit par Bernard Debroux
Fon­da­teur et mem­bre du comité de rédac­tion d’Al­ter­na­tives théâ­trales (directeur de pub­li­ca­tion de 1979 à 2015).Plus d'info
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