Le parti du Parvis

Le parti du Parvis

Le 4 Oct 2006

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Article publié pour le numéro
Couverture du Numéro 90-91 - Marc Liebens
90 – 91
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Par­fois, des lieux cristallisent l’air du temps. Sou­vent, des hommes et des femmes l’incarnent. Plus rarement, la réu­nion des uns et des autres offre à ceux qui la vivent une époque priv­ilégiée et même, dis­ons-le, des instants de bon­heur intel­lectuel et affec­tif. L’histoire du Théâtre du Parvis, cette courte his­toire (1970 – 1973), fait par­tie de ceux-là.

Bouil­lon­nements

En ce mois de sep­tem­bre 1970, Sal­vador Allende était élu à la prési­dence du Chili. Jean Vilar avait encore quelques mois à vivre. François Mau­ri­ac et Jimi Hen­drix venaient de mourir. Les années de plomb s’annonçaient en Ital­ie où le Par­ti com­mu­niste d’Enrico Berlinguer était tri­om­phant et dans une Alle­magne que l’on nom­mait tou­jours fédérale. Felli­ni avait fini Les Clowns, Alain Tan­ner ter­mi­nait La Sala­man­dre1. Les pre­miers seins nus fai­saient leur appari­tion sur les plages de Saint-Tropez. En ce mois de sep­tem­bre 1970, le Théâtre du Parvis ouvrait ses portes à Saint-Gilles.

Et surtout, les sen­teurs de Mai 68 et les désil­lu­sions du Print­emps de Prague imprég­naient encore forte­ment l’atmosphère. Les « gold­en six­ties », avec le plein emploi et la frénésie de con­som­ma­tion, bril­laient de leurs derniers feux et nous regar­dions le monde du haut de nos vingt-cinq ans (à peine trente pour les aînés)2. La ques­tion n’était pas de savoir si nous allions chang­er le monde mais quand et, acces­soire­ment, com­ment.

La com­po­si­tion de l’équipe que Marc Liebens réu­nit au Parvis témoigne de cet air-là, et très vite, elle y attire des acteurs d’une con­tes­ta­tion créa­tive et par­fois rad­i­cale, bien au-delà des fron­tières clas­siques de l’activité cul­turelle. Le Parvis bouil­lonne. Le théâtre d’abord, évidem­ment – je ne m’étendrai pas sur celui-ci dans ces lignes – mais aus­si le ciné­ma (Jean-Paul Hubin y fera notam­ment décou­vrir les jeunes écoles du ciné­ma con­tem­po­rain), et les expo­si­tions conçues par Yvon-Marie Wauters – ancrées dans le réal­isme (Lan­duyt, Lor­jou, Pignon, Somville) mais aus­si ouvertes sur d’autres hori­zons plas­tiques – s’entrecroisent dans des débats qui débor­dent les con­ve­nances, par­tent le plus sou­vent du poli­tique pour y revenir tou­jours.

C’est Yvon-Marie Wauters, ce cher Yvon-Marie, com­pagnon des débats de toutes les nuits, qui me « trans­fère » au Parvis alors que je suis à l’époque jeune jour­nal­iste d’une RTBF qui se revendique comme « dérangeante », et que j’anime avec Mar­cel Lieb­man, entre autres, la revue Mai3.

Yvon-Marie Wauters, son pro­fil d’aigle à la Roger Vail­land, son ami­tié fidèle et son ironie cinglante – mais c’était « la règle du jeu » : on pou­vait être aus­si cru­el que chaleureux dans le milieu. Yvon, qui s’en est allé bru­tale­ment et silen­cieuse­ment en ce mois d’août 2006. Des textes au cordeau, rigueur, voire autorité dans les dis­cours – jusqu’au sec­tarisme, penseront ceux qui ne dis­po­saient pas des armes pour affron­ter des argu­ments qui voulaient d’abord trac­er des hori­zons –, élé­gance dans l’être et dans l’écriture que l’on retrou­vera plus tard tout au long de sa car­rière de cri­tique d’art à Paris, sous la sig­na­ture de Pierre Cour­celles, dans les heb­do­madaires com­mu­nistes Révo­lu­tion puis Regards.

