La tension ambivalente

Réflexion
Cabaret

La tension ambivalente

Le 11 Jan 2007
Claude Degliameaux
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Claude Degliameaux
Claude Degliameaux
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 92 ) Le corps travesti
92

Le sauvage et le baby témoignent, par leur aspi­ra­tion naïve vers le bril­lant, vers le plumage bar­i­olé, les étoffes cha­toy­antes, vers la majesté superla­tive des formes arti­fi­cielles, de leur dégoût pour le réel, et prou­vent ain­si, à leur insu, l’immatérialité de leur âme.

Baude­laire, ÉLOGE DU MAQUILLAGE

DES TALONS AIGUILLES de vingt cen­timètres, une robe ser­tie de strass et de four­rures col­orées, des cils et des ongles démesurés, une série de rouges à lèvres flu­o­res­cents, des seins en latex, une per­ruque abon­dante, dans les loges des trav­es­tis de cabaret tout sem­ble con­tribuer à con­cevoir une femme prête à endoss­er une archéolo­gie de la féminité dans une excen­tric­ité assumée. La per­for­mance com­mence ici, ces tables et ces cin­tres encom­brés sug­gèrent déjà la con­struc­tion minu­tieuse d’une con­tre­façon. Qu’il se réfère aux mythes de la féminité, de la blonde per­ox­y­dée à la diva d’opéra, ou qu’il œuvre à la con­fu­sion des gen­res en une fig­ure plus floue, le trav­es­ti de cabaret ou de bar sem­ble sur­git de nulle part. La tra­di­tion du trav­es­tisse­ment à été con­servée dans ces cabarets dits « spé­cial­isés », lieux de souil­lure pour cer­tains, de lib­erté et d’invention pour d’autres, sans doute le vivi­er léger et dynamisant des cita­tions du théâtre d’aujourd’hui. Ces emprunts réguliers du théâtre au cabaret sont-ils motivés par la volon­té de par­ler à un plus large pub­lic ? Se lim­i­tent-ils à une référence au music-hall ou s’agit-il d’affirmer la per­ma­nence d’un esprit de sub­ver­sion qui aurait quit­té nos scènes ?

Le numéro de cabaret trav­es­ti est, dans une de ses formes les plus répan­dues, guidé par le morceau choisi, la chan­son ou l’air d’opéra culte que le trav­es­ti rejoue en play-back. Les lèvres trem­blantes d’émotion suiv­ent out­ran­cière­ment les paroles de la chan­son et les gestes qui soulig­nent chaque phrase sur-jouent la nos­tal­gie de l’icône représen­tée. Qu’il s’agisse de Mar­i­lyn ou de La Callas, quand il s’affronte aux mythes, la démarche du trav­es­ti de cabaret est à la fois mimé­tique et par­o­dique. Dans son désir de ressus­citer la star devant nos yeux, il incar­ne surtout le sou­venir arché­typ­al de l’icône, adopte les pos­es que l’imaginaire com­mun s’est empressé de figer, se fie aux apparences en les exal­tant.

Si notre regard est sol­lic­ité par la per­for­mance, s’agit-il pour le trav­es­ti de cabaret de se fon­dre à son mod­èle avec l’objectif d’être plus vrai que nature ou de rester dans l’entre-deux, la ten­sion ambiva­lente du trans­formisme ? Guidés par une pul­sion réal­iste, les trav­es­tis de cabaret visent sou­vent la per­fec­tion, ne ménageant pas les effets de lumière, ressus­ci­tant devant nos yeux une Jane Mans­field explo­sive ou une Édith Piaf en souf­france. Cepen­dant, si le pub­lic salue la capac­ité de l’artiste à se con­fon­dre avec le mod­èle, la dis­tance par­o­dique est tou­jours là, dans la per­for­mance plas­tique et le maniérisme sus­cité par un play-back artic­ulé qui rap­pelle l’expressionnisme du ciné­ma muet.

Les signes de la mas­culin­ité s’immiscent à tra­vers la mus­cu­la­ture d’une cuisse ou l’avant-bras d’une main gan­tée qui jurent avec le galbe pour­tant irréprochable des hanch­es. Dans ses mul­ti­ples décli­naisons, le trav­es­ti peut aus­si chanter avec une voix volon­taire­ment mas­cu­line — grinçante et nasil­larde — qui n’est pas sans rap­pel­er la tra­di­tion cor­ro­sive du cabaret berli­nois. Nous reste l’accord tacite qui nous fait jouer le jeu, cet hori­zon d’attente du spec­ta­teur qui ne veut pas choisir entre la pra­tique cod­i­fiée, la référence par­o­dique au music-hall et sa volon­té de croire à la méta­mor­phose.

Dans cer­tains cabarets, la dis­tance est affir­mée d’emblée par les réac­tions et les applaud­isse­ments des spec­ta­teurs qui por­tent la per­for­mance du trav­es­ti, la per­turbent ou l’incitent à accentuer cette rhé­torique du corps. Le trav­es­ti est quelqu’un que la salle encour­age et qui en rajoute. Résidu des pro­ces­sions car­nava­lesques, comme pour s’intégrer à la par­o­die dans un esprit de fête partagée, les habitués n’hésitent pas à s’approcher de la scène. Un regard enten­du, une pose las­cive déclenchent des encour­age­ments ou des rumeurs. Porté par un parterre de fidèles, le trav­es­ti tient compte de ces réac­tions et force le trait par une suc­ces­sion de pos­es, une émo­tiv­ité en cliché où le trag­ique serait déposé dans un frémisse­ment de lèvres ou l’ascension d’un geste maniérée qui vient recoif­fer une mèche rebelle. La con­trainte mimé­tique s’accommode là du con­ven­tion­nel.

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Serge Saada
Auteur et essayiste, Serge Saada enseigne le théâtre et la médiation culturelle à l’université Paris...Plus d'info
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