Étéocle
Citoyens de Cadmos,
il doit dire ce qui se doit,
celui qui, en garde des affaires de l’État,
à la poupe de la cité, manœuvre la barre
sans que tombent lourdes ses paupières.
Car, au cas où nous agirions avec succès,
le mérite au divin en reviendrait.
Si, par contre — croisons les doigts — un malheur arrive,
Étéocle — un seul nom sur toutes les lèvres —
sera acclamé par des concerts
de vociférations et de lamentations
dont Zeus Protecteur, en son nom, puisse
épargner la ville des Cadméens.
Et vous, à cette heure,
aussi bien ceux qui n’ont pas encore atteint l’âge viril
que ceux qui ont fait leur temps,
il vous faut bander fort votre puissance,
chacun s’engageant selon ses forces.
Il vous faut secourir la cité
et les autels de nos dieux,
afin que ne meure leur culte ;
secourir ceux de votre sang
et la Terre-Mère, nourrice chère,
qui, assumant le dur devoir
de vous élever vous enfants encore rampants
sur son sol accueillant,
vous a nourris
et de vous a fait des citoyens,
armés de boucliers,
dignes et prêts à la tâche.
Jusqu’ici, la chance est de notre côté ;
depuis le temps que dure notre réclusion,
la guerre — grâce aux dieux —
le plus souvent tourne à notre avantage.
Mais aujourd’hui,
le devin, gardien des oiseaux,
a parlé :
lui qui, par l’oreille et l’esprit,
sans le recours au feu,
observe,
et dont l’art ne ment pas ;
maître des augures,
il déclare
qu’une grande offensive achéenne,
dans la nuit,
se trame et s’ourdit contre Thèbes.
En marche,
équipés de tout votre armement,
précipitez-vous aux renforts et aux portes ;
massez-vous sur les murailles ;
des tours, occupez les pontons,
et, le pied ferme,
défendez l’accès aux portes
sans craindre le nombre des assaillants —
le dieu travaille à notre cause.
Et moi, à l’armée ennemie,
j’ai envoyé des observateurs et des espions
qui — j’en suis sûr —
ne se perdront pas en chemin.
Puissent leurs rapports écoutés
me mettre en garde contre la ruse.
Le Messager
Étéocle, courageux chef des Cadméens,
de retour de l’armée ennemie,
j’ai — pour toi —
sur les choses de là-bas
un rapport circonstancié.
J’ai — moi — été le spectateur de ces événements :
sept commandants,
hommes impétueux,
égorgeaient un taureau sur un bouclier noir,
et, plongeant leurs mains dans le sang de la bête,
par Arès et Enyo,
et Phobos assoiffée de sang,
ils juraient
qu’ils ne laisseraient à Thèbes
aucun signe de vie
après l’avoir détruite de fond en comble,
ou alors
qu’ils gorgeraient de leur sang cette terre
par leur mort.
De leurs mains,
pour souvenirs à leurs parents,
ils attachaient au char d’Adraste
des objets personnels,
tout en versant des larmes,
mais ne proféraient aucune plainte.
Leur cœur de fer mâle ardent, rugissait comme les lions,
Arès au fond de leurs yeux.
Ni hésitation ni recul dans leur détermination.
Je les ai laissés :
chacun tirait du casque de guerre
le sort qui désignerait la porte
où il conduirait son unité.
Choisis donc rapidement
les meilleurs hommes parmi les hommes de la ville,
sois leur chef et
conduis-les auprès des portes,
car déjà les troupes d’Argos,
toutes en armes, s’approchent ;
l’écume au poitrail,
dans un nuage de poussière,
leurs chevaux bavent sur nos plaines.
Toi,
comme le marin veille à la barre,
veille sur la ville
avant que les vents d’Arès ne tournent à l’ouragan.
En ce moment même,
le sol retentit de la vague ennemie ;
en face,
reprends le plus rapidement possible l’initiative.
Moi, fidèle observateur du jour,
je garderai les yeux ouverts,
et d’une claire parole, apprenant
ce qui se déroule devant la porte,
tu seras celui qui évite le danger.
[Il s’éloigne.]
Étéocle
Ô mes dieux, ma terre,
Zeus !
Ara, malédiction,
et toi, Erinys,
du père l’ombrageuse stature,
ne m’arrachez pas ma ville —
capturée,
saccagées ses maisons, ses familles,
ses fondations.
Elle, voix de la Grèce,
ne la pliez pas, ma terre libre,
la Cadméenne,
sous le joug de l’esclavage.
Soyez notre force.
J’espère de notre existence commune parler :
une cité paisible honore ses dieux.
Le Chœur
Moi qui ai peur, je crie ma détresse immense.
L’armée est lâchée.
Il a quitté son campement et déferle
vers nous, le peuple nombreux des cavaliers.
Preuve : la poussière dans l’air, messagère
muette, authentique et solide à ma vue.