Le point fixe

Yvon-Marie Wauters donc était avant tout respon­s­able des expo­si­tions, mais bien plus encore : avec Marc Liebens – et par­fois dans une con­fronta­tion ami­cale et sans com­plai­sance avec lui – ils con­sti­tu­aient « le point fixe » du Parvis, ils don­naient « la ligne », comme on aurait dit au par­ti ! Drôle de Parvis qui affichait des con­vic­tions telle­ment fortes qu’elles étaient proches des cer­ti­tudes, et qui s’obligeait au débat vécu comme une sec­onde nature. On n’était, alors, plus loin du doute. Peut-être le groupe du Parvis vivait-il d’ailleurs son appar­te­nance comme une sorte de par­ti, si l’on veut bien enten­dre celui-ci dans la con­cep­tion gram­sci­enne d’« intel­lectuel col­lec­tif ». D’ailleurs, pour rester dans la ter­mi­nolo­gie par­ti­sane, le Parvis affir­mait vouloir recruter des « délégués » dans les entre­pris­es ou les écoles ! C’était écrit dans le pro­gramme… Michèle Seutin, jeune soci­o­logue fraîche­ment émoulue de l’ULB soix­ante-huitarde, menait une « enquête-action » qui éclair­era à la fois les objec­tifs et les con­tra­dic­tions d’une entre­prise qui se voulait à la fois « pop­u­laire » et « poli­tique ». Le vieux débat Pis­ca­tor-Vilar : théâtre qui divise et théâtre qui rassem­ble. Michèle Seutin et Ronald Pir­son, qui menèrent cette enquête, résumèrent le con­stat que l’équipe du Parvis fera, après bien d’autres – mais dont ils avaient con­science dès le départ – dans un arti­cle de la revue Mai4 paru en décem­bre 1971 : « La rela­tion qui s’établit entre le théâtre et le pub­lic – masse indéfiniss­able, non pas une masse mais des mass­es – dépasse le cadre du théâtre lui-même, dépasse le champ d’action que peu­vent avoir les hommes de théâtre puisqu’ils ne peu­vent agir qu’en mod­i­fi­ant l’un des deux pôles de la rela­tion théâtre-pub­lic, c’est-à-dire l’outil théâ­tral. Cette rela­tion procède d’un sys­tème beau­coup plus vaste qui la con­di­tionne et la déter­mine : l’infrastructure économique et sociale. » Les ques­tions de l’« audi­ence » et de la « médiocratie cul­turelle » étaient, bien sûr, égale­ment posées par nos auteurs, dont les pro­pos reflé­taient bien les débats d’une époque encore forte­ment tein­tée de cul­ture marx­isante. Bien enten­du, le Parvis se fra­cassera sur ces con­tra­dic­tions, ne pou­vant pas – ne voulant pas – répon­dre à l’interprétation que les respon­s­ables com­mu­naux de gauche ou de droite se fai­saient des « préoc­cu­pa­tions pop­u­laires ».

De son côté, Marc Liebens marte­lait dès l’ouverture du Parvis que « le théâtre n’est pas là pour rassem­bler les gens mais pour les divis­er. Du moins, il est là pour les rassem­bler sur le plan de la qual­ité, mais quant au con­tenu, il doit forcer les spec­ta­teurs à réa­gir en sens divers, par le jeu de la réflex­ion et de la dis­cus­sion. »5 Je ne me sou­viens plus si Antoine Vitez avait déjà repris la reven­di­ca­tion de Maïakovs­ki : « De l’élitisme pour tous ! », mais on n’en était pas loin. C’est bien le cœur du débat qui résonne sur la scène et dans les couliss­es du Parvis. Ques­tions qui débor­dent le champ cul­turel et qui sont posées au poli­tique dans son sens le plus large. C’est d’ailleurs aus­si pour cela que le Parvis est un lieu de ren­con­tre de son temps et que s’y croisent toutes sortes de femmes et d’hommes à la fois curieux et impa­tients.

