La photo pour aller à la focale du sens : Marc Trivier et l’ETM

La photo pour aller à la focale du sens : Marc Trivier et l’ETM

Le 5 Oct 2006

A

rticle réservé aux abonné·es
Article publié pour le numéro
Couverture du Numéro 90-91 - Marc Liebens
90 – 91
Article fraîchement numérisée
Cet article rejoint tout juste nos archives. Notre équipe le relit actuellement pour vous offrir la même qualité que nos éditions papier. Pour soutenir ce travail minutieux, offrez-nous un café ☕

Même s’ils sont de vieux com­plices, théâtre et pho­togra­phie n’ont cessé de jouer un pas de deux plus ou moins mal accordé. Le pre­mier n’est-il pas par essence fugace et mou­vant alors que le sec­ond entend fix­er ? Et même si c’est par­fois pour y faire reten­tir indéfin­i­ment une vibra­tion, ce que Triv­i­er recherche par exem­ple dans la lumière, comme dans les regards.

Cette con­tra­dic­tion, qui n’est pas sans ren­voy­er aus­si à ce qui oppose par exem­ple en lit­téra­ture roman-fleuve et poème bref, Marc Triv­i­er entend la saisir et lui apporter une solu­tion spé­ci­fique à un moment de son par­cours où les por­traits d’artistes, d’écrivains et d’aliénés1 font plus large­ment place à l’attention aux arbres et aux paysages, comme à la com­po­si­tion de livres dans lesquels le texte joue tou­jours, il est vrai, un sub­til tem­po avec l’image2.

Sa ren­con­tre avec Marc Liebens et Michèle Fabi­en est certes antérieure. Triv­i­er fig­ure ain­si, notam­ment, dans le numéro de Didas­calies3 élaboré par Patrick Roegiers et con­sacré à la pho­togra­phie. Cet ouvrage se ter­mine par un arti­cle de Chan­tal Mey­er-Plan­tureux con­sacré aux pho­tos de théâtre qui com­porte un « petit lex­ique non exhaus­tif des pho­tographes de théâtre ».

L’on sait d’autre part que Liebens voue à la pho­togra­phie une pas­sion très anci­enne4. Très vite, entre Liebens et Triv­i­er, quelque chose passe, qui touche à leurs esthé­tiques dépouil­lées comme à leur con­cep­tion de la représen­ta­tion ; qui con­cerne tout autant la dis­tan­ci­a­tion et la vio­lence cri­tiques pro­pres à une cer­taine forme d’art. Nous voici même propul­sés, en un sens, dans le cer­cle des trois Marc, puisque je par­ticipe de la dynamique et que depuis, entre nous, « l’Autre » au télé­phone désign­era tou­jours celui des trois qui n’est pas en ligne.

Avec Michèle Fabi­en, quelque chose s’enclenche égale­ment, qui se dirige très vite vers une pos­si­bil­ité de con­cep­tu­alis­er, dans l’affection et la vivac­ité, ce qui se passe entre pho­to, scène et texte. Michèle songera même à une cor­re­spon­dance, comme elle l’avait esquis­sée avec Bernard Dort à pro­pos des façons de repenser la représen­ta­tion après Ham­let-Machine. Jaloux des secrets de l’art, les dieux sem­blent en avoir décidé autrement.

L’Atget et Bérénice5 de Michèle Fabi­en, créé à Arles le 11 juil­let 1989 à la Mai­son de la Roquette, avec Jean Dautremay et Nathalie Cor­net dans les deux rôles respec­tifs, voit Triv­i­er se focalis­er sur les signes de la représen­ta­tion, non sur cette dernière : arbre sculp­té à la Gia­comet­ti6, noué et élancé, au pied duquel, énig­ma­tique, repose un fau­teuil ouvragé et vide – celui dans lequel Triv­i­er pren­dra toute­fois et par deux fois le vieil artiste, son ancêtre7 ; et, une fois, la jeune Bérénice. Si l’une de ces pho­tos d’Atget, celle où il est saisi de face – comme celle de Bérénice d’ailleurs – s’apparente à l’esthétique de Triv­i­er fil­mant aupar­a­vant Ponge, Willems ou Van Velde, celle où l’on voit Atget endor­mi et de pro­fil con­sonne avec une autre pho­to de cette série arlési­enne, et qui con­cerne à nou­veau l’arbre-sculpture. Celui-ci barre l’espace et paraît cou­vrir comme un fau­teuil de pierre. Par le car­ac­tère tran­chant de sa tex­ture et de sa couleur – à l’instar du noir du cos­tume d’Atget, mais en plus ten­dre –, il con­traste avec le grisé un peu velouté et trou­ble des pier­res du vieil espace dans lequel se sont déployés les mots de Fabi­en. Ce faisant, il accentue les enjeux de la lumière : elle con­stitue comme une vaste métonymie des cheveux du vieil­lard endor­mi.