Le branle-bas des armes s’est emparé du sol
de ma terre, il s’approche, s’élance, tonne.
Ainsi le torrent irréductible descend
la montagne.
Ce malheur dressé contre nous, ô dieux,
ô déesses, éloignez-le.
Le cri a franchi la muraille : la grande armée des boucliers blancs s’est levée, elle fait
manœuvre vers Thèbes.
Qui des dieux, des déesses, la retiendra ?
Qui nous en préservera ?
Et moi que dois-je faire, sinon tomber à genoux
devant les statues de nos dieux ?
Ô bienheureux à l’ombre de vos sanctuaires,
vers vous, il est l’heure de presser le pas,
pourquoi s’attarder en plaintes vaines ?
Entendez-vous ou non le fracas des boucliers ?
Quand — sinon maintenant — avoir recours
à la procession des voiles et des couronnes ?
Je le vois le ferraillement, le fer à fer de plus
d’une lance !
Que vas-tu faire Arès ? Trahir ton ancestrale
terre ?
Regarde, dieu au casque d’or, regarde la ville
la ville à laquelle tu accordas ton affection.
Dieux de nos rues et de nos maisons, venez tous,
venez voir des vierges la horde suppliante,
suppliante à la pensée de l’esclavage.
Autour de la ville bouillonne — hommes ivres
à la crête emplumée — une vague soulevée
par le souffle d’Arès.
Ô Zeus, Zeus !
Père qui tout accomplit
de nos corps
repousse la main de l’ennemi.
Ceux d’Argos étranglent la ville de Cadmos.
En moi monte la terreur des armes homicides.
Le frein aux mâchoires des chevaux crie
le meurtre. Sept valeureux commandants
de l’armée ennemie, tirés au sort, équipés
de lances, ont pris position aux sept portes.
Et toi, Pallas ! née de Zeus, toi puissante
qui aime le combat
viens au secours de notre cité !
et que Poséidon, lui, maître des chevaux,
maître de la mer par le harpon lancé
sur le poisson
nous délivre, nous délivre du nœud de la peur.
Et toi, puisqu’il le faut, Arès !
sur cette ville qui tient son nom aimé
de Cadmos
telle la vigie scrute l’espace, veille inquiet.
Et toi, Matrice de nos races, Cypris !
de ton sang nous sommes nés, protége-nous !
Nous nous approchons de toi avec des chants,
des prières et des larmes.
Et toi, Lycos ! chef tueur de loup, Lycos !
fais hurler l’ennemi comme il nous fait hurler !
Et toi, Artémis !
recouvre-toi de toutes tes armes !
Dieu ! j’entends le roulement des chars
autour de la ville !
Ô puissante Héra !
Les essieux ont crié sous le poids des guerriers !
Artémis aimée !
L’air haché par la lance devient fou.
Quelle est cette souffrance endurée par ma cité ?
Que va-t-elle devenir ? Où le destin — encore
à la fin l’emporte-t-il ?
La pierre projetée de loin vient heurter
nos murailles !
Ô Apollon !
J’entends aux portes le choc des boucliers
de bronze !
Écoute
toi qui de par Zeus décide
du terme fatal de toute guerre ;
et toi, Onka !
souveraine à la proue de la cité
protège Thèbes
la ville aux sept portes.
Ah ! dieux tout-puissants — et déesses – destinés
et destinées à la garde de cette terre, ne livrez pas cette ville exténuée sous le coup des lances
à l’armée de ceux qui parlent une langue
étrangère. Écoutez, écoutez en toute amitié et justice,
la plainte des vierges aux mains tendues
vers vous. Chers dieux libérateurs, remparts
de notre ville, montrez combien vous l’aimez !
Acceptez nos sacrifices et, les recevant,
venez-nous en aide !
N’oubliez pas
et souvenez-vous de l’encens des mystères
brûlé à profusion.
Etéocle
Je vous pose la question
insupportables ventres mous :
est-ce là agir comme il se doit
pour la sauvegarde de la cité ?
est-ce là redonner courage
à notre armée
assiégée
que d’aller vous affaler criardes
et gueulantes
aux pieds des dieux de bois ?
toute chose répugnante
pour un être sensé.
Pas plus dans le malheur
que dans les douces heures
je ne vivrai
sous le même toit que votre race
car
fortes, votre cœur n’est pas
de ceux auxquels on s’accorde
et
dans le danger
vous êtes un fléau pour le foyer
et pour la ville.
Ici et là, excitées
vous semez la débandade parmi
les citoyens,
renforçant le parti de l’ennemi
cependant qu’à l’intérieur
nous nous livrons à notre propre
destruction. Voilà ce qui arrive
à vivre avec des femmes !
À partir d’aujourd’hui
quiconque
ne suivra pas mon ordre,
homme ou femme ou
— qui est l’un dans l’autre —
une sentence de mort à son encontre
sera prononcée
et du peuple il ne pourra échapper
au jugement des pierres.
