Journal de traduction — Eschyle LES SEPT CONTRE THEBES

Journal de traduction — Eschyle LES SEPT CONTRE THEBES

Le 18 Oct 2006

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Article publié pour le numéro
Couverture du Numéro 90-91 - Marc Liebens
90 – 91
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Cette tra­duc­tion des SEPT CONTRE THÈBES est bien sûr tout d’abord dédiée à Marc Liebens qui m’y a pré­cip­ité, mais aus­si aux acteurs et actri­ces ayant, du don de la pen­sée, la bouche. Je livre quelques frag­ments écrits, sou­vent à la hâte, durant le tra­vail, mais c’est bien de cette hâte qu’ils me revi­en­nent, à leur lec­ture, néces­saires :

Traduire ne con­siste pas à tourn­er autour du pot mais à tomber dedans.

Traduire en rythme n’est pas encore traduire en souf­fle. Pren­dre la forme pour rythme, c’est vouloir cor­riger un bègue en l’oblig­eant à appren­dre par cœur.

Pass­er en force quand l’im­age poé­tique est dite intraduis­i­ble n’est pas inven­ter mais ouvrir la porte de l’in­con­scient où l’im­age depuis tou­jours attendait d’être écrite.

En l’o­ral­ité, la tragédie va et vite. La langue le plus sou­vent va bour­geoise, lourde, grasse, compt­able, de son savoir-pou­voir, langue pliée par le bour­geois lourd, gras, compt­able en tournée élec­torale. Savoir-pou­voir affiché faute de savoir tenir compte du savoir per­du, du savoir caché, du savoir qu’au savoir on ne peut vers­er. Cette langue française si bien gelée au XXᵉ siè­cle… depuis on attend la fonte.

Traduire en poète, c’est avoir recours à la chair vive afin de ressus­citer : enten­dre dans une langue morte l’im­mor­tal­ité du sens, c’est-à-dire l’é­cho des voix dis­parues qui la façon­nèrent.

Le tra­duc­teur entre dans un édi­fice dont les trous de lumière ont été obstrués. Il les doit retrou­ver, les dégager, accueil­lir une lumière qui pour lui être étrangère n’en est pas moins la mère-lumière de sa con­nais­sance, la mère-lumière rev­enue le touch­er.

J’ai fait deux années de grec dans ma sco­lar­ité. Mon pro­fesseur, un vieux prêtre aus­si per­vers que méchant, nous enseignait la langue morte avec cette inébran­lable foi de par­venir à nous faire croire en toute mau­vaise foi que nous par­leri­ons, un jour, couram­ment, le grec ancien. Lorsque je traduis, je n’ou­blie pas que je traduis une écri­t­ure mais lorsque cette écri­t­ure est des­tinée à l’o­ral­ité, je rap­pelle à moi les mots de Barthes : « Celui qui par­le n’est pas celui qui écrit ; celui qui écrit n’est pas celui qui est. » Ceux qui à Athènes proféraient le texte d’Eschyle par­laient grec couram­ment, ils étaient des acteurs-poètes. Chez moi, l’ac­teur-poète qui par­le couram­ment le français essaye d’être un tra­duc­teur-poète qui par­lerait couram­ment de théâtre.

Retenir ces mots de Hölder­lin dans la let­tre à Bôh­len­dorf (4 décem­bre 1801), con­cer­nant le trag­ique grec : Mais ce qui nous est pro­pre, il faut l’ap­pren­dre, tout comme ce qui nous est étranger. C’est en cela que les Grecs nous sont indis­pens­ables. Pour­tant, c’est juste­ment en ce qui nous est essen­tiel, nation­al (c’est moi qui souligne), que nous n’at­tein­drons jamais leur niveau, car répé­tons-le, le plus dif­fi­cile, c’est le libre usage de ce qui nous est pro­pre. (…) Car ce qui est trag­ique chez nous, c’est notre façon de quit­ter tout douce­ment le roy­aume des vivants dans un quel­conque empa­que­tage et non d’être dévoré par les flammes pour expi­er la faute de n’avoir pas su les dompter.

J’ai souligné le nation­al qui, comme l’écrit Hölder­lin, n’est ni la nation ni le des­tin des Alle­mands, mais bien ce qui nous est pro­pre… notre façon de quit­ter…

Traduire, c’est fouiller l’hu­mus.

Écrire, traduire… Ce que traduire induit de chance pour qui écrit, je crois, n’est for­mu­la­ble qu’en se plaçant en quelque sorte entre les chais­es. Il me plairait de pou­voir énon­cer cette chance. Peut-être : se voir penser ou pen­sé, à l’é­coute de la voix de qui est par­faite­ment mort, ne serait-ce pas retourn­er le miroir de la mort con­tre le mur, n’écrire jamais qu’au cul de la pré­ten­tion ? Le par­faite­ment mort partageant avec nous sa part.

Traduire est sou­vent pass­er en force, après juge­ment, décider. Somme toute, pass­er du kri­tiké au kri­tikos, du sub­jec­tif à l’ob­jec­tif. La racine de ces deux mots grecs, la cri­tique comme juge­ment et la cri­tique au sens de décider de quelque chose, sig­ni­fie crise. C’est par l’ef­fet d’une déci­sion que la réflex­ion entre en fric­tion avec l’œu­vre d’art qu’elle étudie et qu’elle crée une sit­u­a­tion de crise où la vérité de l’œu­vre peut appa­raître.

Dans le tra­vail de tra­duc­tion, la crise est un saut qual­i­tatif dans l’in­con­nais­sance.

Je ne rêve pas d’une tra­duc­tion spec­tac­u­laire qui pro­duirait des effets snobs, je rêve de par­venir au seuil du sen­ti­ment vécu par l’un des pre­miers audi­teurs-spec­ta­teurs d’Eschyle.

Le rythme est un tra­vail d’hor­loger, une affaire de rouages, de poulies pour rester dans le domaine cher à Eschyle. Par­fois, une petite poulie en entraîne une plus grande ou le con­traire. De l’en­traîne­ment des mots, leur agence­ment, l’o­ral­ité appa­raît ou dis­paraît. La descrip­tion des boucliers faite par le Mes­sager me pose ce genre de prob­lème.

Je me rap­pelle que Miguel de Cer­van­tès appelait la tra­duc­tion un tapis à l’en­vers : on voit la trame, les couleurs, mais non pas la splen­deur et la déli­catesse des teintes et des con­tours.

J’aime, traduisant, me rap­pel­er la légende de la mort d’Eschyle qui veut qu’un aigle prenant son crâne chauve pour rocher ait lais­sé tomber sur lui une tortue. Elle me dit que les mots comme des noix se doivent cass­er à l’aide de l’in­tu­ition et de la con­nais­sance. La légende, en l’oc­cur­rence, célèbre la pen­sée du poète, la mort ouvrant son crâne ter­restre au vent de l’avenir.

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