Une étrange con­stel­la­tion

Per­son­nelle­ment, j’y amèn­erai la revue Mai, dont plusieurs col­lab­o­ra­teurs passeront égale­ment du côté du Parvis, notam­ment pour l’organisation de cycles de ciné­ma poli­tique (en col­lab­o­ra­tion avec la coopéra­tive SLON). Des thèmes comme la guerre du Viet­nam, le néo­colo­nial­isme, les luttes ouvrières, un hom­mage à Jean-Luc Godard (en présence du maître alors en pleine péri­ode mao-gauchiste) attirent un pub­lic mil­i­tant, con­tes­tataire ou sim­ple­ment en attente de poli­tique. Pen­dant ce print­emps saint-gillois, le Parvis rassem­ble une étrange con­stel­la­tion où le théâtre donne naturelle­ment le ton, mais en réso­nance avec les autres activ­ités.

Pour déclin­er encore l’image, le Parvis est aus­si une « école de cadres » : com­bi­en, dans la généra­tion des met­teurs en scène, des dra­maturges, des comé­di­ens ou des déco­ra­teurs qui mar­queront les vingt-cinq années suiv­antes, n’y sont pas passés à un moment ou à un autre ? Con­quis ou réti­cents, héri­tiers affir­més ou non, ils peu­pleront ensuite la vie théâ­trale de la fin du siè­cle.

Par­ti-famille aus­si, et famille naturelle­ment inces­tueuse. Des cou­ples se font et se défont. L’aventure amoureuse et sex­uelle se vit à l’unisson du temps. Fusions et effu­sions dans ce qui con­stitue une com­mu­nauté non déclarée avec ses cohort­es de traîtres et de fidèles, d’exilés et d’inconditionnels. Le bar – il s’appelait « La Brique » – est le cœur des intrigues amoureuses et des affron­te­ments idéologiques, le lieu des colères et des joies, des cris et des chu­chote­ments. Mais aus­si le ren­dez-vous de la fête.

Aux côtés de Marc Liebens et d’Yvon-Marie Wauters, des femmes veil­lent. Janine Patrick, alors com­pagne du pre­mier, est riche de son expéri­ence de comé­di­enne con­fir­mée. Elle tente par­fois de calmer les ardeurs de son monde. Com­pagne du sec­ond, Bernadette Predair promène sa jeune beauté provo­cante et sa pré­coce puis­sance pic­turale entre les tabourets du bar et les cimais­es de la salle d’exposition.

La fête et le sérieux

Dans cette par­en­thèse éblouis­sante que con­stitue l’aventure « parvisi­enne », l’esprit de sérieux n’étouffera jamais le sens de la fête. Folles nuits cubaines – le Cuba de l’époque, du moins la per­cep­tion que nous en avions, expri­mait assez bien la syn­thèse de l’un et de l’autre. Fies­tas à répéti­tion qui voient tou­jours l’aube se lever sur La Brique. Rire et grav­ité ont tou­jours cohab­ité. Marc Liebens, fig­ure du (jeune) père tutélaire, prom­enant un regard à la fois com­plice et exigeant sur cette curieuse assem­blée.

Des acteurs plus directe­ment impliqués dans le cœur de l’action – je n’en étais, tout compte fait, qu’un spec­ta­teur engagé – auraient cer­taine­ment priv­ilégié d’autres sou­venirs, sans doute plus sig­ni­fi­cat­ifs du sens et de la portée de l’expérience, de sa richesse et de ses lim­ites. Mais peu importe finale­ment, puisque mon con­trat était pure­ment impres­sion­niste, et que ces lignes ne devaient ren­dre compte que d’une remé­mora­tion sub­jec­tive d’un cer­tain air du temps qui avait pris ses quartiers dans un lieu improb­a­ble.

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Écrit par Hugues Le Paige
Hugues Le Paige est jour­nal­iste, doc­u­men­tariste et essay­iste. Il a tra­vail­lé plus de trente ans à la RTBF,...Plus d'info
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