Comment le théâtre peut-il encore, au XXIᵉ siècle, « faire école » ? Est-il encore possible d’enseigner un art ? La question se pose d’une façon qui n’a cessé de s’aiguiser et de se diversifier tout au long du XXᵉ siècle. L’irruption de la modernité, qui vient différencier et individualiser le rapport au monde, hors des dogmes qui en cimentaient la construction mentale, a bien sûr eu des répercussions fondamentales dans la sphère artistique. L’enseignement des « beaux-arts », séquencé par disciplines, a évidemment été secoué par les différentes révolutions esthétiques, de l’expressionnisme au surréalisme, de l’école du Bauhaus au mouvement Dada. Cette vague de fond touche les arts, et le théâtre n’est bien sûr pas à l’abri d’un renouvellement radical des modes de création. C’est heureux.
Voilà pourquoi, sans doute, les écoles de théâtre sont devenues, parfois à leur corps défendant, des foyers de création, et même les creusets de profondes mutations : l’École du Vieux Colombier de Jacques Copeau, le Studio de Stanislavski, le Théâtre-Studio de Meyerhold, l’Atelier de Charles Dullin, le Studio de Erwin Piscator, l’École du TNP de Chaillot, l’École des Quartiers d’Ivry d’Antoine Vitez, l’Actor’s Studio de Lee Strasberg, l’Atelier de Grotowski et bien d’autres dont Barba, Craig ou Brecht. Ce lien profond entre renouvellement et transmission, entre recherche et apprentissage, est un héritage qui « n’est précédé d’aucun testament », dirait René Char.
Dès son ouverture en 2003, la Manufacture, Haute École de théâtre de Suisse romande (HETSR), a fait appel à une série d’artistes « en exercice » pour qui ce lieu magnifique est devenu un studio idéal où mener leurs recherches, en les confrontant aux imaginaires d’une nouvelle génération. Il me tenait à cœur d’inscrire notre travail, qui se veut à l’écoute des grands mouvements et de la modernité qui en est issue, comme un travail de recherche collective. L’essentiel de la philosophie de la Manufacture se trouve d’ailleurs dans ce proverbe africain : « Si tu veux marcher vite, vas‑y tout seul. Si tu veux marcher loin, marche avec les autres. »
Si l’on ne peut envisager d’art sans technique, il est tout aussi évident que la technique, à elle seule, ne fait pas l’art. Dans cet esprit, il va de soi qu’une école de théâtre se doit de ne pas être uniquement un lieu d’apprentissage de techniques, mais surtout un foyer d’éveil des forces sensibles.
L’école est une préparation à la vie dans le théâtre, loin de l’esprit de compétition. Cela suppose une éthique, cela suppose que les jeunes acteurs1 s’interrogent sans trêve sur leurs motivations, qu’ils veillent à bien répartir le poids entre l’être et le paraître. Si l’acteur n’est capable que de représenter la face visible de la réalité et non de donner chair à sa face cachée, il restera futile. Le théâtre est un lieu de contradictions perpétuelles : à peine avons-nous posé un principe que nous sommes mis en demeure de poser son contraire. L’acteur est donc un équilibriste.
Ni théâtre prêt à fonctionner, ni école pour débutants, mais atelier d’expériences pour artistes en formation, la Manufacture s’apparente davantage à un laboratoire théâtral. Elle est imaginée de telle façon qu’un ou plusieurs théâtres puissent naître à partir d’elle, car il s’agit bel et bien de donner aux apprentis comédiens les moyens d’inventer leurs propres gestes et d’aller au-devant de leurs propres désirs pour que le théâtre continue de se régénérer sans cesse. La Manufacture se veut être un théâtre libre dans lequel on peut tout oser. Le travail comme jeu, comme défi heureux à soi-même et aux autres.
Enjeux et esprit de la formation
La Manufacture, Haute École de théâtre de Suisse romande (HETSR), a été fondée par la Conférence intercantonale de l’instruction publique (CIIP) des sept cantons francophones ou bilingues de Suisse. Elle est la seule école publique pour l’enseignement supérieur de l’art dramatique en Suisse romande.
Implantée dans une ancienne usine de taille de pierres précieuses, la HETSR, appelée à dessein la « Manufacture », a ouvert ses portes à Lausanne en septembre 2003. Liée dès sa genèse au processus des accords de Bologne, elle poursuit, politiquement et artistiquement, une double vocation : nationale et internationale.
La Manufacture propose une formation de niveau Bachelor (trois ans) pour les comédiens. Le niveau Bachelor forme des généralistes, « un généraliste n’étant pas quelqu’un qui sait tout, mais quelqu’un qui est capable de comprendre tout. » En ce sens, l’enseignement intensif des matières nécessaires à la connaissance et à la pratique du théâtre permet aux étudiants, d’une part, d’acquérir les bases nécessaires pour comprendre les outils de « l’acteur au monde », et d’autre part, de mettre en œuvre leur appréhension personnelle de ces outils.