À l’homme
le soin des affaires du monde
et que la femme n’en décide pas.
Reste au foyer et cesse de nuire !
M’entends-tu, oui ou non ? ou bien
est-ce que je parle à une sourde ?
Le Chœur
Enfant chéri d’Oedipe, j’ai peur lorsque
parvient à mon oreille le branle-bas,
le branle-bas des chars où se mêle le cri
des essieux au claquement sec des harnais,
quant à la bouche des chevaux le mors,
fils du feu, jamais ne s’endort.
Etéocle
Eh quoi ! Est-ce que le marin,
remettant son salut à la manœuvre,
fuit, de la poupe à la proue,
quand,
sur la mer, lutte en grinçant
le bateau contre la vague ?
Le Chœur
Non, je n’ai fait que courir confiante
vers les vieilles statues de nos dieux,
que parce que grondait à nos portes ainsi
que la neige, l’avalanche meurtrière,
et seulement alors la peur m’a entraînée
à prier nos bienheureux,
afin que retombe leur puissance sur la ville.
Étéocle
Priez (prie)
que le mur d’enceinte nous protège
du trait ennemi !
Cela, ce sera — prier —
et pour les dieux eux-mêmes !
Ne dit-on pas
qu’ils abandonnent
une cité prise ?
Le Chœur
Moi vivante, que jamais mes yeux
ne puissent voir
cette ville abandonnée des dieux ici rassemblés,
Thèbes saccagée, parcourue par les incendiaires.
Étéocle
N’en appelle pas aux dieux
à tort et à travers,
car la stricte observance — femme —
est mère des pratiques qui sauvent.
Il n’y a rien d’autre à entendre.
Le Chœur
Oui, mais plus élevé est le pouvoir des dieux.
Souvent, il balaye le nuage de devant le regard
assombri par la peine
de qui va démuni dans le malheur.
Étéocle
Il appartient aux hommes
de sacrifier,
d’interroger l’avenir à l’ombre
de la chair ennemie.
Tu dois,
de ton côté,
te taire et
rester dans ta maison.
Le Chœur
C’est par la grâce des dieux que, de la foule
ennemie, nous protègent encore nos murailles,
et que notre ville reste invaincue.
Quelle justice peut prendre ombrage de cela ?
Étéocle
Non, je ne te dispute pas le privilège
d’honorer la famille nombreuse
des dieux,
mais afin de ne pas ramollir
le cœur des citoyens,
reste calme
et
ne te laisse pas submerger
par ta terreur.
Le Coryphée
Du fond des entrailles de sa terre,
la ville râle comme étranglée !
Étéocle
Ce qui se passe réellement,
c’est à moi d’en décider.
Le Chœur
Ayant entendu de la mêlée le choc soudain,
épouvantée,
j’ai couru vers cette acropole, lieu vénéré.
Étéocle
Alors, à l’annonce des morts et des blessés,
n’allez pas — ne va pas — en lamentations
vous répandre — te répandre —
car c’est l’abreuvoir d’Arès que leur sang.
Le Coryphée
Oh ! j’entends
le hennissement fou des chevaux !
Étéocle
Entends,
mais retiens-toi de le montrer.
Le Coryphée
J’ai peur,
le fracas aux portes redouble !
Étéocle
Tais-toi !
et cesse de crier de telles choses à travers la ville.
Le Coryphée
Ô dieux rassemblés,
ne livrez pas à l’assaut le mur d’enceinte !
Étéocle
Vas-tu te taire ?
et garder ces paroles qui nous mènent à la ruine ?
Le Coryphée
Dieux de la cité !
que le sort ne me désigne pas à l’esclavage !
Étéocle
C’est toi-même qui me livre, moi et ma ville,
à l’esclavage.
Le Coryphée
Zeus tout-puissant
tourne ta lance contre l’ennemi !
Étéocle
Ô Zeus
pourquoi avoir engendré cette race de femme ?
Le Coryphée
Comme les hommes une race de malheur
si la ville est prise !
Étéocle
Encore tu parles
comme à tes dieux de bois.
Le Coryphée
Je perds pied,
la peur m’arrache les mots de la bouche !
Étéocle
Et si pour en finir — je te le demande —
tu m’adressais un dernier mot, plus léger ?
Le Coryphée
Dis-le vite,
aussitôt je le saurai !
Étéocle
Silence ! femme de malheur !
cesse d’effrayer les tiens !
Le Coryphée
Je me tais,
le noir destin de tous sera le mien.
Étéocle
Tes derniers mots
ceux-là je les accueille
mais à ceux-ci ajoute,
en t’éloignant de tes dieux de bois,
ce vœu ultime :
que les dieux se battent à nos côtés ;
et approuvant mes vœux — à moi —
pousse
le cri rituel qui donne la victoire
et qui du Grec est le cri sacré
insuffle
— toi — à ceux qui nous sont chers
l’ardeur qui dénoue les cordes de la peur.