Celui qui rend l’autre désertique devient lui-même un désert
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Celui qui rend l’autre désertique devient lui-même un désert

Le 11 Nov 2007
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 94-95 - Lars Norén
94 – 95
Article fraîchement numérisée
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Soit ACTE, la pièce de Lars Norén (L’Arche, 2003). Nous sommes presque à la fin, quand le per­son­nage mas­culin dit : « Je crois que Dieu est en moi en ce moment. Je crois que Dieu par­le à tra­vers moi en cet instant quand j’accomplis ma dure mis­sion. En Dieu je n’ai aucune lib­erté. Celui qui croit en Dieu ne peut faire que ce qui est bien et juste. C’est pour cela que nous ne douterons pas et que nous ne serons pas dévorés par les scrupules. » Celui qui par­le s’appelle Mikaël Gott, un nom qui dit bien ce qu’il veut dire. Quand il s’agit de désign­er la réplique de son per­son­nage, l’auteur met pour­tant un sim­ple « G » comme s’il voulait lui don­ner quelque chose de moins pesant mais aus­si de moins indi­vidu­el, désign­er en lui une dimen­sion plus neu­tre, plus générale, qui excède l’identité sin­gulière.

« G » dit qu’il croit en Dieu et que cela ne lui donne aucune lib­erté. « G » est pour ain­si dire pris­on­nier de Dieu. C’est un pris­on­nier heureux, il occupe une prison qui le ras­sure, une prison où les fron­tières du bien et du mal sont mar­quées, affichées, évi­dentes. Évidem­ment, « G » ne dit pas, ne pense pas, n’imagine pas une sec­onde qu’il est en prison. Il vit sa prison comme une lib­erté. Il vit dans la mécon­nais­sance de ce qui le fait vivre. Néan­moins, ce qui est refoulé, non-vu, ne l’est jamais com­plète­ment. Çà et là, quelque chose remue qui sig­nale que tout n’est pas pour le mieux dans le meilleur des mon­des. Et la façon dont Lars Norén conçoit le per­son­nage nous le fait savoir.

« G » est un médecin qui tra­vaille dans un cadre judi­ci­aire. Au début de la pièce, il se tient silen­cieux face à une femme désignée par la let­tre « M ». Qu’attendent-ils l’un et l’autre ? La femme est une ter­ror­iste incar­cérée depuis de nom­breuses années, elle est chez ce médecin pour une aus­cul­ta­tion de con­trôle. Que faut-il con­trôler ? Sans doute l’état de san­té de la détenue. On peut en infér­er que cette « patiente » est recluse dans des con­di­tions spé­ciales, par­ti­c­ulières. Un détenu poli­tique est infin­i­ment plus dan­gereux qu’un détenu de droit com­mun. La faute de droit com­mun ne men­ace pas la loi. L’acte ter­ror­iste oui. L’acte ter­ror­iste n’est pas un accroc à la loi, mais sa néga­tion. À ce crime exem­plaire, il faut une puni­tion exem­plaire : une destruc­tion lente qui désagrège l’individu sous le cou­vert d’un enfer­me­ment démoc­ra­tique. Bref, il faut pra­ti­quer un usage de la démoc­ra­tie que la démoc­ra­tie devrait réprou­ver si elle était totale­ment la démoc­ra­tie. On n’en est hélas pas là. Le ter­ror­isme et la répres­sion dont il s’agit n’ont pour­tant rien à voir avec Guan­tanamo.

L’action de la pièce se passe en 1992. L’emprisonnement dont il s’agit remonte à un acte com­mis près de vingt ans plus tôt. Le ter­ror­isme dont il est ques­tion s’est man­i­festé en Alle­magne, c’est le ter­ror­isme de la bande à Baad­er et Mein­hof, le ter­ror­isme de la Rote Armee Frak­tion, que l’État alle­mand a com­bat­tu avec des méth­odes « démoc­ra­tiques » de pri­va­tion sensorielle:cellules blanch­es, allumées jour et nuit, entrav­es au som­meil, etc. La pièce y fait allu­sion : « M : Nuit et jour. Année après année. Tou­jours. Elle éclaire toujours.Elle ne s’éteint jamais. Il ne fait jamais noir. Jamais. Il y a tou­jours de la lumière. Tout le temps. Vous com­prenez ? » Et plus loin : « M : Il n’y a pas de sons ici. Pas de sons. Pas du tout de sons. Je voulais enten­dre des sons. » Et « G » sera plus explicite encore sur les effets d’une déten­tion dans pareilles cir­con­stances : « G : Il est aux chiottes pour le moment. On appelle ça les chiottes parce qu’on y place les per­son­nes telle­ment trau­ma­tisées par leur sit­u­a­tion en isole­ment total qu’elles ne peu­vent même plus retenir leurs excré­ments. Elles ont com­plète­ment per­du le con­trôle de leurs fonc­tions physiques et psy­chiques. »

