Initiation au Système
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Initiation au Système

Le 24 Nov 2007
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 94-95 - Lars Norén
94 – 95
Article fraîchement numérisée
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Falk Richter met en scène sa pièce Sous la Glace

Une longue table noire, bril­lante, qui occupe toute la largeur de la scène. Trois micros, des chais­es, et à l’arrière-plan, la démul­ti­pli­ca­tion d’une atmo­sphère de bureau : sur l’image pro­jetée, qui paraît haute comme un immeu­ble, des vit­res d’une façade de bureaux ; on devine les ombres abstraites de tables inoc­cupées, une fois la journée de tra­vail ter­minée. Au pre­mier plan pren­nent place deux jeunes hommes et un plus âgé, seules sont dif­férentes les rayures de leur chemise et la couleur de leur cra­vate. Le cos­tume est leur uni­forme. La scène est plongée dans une froide lumière bleutée, un bour­don­nement crois­sant, puis les bat­te­ments d’un cœur don­nent le ton. Paul Nie­mand ( Paul « Per­son­ne » ) par­le : Paul Nie­mand a passé la quar­an­taine. C’est main­tenant son enfance qui refait sur­face. Et pour­tant Paul Nie­mand est quelqu’un qui est tourné vers l’avenir.En pro­posant à la Schaubühne de Berlin, en 2003- 2004, un cycle de mis­es en scène inti­t­ulé Das Sys­tem, Falk Richter, auteur et met­teur en scène, n’envisageait rien moins qu’une vaste descrip­tion des struc­tures de la société post-indus­trielle et des rap­ports de pou­voir qu’elles entre­ti­en­nent entre elles1. Il s’agissait de cern­er ce que les politi­ciens appelaient, après le 11 sep­tem­bre 2001, our way of liv­ing : un mode de vie qu’il fal­lait, selon George Bush, défendre con­tre l’Irak avec les moyens de la guerre. Une devise par laque­lle le Chance­li­er de l’époque, Ger­hard Schrôder, jus­ti­fi­ait l’envoi de sol­dats alle­mands en Afghanistan : notre « manière de vivre » devait être pro­tégée face à l’Orient. Mais qui définit ce « nous » col­lec­tif, qui définit ce qu’il y a de com­mun à tous dans un mode de vie dont la défense jus­ti­fie tous les moyens ? Quelle forme d’existence déter­mine ain­si une pen­sée dom­i­nante, dis­cern­able aujourd’hui dans une sorte de dur­cisse­ment affir­matif des sociétés occi­den­tales ? Dans le con­texte de la poli­tique inter­na­tionale depuis 2001, l’orientation dans une telle analyse de la société est redéfinie. Le pro­jet de recherche que Falk Richter développe au sein du théâtre par le biais de travaux divers, de textes dont il est l’auteur mais aus­si de mis­es en scène d’autres auteurs, reflète cette redéf­i­ni­tion : l’accent est mis sur les médias, l’économie, la ter­reur et la guerre2. Et ceci dans la posi­tion d’un obser­va­teur con­scient dès le départ qu’il est par­tie prenante de cette société de con­som­ma­tion — et dans le cas de Richter du sys­tème glob­al du fonc­tion­nement théâ­tral. La con­séquence ? La fail­lite déclarée d’une déf­i­ni­tion claire des posi­tion­nements. Une méfi­ance fon­da­men­tale vis-à-vis des expli­ca­tions idéologiques et des con­vic­tions d’ordre poli­tique3. Une impli­ca­tion com­plexe dans les struc­tures de pou­voir et les groupes d’intérêts, conçus comme un sys­tème à l’intérieur duquel cha­cun se meut avec des argu­ments recev­ables et en pleine con­science de sa pro­pre rel­a­tiv­ité. Il ne peut donc s’agir, dans la série d’expérimentations théâ­trales dévelop­pée par Falk Richter, de représen­ta­tions claires de « l’ennemi ». Mais com­ment la ten­ta­tive d’une analyse glob­ale du sys­tème peut-elle se racon­ter sur la scène ? Pourquoi le théâtre, là où la cul­ture occi­den­tale de l’écriture et de la lec­ture utilise tra­di­tion­nelle­ment l’essai ? Paul Nie­mand est con­sul­tant. Sa vie toute entière est vouée à l’entreprise, à la réus­site, au pro­grès tel que le définit l’économie cap­i­tal­iste. Il a été celui qui ratio­nalise et qui struc­ture, pour qui le remède uni­versel était le fil­trage des forces dites impro­duc­tives, arrivées au terme de leur développe­ment. Main­tenant, tout comme le lourd corps du comé­di­en Thomas Thieme est assis der­rière la grande table, Nie­mand n’est plus celui qui résout les crises. La crise l’a rat­trapé car il sent que ses forces l’abandonnent. Ceux qui vont lui suc­céder atten­dent déjà devant la porte, il aura bien­tôt joué son dernier atout, celui de l’expérience. Paul Nie­mand le sait. Con­for­mé­ment à la logique de sa pro­fes­sion et de sa vie, il va être sup­primé, car il n’est plus en mesure de devancer les jeunes loups. Au début, un mono­logue donc : car le con­sul­tant Paul Nie­mand con­naît la soli­tude comme une des don­nées fon­da­men­tales de son milieu. Le tra­vail rem­place la famille, le mérite, par manque de temps libre, demeure un plaisir abstrait, les hôtels rem­pla­cent le chez-soi. Et l’individualiste Paul Nie­mand ne perçoit la réal­ité de sa pro­pre exis­tence que lorsqu’il entend son nom que l’on appelle à l’aéroport, tan­dis qu’il fait atten­dre les autres pas­sagers à l’embarquement. Avec les crises de panique, ce sont aus­si les sou­venirs d’enfance qui le rat­trapent : son père, qui régule la cir­cu­la­tion des avions sur le tar­mac, perd tout sens de l’orientation, indique de mau­vais­es direc­tions, et sa pro­pre défail­lance con­duit à la cat­a­stro­phe. Ici dis­parais­sent déjà dans le texte de Richter les niveaux dis­tincts de la réal­ité et de la per­cep­tion para­noïde, du sou­venir et du sym­bol­isme cauchemardesque. Dès le départ, le froid domine aus­si l’imagination de Paul Nie­mand : la neige, la glace, le gel, l’engourdissement, sont les motifs récur­rents des visions apoc­a­lyp­tiques par lesquelles se man­i­fes­tent ses peurs. Dans l’image d’un chat que l’on a tué, figé dans la glace au moment de son ago­nie, cul­mine le tableau d’une péri­ode glaciaire. Thomas Thieme, un des grands comé­di­ens du théâtre alle­mand, bouge très peu, comme tou­jours. Son drame se joue dans une voix qui évoque non seule­ment chutes et ten­ta­tives de repar­tir mais, par son rythme effréné, trahit aus­si la perte de con­trôle de l’exécutant insen­si­ble. À peine ce mono­logue intérieur a‑t-il dévelop­pé une dynamique pro­pre que sur­git la réal­ité — celle des con­sul­tants en tout cas — avec son pro­pre langage.Les jeunes pren­nent la parole avec les mots d’ordre qui définis­sent leur vie. Ils font irrup­tion dans le monde intérieur du vieil homme, por­teurs d’une langue exempte de tout sen­ti­ment.

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Écrit par Barbara Engelhardt
Bar­bara Engel­hardt est cri­tique de théâtre et éditrice. Après avoir dirigé la revue The­ater der Zeit à Berlin,...Plus d'info
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