Les objets de l’atelier (cadres, pen­d­ule…) sont par ailleurs sai­sis, à l’instar de ceux de l’atelier de Bacon filmé à Lon­dres aupar­a­vant par Triv­i­er – mais ici, c’est un Chardin ! – à la fois de près et en per­spec­tive. Dans cette pho­to, l’espace se focalise sur l’instrument d’Atget posé au cen­tre, aus­si svelte et mon­u­men­tal que les sculp­tures de Gia­comet­ti vues par Triv­i­er : l’appareil pho­to sur pied, et le drapé som­bre sous lequel se dis­sim­u­laient les pho­tographes d’antan.

Triv­i­er n’oublie pas de pho­togra­phi­er par ailleurs, comme il le fera désor­mais, les deux acteurs à l’heure des pré­parat­ifs, ici dans le décor quo­ti­di­en des Liebens. Il scelle ain­si, dans son tra­vail de pho­tographe-au-théâtre, une dynamique qui restitue le corps hors action, dans l’avant comme dans l’après. De la sorte, il cerne ce qui n’est pas le spec­ta­cle joué mais ce que l’image peut en restituer : comme sig­ni­fi­ca­tion fon­cière et donc comme mémoire qui con­tin­ue d’intriguer. On ne par­court pas rapi­de­ment les pho­tos de celui qui choisit comme exer­gue à L’Épreuve des mots la phrase de Klee : « L’art ne représente pas le vis­i­ble, il rend vis­i­ble » ; on s’y arrête.

Plus tard, à l’occasion d’une nou­velle mise en scène de la pièce à Lau­sanne, avec André Steiger et Francine Bergé dans les rôles-titres, le principe de la pho­to con­jointe des acteurs hors cos­tume de représen­ta­tion et des mêmes acteurs revê­tus de leurs habits de lumière se con­firme. Le pont, avec son balus­tre de fer forgé, devient le motif focal emblé­ma­ti­sant la pièce. Racines tressées courant au ras du sol, le bois ligneux n’a pas dis­paru pour autant. Bérénice est debout (et non assise, comme sa con­sœur d’Arles), mains aux hanch­es à l’arrière. Elle paraît regarder, atten­dre et con­quérir la vie, tan­dis qu’Atget, pris lui-même dans les dédou­ble­ments de sa cage de verre, tient cette fois l’appareil en mains.

Une syn­thèse toute­fois, en out­re… Car Triv­i­er, désor­mais, va pro­duire une image glob­ale des acteurs à côté de l’image focale et des images dédou­blées d’acteurs. Syn­thèse elle aus­si dédou­blée au sein même de l’image. La blanche et jeune Bérénice pho­togra­phie en effet le vieil Atget vêtu d’un cos­tume som­bre. De la sorte, tout n’est-il pas dit ?

Entre-temps, Triv­i­er s’est attaqué, en mars 1990, à une nou­velle mise en scène par Liebens de Oui8 de Thomas Bern­hard9. Dans un décor somptueux et clos, tout de bois poli avec chem­inée cen­trale et miroir encas­tré, des fau­teuils pro­fonds peu­plent une pièce à laque­lle on accède par une porte elle-même vit­rée, découpée en petits rec­tan­gles. L’acteur, Patrick Descamps, s’y mire et s’y déplace ; s’y assied pen­sif ou inter­ro­gatif ; se tient debout, crispé et anx­ieux, comme l’est la Per­sane de Bern­hard dont il mod­ule le très long et dés­espéré mono­logue. Mais, pour cette pièce-fétiche du par­cours de Liebens, le jeu du dou­ble cher à l’œil de Triv­i­er se porte directe­ment au cœur de son ques­tion­nement puisque Liebens, assis dans un de ces fau­teuils où s’installaient par ailleurs les spec­ta­teurs, dia­logue avec Descamps, ou se laisse inter­roger par lui. Descamps est debout au cen­tre de la pièce, la main gauche appuyée à l’oreille droite du fau­teuil. Liebens est en vête­ment clair, Descamps en peignoir som­bre. Tous deux por­tent la barbe. Les Miroirs de Brux­elles ?