« M » s’est peut-être engagée dans une grève de la faim (ou de la fin). En tout cas, elle ne s’alimente plus depuis cinq jours. Elle reste offen­sive néan­moins, provo­cante, per­son­nelle­ment et poli­tique­ment. « Pensez-vous que je suis jolie » dit-elle, comme pour installer avec le médecin un rap­port qui par­o­die l’expertise, mais qui en fait en brise le mou­ve­ment et la pré­ten­due objec­tiv­ité. Et aus­si : « Avez-vous été là-bas (à Auschwitz) […] Pen­siez-vous que c’était pro­pre et bien […] assez bien organ­isé dans l’ensemble […] compte tenu des cir­con­stances ? » Elle pose aus­si au médecin des ques­tions per­son­nelles. « Qui êtes-vous ? », demande « M » à « G » à la pre­mière page, et « G », qui s’est déjà présen­té comme médecin, répète les mots « médecin », « doc­teur en médecine », « diplômé ». « M » com­prend toute­fois immé­di­ate­ment que ce n’est pas la réponse à la ques­tion posée. Ou plutôt que, au qui êtes-vous, « G » répond par la nom­i­na­tion à plusieurs repris­es de sa fonc­tion. On attendait un homme, on a une fonc­tion. « G » n’est pas seule­ment pris­on­nier de Dieu, il l’est aus­si de sa fonc­tion.

Du fond de son état de délabre­ment physique et psy­chique, « M » va fonc­tion­ner comme analy­seur de cette fonc­tion. Sous la maîtrise de l’expert, elle va faire appa­raître le grouille­ment du trou­ble. Elle va faire voir que l’ordre n’est l’ordre qu’à la con­di­tion d’enfouir le désor­dre, de le refouler au-delà d’une ligne de vis­i­bil­ité. Après avoir cité le nom d’Auschwitz, « M » dit du médecin qu’il ne lui manque que l’uniforme, puis inter­ro­geant le médecin sur son père, elle fait claire­ment appa­raître la fonc­tion médi­cale comme une fonc­tion de mort et non de vie. « Je n’ai pas demandé quand il était mort (dit « M », par­lant du père médecin de « G » ). J’ai demandé où ses patients étaient morts (sous-enten­dant qu’ils sont morts dans un camp). »

« M » est une tra­duc­trice en somme, elle ramène l’apparente inno­cence du lan­gage d’expertise à des enjeux infin­i­ment plus trou­bles. Elle fait enten­dre un ter­ri­ble non-dit sous les apparences d’un dit inof­fen­sif. À ses pro­pres yeux, le médecin n’est qu’un hon­nête démoc­rate qui se tient à dis­tance du nazisme, qui récuse cette idéolo­gie. « C’est un devoir moral de s’informer de leur tra­vail et du prix qu’ils y attachaient », dit « M » à « G », par­lant du tra­vail du père de ce dernier, et lui glis­sant du même coup une savon­nette sous le pied. Et « G » reprend la balle au bond : « Évidem­ment. En général. Tout à fait. C’est aus­si mon avis. Nous devons tir­er des leçons de l’histoire, du passé. Si nous ne savons rien sur notre passé, nous avançons for­cé­ment à l’aveuglette. C’est évi­dent. Per­son­nelle­ment, je n’ai pas eu la pos­si­bil­ité d’approfondir le passé autant que je l’aurais souhaité, ma for­ma­tion en médecine et une vie de famille avec deux enfants à édu­quer, et ce genre de chose ont pris tout mon temps en somme. Le temps manque tout sim­ple­ment. »

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Écrit par Jean-Marie Piemme
Jean-Marie Piemme écrit pour le théâtre depuis 1986. Ses deux dernières pièces L’INSTANT et UNE PLUME EST UNE...Plus d'info
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