Au terme de la formation, les étudiants qui ont passé avec succès les épreuves de certification reçoivent un diplôme de Bachelor of Arts in Theatre. Ce diplôme, d’une « valeur » de 180 crédits ECTS, atteste d’une première qualification professionnelle de haut niveau, conformément aux objectifs formulés dans la Déclaration de Bologne. Cette valeur intrinsèque professionnelle du diplôme permettra d’assurer le passage de la Haute École vers la pratique professionnelle, de faire au besoin une interruption des études entre le Bachelor et le Master et d’élargir la mobilité des études au niveau Master au sein d’un large réseau de Hautes Écoles.
Celles et ceux qui ont obtenu le titre de Bachelor ès Art pourront, s’ils le souhaitent et après acceptation de leur dossier, entamer des études de second cycle en vue de l’obtention du Master of Arts in Theatre avec spécialisation en mise en scène (filière en trois semestres, projetée dès 2008 en collaboration étroite avec les Hautes Écoles de Zurich, Berne et Verscio).
Des interprètes aptes à s’engager dans de véritables aventures artistiques
La Manufacture forme prioritairement des comédiens au service de leur art. Elle les veut disponibles mais surtout lucides, actifs, aptes à s’engager personnellement dans de véritables aventures artistiques. Des interprètes autonomes qui seront capables d’aborder les différentes esthétiques et figures du métier et de nouer une relation constructive et inventive avec le metteur en scène et ses collaborateurs. Des partenaires artistiques chez lesquels l’être pourra se voir sollicité autant que le savoir.
Équipée d’installations performantes, la Manufacture est apte à fournir les moyens techniques et artistiques nécessaires aux démarches qui associent le théâtre et le travail sur l’image et le son, et ce sans faire l’économie d’une réflexion sur l’interdisciplinarité. Cette réflexion s’exprime dans la diversité même des approches auxquelles l’école offre un lieu de rencontre : formes émergentes, nouvelles écritures scéniques ou encore arts parents comme le théâtre d’objets, le théâtre d’images, le théâtre de rue, le théâtre musical, la marionnette, le cinéma, le jeu masqué.
La Manufacture est aussi pour les jeunes artistes un espace de proposition et d’expérimentations personnelles ou collectives : ils peuvent mener des projets où ils chercheront à éprouver en toute liberté, à définir, à partager leurs propres désirs de théâtre. Concrètement, chaque année, un projet de mise en scène proposé par un étudiant est produit par l’école et ses partenaires privilégiés, répété durant l’été et présenté à la rentrée. Ce spectacle peut servir de premier pas dans l’apprentissage de la mise en scène.
Charte de la Manufacture
L’esprit
L’école est le lieu par excellence de l’art du théâtre, elle a vocation d’être une école du théâtre. La recherche théâtrale, parallèlement à des rendez-vous réguliers avec le public dès la première année, s’entend d’abord comme un cahier d’exercices perpétuel, ce qu’Antoine Vitez rêvait comme le plus beau théâtre du monde : « la salle nue, le maître et les élèves, aucun objet de décoration, la lumière crue, les murs, une table ou des chaises de rebut. Et dans ce lieu sans grâce, la vie fictive se construit — sans grâce de ce lieu — pour trouver la grâce. C’est comme une loi — les usines de rêve que sont les salles de répétition et de cours sont généralement laides. Parfois elles sont encombrées, il faut savoir les utiliser — alors cela peut devenir un décor fabuleux. »
Le privilège accordé à la notion de jeu — du comédien avec lui-même, avec ses partenaires ou avec les spectateurs — induit que comédiens et metteurs en scène ne soient pas des atomes repliés sur leur nombril mais des citoyens ouverts sur le monde dans lequel ils vivent et qu’ils sont chargés de raconter, de transmettre et d’inventer.
L’école est donc un lieu de recherche où le travail sur le savoir-faire est indissociable d’une réflexion sur la participation du théâtre et de l’art au renouvellement du monde. Un lieu animé par des artistes en exercice, engagés dans une pratique qui est elle-même une recherche constante. Un foyer bouillonnant de remise en question de nos gestes artistiques. Car il ne s’agit pas de former des jeunes gens à reproduire mais bel et bien de leur apprendre à éprouver leurs recherches.
Un entraînement régulier de différentes techniques de base, suivi de manière rigoureuse, permettra au jeune comédien de se forger progressivement une connaissance approfondie de son propre corps, cet instrument avec lequel il devra, sa vie durant, jouer, composer, raconter.