En 1991, Liebens tri­om­phe au Nation­al avec Amphit­ry­on10. André Baeyens, Marie-Luce Bon­fan­ti, Nathalie Cor­net, Claude Koen­er, André Lenaerts et Luc Van Grun­der­beeck s’y don­nent la réplique. Le pro­gramme ren­voie, en couleur, aux Larmes d’amour de Chiri­co, à L’Annonciation de Fra Angeli­co ou aux Formes émíli­ennes de Car­rache, mais aus­si à des images en noir et blanc de Duane Michals tirées de The Fall­en Angel. L’Extase de sainte Thérèse du Bernin leur fait suite, en noir et blanc tou­jours.

Pour ce spec­ta­cle, Triv­i­er con­cen­tre son motif sur le lourd rideau de scène aux drapés dignes à la fois de la splen­deur des Baro­ques et de l’exténuement mod­erne de Titus-Carmel. Drapés du spec­ta­cle et de la femme, drapés de l’alcôve et du plaisir, de l’au-delà et de l’en deçà des yeux… Il donne aus­si à voir, bien évidem­ment, les six acteurs : en frac et alignés devant le rideau.

Superbe aus­si – et cette fois Triv­i­er innove : il va de l’autre côté du miroir – dans sa pen­derie, l’un des cos­tumes mas­culins à l’arrêt : souliers rangés, pan­talon à bretelles pen­dant dans son pince-pan­talon, man­teau reposant sur son cin­tre. Man­teaux dou­bles ensuite, sur une autre pho­to, et sous un autre angle… on n’est pas pour rien entre Zeus et Amphit­ry­on. Le côté loges donc, mais aus­si, avec ces vête­ments en attente, quelque forme de ren­voi au plaisir des sens cher au maître des dieux comme à son rival.

Les loges, les voici en out­re, et claire­ment. Et voilà chaque acteur s’y instal­lant, s’y car­rant même. L’appareil qui fut celui d’Atget se trou­ve à leurs côtés, mais fort diverse­ment. Si Claude Koen­er s’y voit ain­si sur­pris entre des lumières indé­cis­es mais vives, tant à gauche qu’à droite, Nathalie Cor­net, tout sourire sous ses bigoud­is et devant ses lotions, se mire et se fig­ure dans les lumières qui éclairent le miroir avec lequel elle ne se fond pas. Ces lumières, Triv­i­er choisit de les faire clig­not­er sur la gauche du cliché-cadre.

A

rticle réservé aux abonné·es
Envie de poursuivre la lecture?

Les articles d’Alternatives Théâtrales en intégralité à partir de 5 € par mois. Abonnez-vous pour soutenir notre exigence et notre engagement.

S'abonner
Déjà abonné.e ?
Identifiez-vous pour accéder aux articles en intégralité.
Se connecter
Accès découverte 1€ - Accès à tout le site pendant 24 heures
Essayez 24h
4
Partager
auteur
Écrit par Marc Quaghebeur
Marc Quaghe­beur est enseignant, écrivain (LES CARMES DU SAULCHOIR, Toulouse, L’Éther Vague) et cri­tique (BALISES POUR L’HISTOIRE DES...Plus d'info
Partagez vos réflexions...
Précédent
Suivant
Article publié
dans le numéro
Couverture du Numéro 90-91 - Marc Liebens
#90 – 91
mai 2025

Marc Liebens

6 Oct 2006 — Chez Pasolini, le cinéma est la part de Christ et le théâtre la part d’Œdipe.Le cinéma est sacrifice et le…

Chez Pasoli­ni, le ciné­ma est la part de Christ et le théâtre la part d’Œdipe.Le ciné­ma est sac­ri­fice…

Par Hervé Joubert-Laurencin
Précédent
4 Oct 2006 — Parfois, des lieux cristallisent l’air du temps. Souvent, des hommes et des femmes l’incarnent. Plus rarement, la réunion des uns…

Par­fois, des lieux cristallisent l’air du temps. Sou­vent, des hommes et des femmes l’incarnent. Plus rarement, la réu­nion des uns et des autres offre à ceux qui la vivent une époque priv­ilégiée et même, dis­ons-le,…

Par Hugues Le Paige
La rédaction vous propose

Bonjour

Vous n'avez pas de compte?
Découvrez nos
formules d'abonnements

Mot de passe oublié ?
Mon panier
0
Ajouter un code promo
Sous-total