Une école est une institution ouverte sur la société. Elle n’est pas un ermitage où se formeraient dans l’idéalité de futurs comédiens. C’est un lieu vivant, actif, inventif, toujours en mouvement. Les idées y foisonnent, les expériences les plus contradictoires s’y rencontrent. On y croise non seulement des gens de théâtre mais aussi des cinéastes, des écrivains, des peintres, des musiciens, des danseurs, des chanteurs, des artisans, des philosophes, des sociologues, des scientifiques, bref toutes sortes de personnes capables de vous relier au monde. Car le théâtre met en jeu la condition humaine. Le théâtre doit donner quelque chose à penser en même temps qu’à éprouver.
Notre tâche est d’aider le théâtre de demain à advenir et non pas de perpétuer les formes théâtrales qui nous ont émus quand elles se sont inventées sous nos yeux mais qui, à être répétées, ne peuvent que devenir des formes mortes, les fossiles de ce qu’était la création d’hier.
L’école est aussi pour les jeunes artistes qui s’y forment un espace de proposition et d’expérimentation personnelles ou collectives : à l’initiative de certains d’entre eux, ils pourront mener des projets où ils chercheront à éprouver en toute liberté, à définir, à partager leurs propres désirs de théâtre : désirs affirmés, ballottés, renforcés, déstabilisés, singularisés au gré des questionnements et des enthousiasmes que toute formation artistique ne peut manquer d’engendrer.
Quant à la formation à la mise en scène, elle sera fonction, pour chaque promotion, des besoins et des compétences en présence. L’émergence d’éventuels apprentis metteurs en scène ne sera pas pensée comme la création d’une section obligée, mais comme une façon de saisir chez l’un ou chez l’autre une aptitude particulière et revendiquée à la transmission du sens, à la création de synergies, au placement des corps dans l’espace, à la musique et aux images. Avec une année de certification qui prévoira un programme complémentaire, dont des stages auprès de théâtres et de compagnies.
L’art a toujours subi des pressions, on a toujours voulu le faire rentrer dans l’ordre, l’ordre des idéologies simplistes, des usurpations, des dominants et de l’autorité, des lavages de cerveau médiatiques, l’ordre de ce qu’on appelle « la culture » – cette culture qui est toujours pour la mort de l’individu. Mais l’art se construit systématiquement contre l’opinion des maîtres et des animateurs culturels. Le théâtre est un conflit entre l’élégance et la mode. La mode est le chemin de la soumission, l’élégance, celui de l’impudence. Faire du théâtre, c’est prouver que nous sommes les acteurs de notre propre vie, et que la pente ascendante peut être attirante elle aussi.
Si, par le théâtre, nous pouvons expérimenter quelque chose, nous pourrons peut-être devenir capables de changer notre avenir.
L’engagement personnel
La Manufacture est imaginée de telle manière qu’il n’y ait qu’une porte de sortie pour ses apprentis : le nouveau théâtre qu’ils fonderont eux-mêmes, et rien d’autre. Car l’idée d’école et l’idée de théâtre ne sont qu’une seule et même idée, elles sont nées ensemble.
Aussi la morale en application ne sera-t-elle pas une morale scolaire mais une morale professionnelle : être à l’heure, savoir son texte, être entendu du dernier rang en sont les prémices. Ensuite aborder le texte avec humilité, sans se faire valoir. Simplement le sens, et l’articulation correcte, avec une intelligence craintive, comme le dit Jacques Copeau. Épeler modestement, sans chercher à épater, sans procédé tout fait, trouver le plaisir du balbutiement, car nous avons le temps. Nous n’aurons pas trop de toute une vie pour devenir les artistes que nous sommes appelés à être.
Mais cet investissement serait vain si les comédiennes, si les comédiens avaient des pensées banales, psychologiquement, moralement, politiquement, philosophiquement. Ils banaliseraient alors la pensée des poètes. Il faut un engagement à chercher une pensée d’acteur originale qui rencontre l’originalité des textes, comme le dit Pierre Debauche. Et pour cela, il faut expérimenter le théâtre comme phénomène global et comme apprentissage social. Nous nous formons sous et avec le regard des autres. Un regard qui devrait être la générosité même : il faut développer le don de soi, règle de vie qui enracine dans tout travail la nécessité du dépassement de soi. Il faut aimer l’idée de troupe pour entrer dans cette Manufacture.
Propos discontinus
Je voudrais une école de l’humilité, où l’artiste aurait à cœur de connaître l’instrument dont il doit se servir et qui doit servir le poète, comme un artisan connaît ses outils. Nos réalisations ne sont que la mise en pratique de nos recherches immédiates ; si elles choquent par leur imperfection, nous croyons qu’elles peuvent intéresser par les indications qu’elles contiennent déjà et que d’autres, après nous, réaliseront avec plus de bonheur.
Parce que théâtre et école vont de pair, c’est comme la mer et le sel, ou Tintin et Milou, on ne peut pas avoir l’un sans l’autre. L’idée de l’École et l’idée du Théâtre ne sont qu’une seule et même idée.